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    07/09/2014

    « Pendant 10 ans, j’ai filmé avec mes yeux dans un hôpital »

    Avec Hippocrate, le réalisateur Thomas Lilti fait son anti-Dr House

    Par Robin D'Angelo

    Avant de se mettre au cinéma, le réalisateur Thomas Lilti a passé 10 ans en fac de médecine et a exercé comme généraliste. Erreur médicale, fin de vie, galère des médecins étrangers : dans son film Hippocrate, il exorcise ses années d’internat.

    Au deuxième étage de son triplex, à deux pas du métro Poissonnière à Paris, Thomas Lilti rigole de sa blaguounette : « Je vais devenir le Olivier Marchal du film médical ! » Son deuxième film Hippocrate, est sorti le 3 septembre en salle, et il pense déjà au troisième, qui aura pour héros un médecin de campagne.

    Parallèlement à son métier de réalisateur, Thomas Lilti exerce encore comme médecin généraliste, à raison de quelques remplacements sporadiques.Son dernier long-métrage, Hippocrate, est autobiographique. Le pitch : l’histoire d’un interne qui va perdre son innocence, confronté à la dure réalité de l’hôpital. Thomas Lilti, 38 ans, a d’ailleurs des airs d’éternel étudiant avec son visage juvénile. Sur la table de sa cuisine, une boite de Kinder Maxi. Dans son salon, les manettes de sa Playstation sont éparpillées.

    C’est bien vu pour un médecin d’avoir une autre activité professionnelle, qui plus est artistique ?

    Non. Pendant très longtemps je le cachais, et les médecins que je remplaçais ne le savaient pas. Aujourd’hui, ça ne pose plus de problème puisque ma vie en tant que scénariste et réalisateur est installée. Mais je n’en parle jamais aux patients. Et ça n’est jamais arrivé que l’un d’eux fasse le lien.

    Et dans le milieu du cinéma ?

    Ah, c’est très bien vu. Au début de ma carrière, je disais toujours que j’étais médecin. Ça rassure les producteurs qui se disent “ça doit être un type sérieux, avec une grosse capacité de travail.”

    Comment l’idée est née d’écrire et de réaliser Hippocrate ?

    J’avais fait un 1er film qui était très noir, très loin de ma vie, de ce que j’étais. J’ai eu envie de me rapprocher de thématiques plus personnelles. Il fallait que je raconte ces 10 ans d’hôpital, que j’avais filmé, avec mes yeux, sans le savoir. C’est tellement énorme dans ma vie. J’ai commencé mes études à 17 ans. Je les ai terminées à 28 ans. Peut-être, les 10 années les plus fondatrices chez un jeune homme. Je ne peux pas ne pas parler de ça, j’ai vu trop de choses à la fois drôles, émouvantes, importantes… Ce qui était compliqué, c’était de savoir comment les raconter. Comment être dans le documentaire et le réalisme mais qu’il y a ait assez de romanesque pour que ça concerne tout le monde ? Que ça dépasse le cadre de l’hôpital ? C’est ce que j’espère avoir réussi : l’hôpital français raconte énormément sur la France, sur sa politique, sur la population qui vient se faire soigner. Camus disait qu’une société se juge à l’état de ses prisons. C’est pareil pour les hôpitaux.

    Comme Benjamin, avez-vous eu l’impression de perdre votre innocence lors de votre internat ?

    Complétement. Mais j’ai pris conscience des traumatismes de ce parcours initiatique très tardivement. A 30 ans, j’ai compris que j’avais vécu des choses que je n’avais pas digérées et qui expliquaient peut-être pourquoi je m’étais éloigné de la médecine et pas investi à 100 pour 100.

    Comme quoi ?

    L’erreur médicale. Clairement. Alors ce n’est pas la même erreur que celle racontée dans le film. C’en est une autre. Plus complexe. Plus enfouie dans des non-dits. D’ailleurs, même moi, je ne sais pas à quel point c’est moi qui ait fait l’erreur. Mais il y a un truc sur lequel j’ai le sentiment de ne pas avoir assuré. C’est tout une chaîne où on est plusieurs éléments à ne pas avoir totalement fait ce qu’on aurait dû faire. Et qui aboutit à une catastrophe. Dans ces cas-là, le secret médical sert au médecin pour essayer de cacher les choses, de se protéger de la hiérarchie. Sur le coup, on a une telle impunité… Qui est très culpabilisante. Et à un moment donné, tu es rattrapé par ce qui s’est passé. Moi ça m’a rattrapé, de façon très insidieuse.

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    Thomas devant sa plantation / Crédits : Benjamin Barda

    Ça vous est facile de raconter sur écran des choses si intimes ?

    Déjà, je me cache derrière le personnage interprété par Vincent Lacoste qui est très loin de celui que j’étais. Il est relativement pleutre. Il est beaucoup plus dans le doute que moi je ne l’ai été. En tout cas, un doute visible. Moi, c’était beaucoup plus masqué. C’est une sorte de mélange entre un fantasme, ce que j’ai été réellement, et Vincent Lacoste.

    Vous avez mis en scène des moments de votre vraie vie d’interne ? Un peu comme une reconstitution ?

    Oui. Des moments de vie entre internes comme la scène de la fête. Ou la solitude quand on rejoint sa chambre à l’hôpital, les clopes fumées la nuit entre deux patients à l’extérieur, le staff avec toutes les infirmières et les médecins qui se prennent la tête… Ce n’est pas du mot pour mot mais c’est proche de ce que j’ai vécu.

    Le personnage du nouveau boss de l’hôpital qui a été débauché chez Amazon, c’est aussi une histoire vraie ?

    Il y a quelques années, ils avaient embauché une fille qui venait de chez Danone pour redresser l’assistance publique des hôpitaux de Paris. Ça m’avait marqué. A un moment donné, il y a eu une politique du service public qui consistait à débaucher des gens du privé en se disant : “on va gérer l’hôpital public avec les méthodes de l’entreprise”. Et ç’a été un échec total.

    Hippocrate est un film politique ?

    Il y a bien sûr une dimension politique, lorsqu’on aborde les dysfonctionnements d’ordre technique mais surtout d’ordre éthique. Qu’est-ce qu’on doit faire des personnes âgées à l’hôpital ? Qu’est-ce qu’on doit faire face à l’erreur médicale ? Est-ce que le secret médical n’est pas là pour couvrir les médecins plus que les patients ? Mais je n’ai jamais construit mon film comme un pamphlet. C’est en le construisant que je me suis rendu compte que je prenais parti. Puis, ce qui m’intéresse, c’est qu’être médecin, c’est peut-être un travail d’équipe mais c’est d’abord très individuel. On a beau avoir des infirmières, des chefs, on se retrouve très seul vis-à-vis des patients. Mais ce qui peut te sauveur c’est le collectif. C’est ça la fin du film.

    Thomas Lilti, ze story


    • 1978 : Naissance
    • 1994 – 2004 : Études de médecine
    • 2004 : Anime une chronique dans l’émission Les Maternelles sur France 5
    • 2007 : Premier long-métrage Les yeux bandés
    • 2009 – 2011 : Scénariste pour la télé et cinéma
    • 2014 : Sortie de son 2e long-métrage Hippocrate

    Dans votre film, l’individu – qu’il soit patient ou médecin – se confronte à la machine de l’hôpital…

    C’est inhérent au système social. Il y a des règles et c’est très difficile quand quelqu’un sort du chemin pour la bonne cause. Il peut avoir raison mais la remise en cause du système est très compliquée. Il y a des gardiens du temple. Et la hiérarchie hospitalière est extrêmement rigide.

    C’est la question qui se pose avec le personnage de Mme Richard, une patiente mourante que les docs envoient en rééducation plutôt qu’en soin palliatif

    Quand est-ce qu’on doit être dans le palliatif ? Ce sont des sujets omniprésents dans les services internes. On ne sait pas où mettre ces patients et on les garde à l’hôpital, ce qui pose des tas de problèmes administratifs. Il y a le personnage de Vincent qui ne sait pas comment gérer ça. Le personnage d’Abdel qui a une vision très humaniste mais simpliste : pour lui, une patiente souffre, on ne peut pas la guérir alors le seul objectif c’est de la soulager. Le Dr De Normandy, elle, a une vision plus globale : on ne peut pas garder cette dame plusieurs semaines à l’hôpital. Ça coute très cher. C’est ce que je veux raconter. Chacun a ses raisons à l’hôpital. Mais au final le Dr De Normandy va faire un choix…

    C’est là où vous, en tant que scénariste, tranchez vers l’individu plutôt que le système

    Clairement, je fais un choix…

    La question des internes étrangers est au cœur du film. Vous avez été marqué par des rencontres ?

    Ce dont j’ai pris très vite conscience, c’est qu’en dehors des bouquins et des cours, j’ai appris la médecine grâce aux médecins étrangers. 30 pour 100 des médecins dans les hôpitaux sont étrangers. Ça monte à 50 pour 100 dans les services d’urgence des hôpitaux universitaires. Qui fait les gardes ? Avec qui on dîne le soir en salle de garde ? Et quand il faut appeler un cardiologue en urgence ? Toujours des médecins étrangers. Ils m’ont appris la médecine de façon très concrète : des gestes, des protocoles… Et ils m’ont appris la médecine humainement. Quand on est tout jeune et seul, avec l’angoisse de la nuit et 100 lits à gérer – c’est ce que j’ai vécu – heureusement qu’il y a un médecin étranger dans les parages.

    C’est dans une démarche de sensibilisation du grand public que vous abordez ces questions ?

    Attention à la marche

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    Pas du tout. C’est par plaisir de raconter une histoire avec des personnages vrais et habités par des dilemmes. J’ai pris conscience au fur et à mesure de la fabrication du film que ces thématiques étaient méconnues du grand public. Alors que tout le monde connait l’hôpital.

    Il y a des cinéastes, dans cette veine sociale, qui vous inspirent ?

    Je suis un grand admirateur de Ken Loach. Il m’a beaucoup influencé pour toutes les scènes de groupe notamment. Des scènes très sociales où beaucoup de gens parlent, où on échange des idées. On a l’impression d‘être dans du documentaire alors que la fiction est présente, que l’intrigue progresse.

    Hippocrate, c’est l’anti-Docteur House ?

    La grande complexité était de ne pas redigérer des codes de la série hospitalière. Comment, en tant que réalisateur, réussir à représenter l’hôpital tel que je le connais en faisant abstraction de l’image collective, complètement fantasmée, que tout le monde en a à travers les séries TV ? Scrubs est souvent cité en référence pour Hippocrate. Je ne sais même pas ce que c’est et je n’ai même pas eu la curiosité d’aller voir à quoi ça ressemble. Ça me fait trop peur que ce que j’ai fait puisse ressembler à Scrubs !

    Comment on prépare des acteurs à jouer des médecins, à effectuer les bons gestes notamment, dans ce souci de réalisme ?


    Trailer En salle depuis le 3 septembre

    J’ai beaucoup coaché Reda et Vincent, aidé de deux vraies infirmières. Elles étaient tellement bonnes coachs qu’elles sont devenues des actrices du film. J’étais aussi là pour leur apprendre à parler à un patient. Cette façon de parler un peu plus fort, un peu plus lentement, de détacher les mots, qui est presque un tic chez les médecins. On a aussi passé une journée dans un vrai hôpital où Reda et Vincent sont venus en blouse blanche. Ils ne l’oublieront jamais. Il y a avait une personne âgée dans une problématique d’accompagnement de fin de vie – même moi j’étais marqué alors que je connais ça par cœur. C’était violent. 5 minutes avant ils voyaient les internes en train de déconner ! Et ils se sont dit, “en fait ce ne sont pas des surhommes mais justes des jeunes types comme nous”.

    Est-ce qu’on a toujours envie d’exercer une fois qu’on est allé à Cannes pour présenter ses films ?

    Ça n’a pas changé ma façon de voir les choses. Ma vie est toujours aménagée pour que les deux activités soient possibles. Pendant un an en 2004, je tenais une chronique médicale dans l’émission les Maternelles. Je ne me suis jamais projeté comme médecin généraliste à temps plein. Ça ne me suffisait pas. Mais c’est vrai que ce n’est pas simple…

    Vous avez fait médecine par passion ou parce que vos parents vous ont forcé ?

    Après mon bac j’ai eu envie de faire du cinéma. Mais il fallait aller à la fac avant de tenter un concours comme la Femis. Ça a un peu perturbé mes parents qui avaient envie que j’aille dans une filière un peu classique, rassurante. J’étais jeune, je n’avais pas la capacité de m’opposer à cette volonté parentale. Je me suis retrouvé à faire médecine parce que mon père est médecin. Je me suis dit : “je fais ma P1, ça va les rassurer”, pour m’acheter une sorte de tranquillité. Comme j’ai eu le concours et qu’à partir de la 2e année, ça roule, je suis allé au bout.

    Vous avez mis 6 ans avant refaire un film. C’est dur de faire du cinéma ?

    Quand tu fais un premier film qui ne marche pas, il faut refaire ses preuves. Tu repars de 0, voire en dessous de 0. Trouver des financements… c’est un parcours du combattant. Et ça va être pareil pour le 3e.

    Entre-temps, vous avez bossé sur Cœur Océan, une série jeunesse sur France 2…

    Oui, j’ai écrit des histoires d’amourettes adolescentes sur l’ile de Ré. Ça a été extrêmement formateur. J’ai bien conscience que le résultat est à la hauteur de ce que attend la chaine : du soap pour les 8 – 13 ans.

    Et pourquoi pas une série hospitalière made in France ?

    Je suis certain qu’il y a un truc à faire. J’ai le projet dans un coin de ma tête et j’attends les bonnes personnes avec qui le faire. J’ai été contacté par pas mal de boites de prod’ depuis Hippocrate. Les gens ont senti que ce regard neuf sur l’hôpital peut être un angle pour une série. Mais c’est très difficile de faire une série hospitalière en France. Ça cartonne quand c’est les Américains mais ça ne marche pas quand c’est français.

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