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    14/11/2014

    Ils sont devenus les rois de la blanquette

    La vraie vie des cuisiniers tamouls de Paris

    Par Frantz Durupt , Michela Cuccagna

    Les cuisiniers tamouls « sont des photocopieurs » vantent les patrons, bien contents de cette main d’œuvre pas chère. Les postes se refilent par la « connexion tamoule ». Enquête derrière les fourneaux.

    La tarte tatin sort du four et son auteur en est fier. « Il y a vingt-deux pommes dedans », nous dit-il en vérifiant qu’elle est nickel – et elle l’est. Sans doute qu’il n’en est pas à sa première. Le chef de cuisine du café Le Paris, boulevard Richard-Lenoir, vient de loin. Regan, 32 ans, un petit diamant dans l’oreille gauche, est sri-lankais, plus précisément Tamoul, comme des centaines de plongeurs et cuisiniers dans les restos de Paris.

    Difficile de leur faire évoquer leur vie. L’un d’eux a refusé car « ça pourrait faire parler dans la communauté », très soudée autour du quartier de la Chapelle. Ces quelques rues à deux pas de la gare du Nord sont l’épicentre culturel et économique de la diaspora. Mais prix de l’immobilier oblige, beaucoup vivent en banlieue.

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    Le café Le Paris est géré par un Tamoul et ses compatriotes sont aux fournaux / Crédits : Michela Cuccagna

    Anushan, second de cuisine dans un restaurant « bistronomique » (tarif du steack tartare : 18 €) du Marais, vit à Saint-Ouen avec sa femme et ses deux enfants. Même chose pour Regan et pour Christy, plongeur/cuisinier au Paris. Toute la journée au boulot, ils cuisinent français, mais chez eux, c’est leur femme qui fait les repas, et plutôt du sri-lankais. Anushan détaille le menu de la semaine :

    « En général on mange du curry-poulet avec du riz, et le mardi et le vendredi du curry de légumes, car je suis hindou, et ma religion interdit la viande ces jours-là. »

    Photocopieurs

    Pourquoi autant de Tamouls dans les cuisines de Paris ? Un gérant, qui veut rester anonyme, répond d’abord que ce sont « essentiellement des Sri-Lankais et des Maliens » qui répondent lorsqu’il poste une offre d’emploi. « Souvent, ce sont eux qui viennent au resto pour proposer leurs services. » Mais le gérant leur trouve aussi des qualités propres :

    « Ce sont des photocopieurs. Il suffit de leur montrer ce que l’on veut, et ils le reproduisent avec exactitude. »

    Le boss du café Le Paris, lui-même d’origine sri-lankaise, ne dit pas autre chose. Sangarasivam Suthakaran, français depuis 2008, emploie presque exclusivement d’anciens compatriotes. « Beaucoup de restaurateurs cherchent des Sri-Lankais », explique-t-il, vantant leur motivation :

    « Ils demandent moins et travaillent mieux. Et une fois qu’ils ont fini leur boulot, ils n’attendent pas sans rien faire, ils aident les autres. »

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    Ding ! Un bon petit plat comme chez mamie, prêt en 1mn30 au micro-ondes / Crédits : Michela Cuccagna

    Lui aussi utilise le terme « photocopieur ». Dans les faits, c’est un type qui sait se servir d’un micro-ondes. Au café Le Paris, on vient de commander un rôti de porc. En deux minutes, Regan reproduit sous nos yeux ces gestes qu’il connaît par cœur : découper trois tranches de porc que l’on disposera dans l’assiette. Ajouter trois grosses cuillères d’un gratin de pommes de terre préalablement préparé et stocké dans un Tupperware orange. Placer l’assiette dans un four micro-ondes. Sous ce micro-ondes, un jumeau se charge de réchauffer la sauce au poivre. Une minute trente passée, c’est chaud. Verser la sauce, ajouter quelques feuilles de salade aspergées d’une vinaigrette en bouteille. Et histoire de donner une touche gastro : disperser de la poudre de paprika sur les contours de l’assiette. Déposer le plat près de l’ouverture donnant sur la salle et faire tinter la clochette.

    Tamoule Connexion

    Comme les autres, Regan explique avoir appris « sur le tas ». La cuisine est rarement une vocation. A priori, le destin d’Anushan n’était pas de préparer des cochons de lait au romarin et aux olives à 27 € pour les hipsters du Marais :

    « Dans ma famille, on est menuisiers. »

    Seulement, pour être menuisier en France, il faut des diplômes. Et pour y vivre, il faut tout de suite gagner sa croûte. D’autant que la plupart envoient de l’argent au pays pour « aider la famille qui y est restée », explique Tharshan, de l’Organisation de Réhabilitation Tamoule (ORT), que nous avions déjà rencontré lors de l’organisation des JO tamouls . Et d’ajouter :

    « C’est très difficile de trouver un travail, même avec des papiers »

    Fuyant la guerre civile et ses suites, les Tamouls demandent l’asile, mais « le statut est souvent refusé », assure Tharshan, évoquant « des gens qui attendent depuis 13 ou 17 ans ».

    Le plus simple est donc de trouver un poste en cuisine par le biais de la « connexion tamoule », pour reprendre l’expression d’Anushan. Arrivé en France il y a dix ans, à l’âge de 23 ans, il y a retrouvé un oncle. Après un boulot dans une boutique d’alimentation dans le quartier de La Chapelle, Anushan s’est trouvé un job de plongeur dans un restaurant à Luxembourg. Il a gravi les échelons et changé de boîte, pour se retrouver aujourd’hui second de cuisine.

    Au café Le Paris, le patron explique :

    « Si j’ai besoin de quelqu’un, je demande à un des cuisiniers, qui contacte un de ses proches. »

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    Christy et Regan, les cuistots du Paris, en pleine conversation / Crédits : Michela Cuccagna

    Efficaces et pas chers

    Regan et Christy, les deux cuistots du Le Paris, sont sur le pont depuis sept heures et ne débaucheront pas avant 16 heures. Au total plus de 45 heures par semaine, payées environ 1 500 euros. Les Tamouls « c’est une main d’œuvre pas chère et qui bosse », vante le gérant du « resto bistronomique ». Et ils acceptent d’être ultra-flexibles :

    « Les Français imposent des conditions, or je ne peux pas faire un planning à la carte. »

    Ils acceptent de travailler pour « 4 ou 5 euros de l’heure », explique Tharshan, de l’ORT. Leur méconnaissance du français les bloque dans leur carrière, quand elle ne se retourne pas tout simplement contre eux. Devant un Léon de Bruxelles du quartier Opéra, on rencontre Chakram. Habillé d’un élégant costume violet, ce cuisinier d’origine bangladeshie et délégué CGT raconte une pratique courante pour se débarrasser des employés qui demanderaient de meilleures conditions de travail :

    « Si quelqu’un parle au directeur, comme il ne parle pas bien français, le directeur dit qu’il s’est fait insulter. Ça se fait beaucoup. »

    Des conflits ? Il y en a eu. Stéphane Fustec, de la CGT commerce et services, a suivi en 2004 la lutte de plusieurs cuisiniers (maliens et sri-lankais) contre les frères Costes, propriétaires de plusieurs brasseries parisiennes, dont le café Ruc, situé en face de la Comédie-Française. A l’époque, ils demandaient de meilleures conditions de travail et le droit d’organiser des élections professionnelles pour se représenter. Trente jours de grève et un résultat : une victoire aux prudhommes. Mais dix ans plus tard, « ça n’a pas vraiment évolué ».

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    Christy, l'un des cuistots du Paris / Crédits : Michela Cuccagna

    Ceux que nous avons rencontrés étaient tous en situation régulière. Anushan aura la nationalité française l’année prochaine. Mais beaucoup sont sans-papiers, et les cuisines font parfois l’objet de descentes de police, comme cela a été le cas pour Manivana, 25 ans, qui a comparu récemment devant le tribunal de grande instance du Mesnil-Amelot, après s’être fait pincer lors d’une descente de police dans le restaurant où il travaille.

    Stéphane Fustec le dit :

    « Si tous les sans-papiers se mettaient en grève, il n’y aurait plus de restauration en France. »

    Quelques élus

    Papiers ou pas, la plupart de ces cuisiniers resteront en cuisine. Quelques élus s’en échappent. Sangarasivam Suthakaran, le patron du Paris, a commencé comme ses salariés. Sa méthode pour parvenir, à 45 ans, à diriger ce restaurant ?

    « Je ne parle pas bien français, mais je sais faire le boulot. Je n’ai jamais dit non à un patron. J’ai toujours dit oui, oui, oui. »

    Le résultat : arrivé en Allemagne à 15 ans, en 1984, Sangarasivam Suthakaran y travaille d’abord dans une pizzeria. Puis, en 1988, il rejoint Paris et trouve du travail à La Rotonde, à Montparnasse, sous la direction de Joseph Bouet – « citez son nom », insiste-t-il, car c’est à lui qu’il doit d’être ici. Là, il apprend la cuisine. En 1992, il devient barman. En 1995, il passe responsable de caisse. Puis Joseph Bouet lui confie la responsabilité du café Le Paris en 2000. En 2009, il en devient le gérant, et en 2010, il achète un autre bar, l’Oxyd’Bar, dans le quartier Oberkampf. Et maintenant, « là ça va, tout va bien », dit-il en souriant.

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    Sangarasivam Suthakaran, le patron du café Le Paris / Crédits : Michela Cuccagna

    Sont-ils nombreux, les cas comme lui ? « Il y en a pas mal [des Sri-Lankais] qui deviennent patrons », affirme-t-il, citant en exemple le responsable du café Cuba Compagnie, installé à deux coins de rue. Regan, l’un de ses employés, se verrait bien passer un jour aux commandes d’un établissement. Christy lui, n’ose pas vraiment y penser. Le chemin à parcourir semble trop long au plongeur-cuisinier de 38 ans. En attendant, ils ont un bœuf bourguignon, dont une marmite à moitié pleine mijote encore, à servir.

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