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    09/06/2015

    En Turquie, 80 députés kurdes entrent au Parlement

    Jour de teuf au Kurdistan

    Par Sarah Lefèvre

    80 députés, 13,1% des voix : le parti kurde HDP est l'invité surprise des dernières élections en Turquie. A Diyarbakir, la principale ville kurde du pays, on a tapé la discute avec 4 électeurs au soir du scrutin.

    Diyarbakir (sud-est de la Turquie) – Les deux mains jointes du drapeau de campagne kurde ont déferlé dimanche soir dans les rues de Diyarbakir, ville du Sud-Est de l’Anatolie. C’est la première fois en Turquie que des députés de la minorité entrent au parlement sous les couleurs de leur parti. Les Kurdes ont fait entendre leurs voix plus que jamais. On en a rencontré 4, alors que l’annonce de la victoire était toute fraîche.

    1 Güzide Diker se souvient des années de répression

    « J’avais peur de cette victoire il y a quelques jours, mais je n’ai jamais été aussi heureuse ! »

    Güzide Diker, mi-Kurde mi-Arménienne de 33 ans, a voté pour le HDP, le parti démocratique des peuples, comme près de 78 % des habitants de Diyarbakir, bastion historique kurde. Pour la première fois dans le pays, le parti kurde entre au parlement avec 13,1% des voix et 80 sièges au parlement. Il ébranle la domination de l’AKP, le parti du tout-puissant président Erdogan, et se pose comme une force politique avec laquelle il faudra compter.

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    Güzide Diker, mi-Kurde mi-Arménienne, est rentrée il y a deux mois au pays. / Crédits : Sarah Lefèvre

    La jeune guide de l’église arménienne Saint-Guiragos de Diyarbakir n’attendait que ça, mais elle ne croit pas au miracle : « La campagne a été très violente. On ne peut toujours pas s’exprimer librement dans ce pays. » Elle évoque les provocations meurtrières subies par le HDP et ses militants ces derniers jours. Le chauffeur de bus du parti a été assassiné le 3 juin à Bingöl, une ville au nord du Kurdistan à majorité kurde. Puis il y a eu l’attentat de vendredi dernier, ces deux bombes qui ont explosé à Diyarbakir, lors du meeting du parti pro-kurde faisant quatre morts et plus de 400 blessés selon les médias turcs.

    « Je crois que je n’ai jamais été vraiment tranquille. Je ne comprends toujours pas pourquoi, à l’heure d’une soi-disant démocratie on ne peut toujours pas vivre ensemble. Les islamistes radicaux sont très présents dans la région et tout le monde sait que le gouvernement les soutient. »

    Elle se souvient des années de répression. Dans les années 90 la police secrète traque les maquisards du PKK à tout prix. Elle n’avait que 11 ans en 1993 quand des membres du GITEM, les services de renseignement de la gendarmerie nationale, se sont invités une nuit entière chez elle. Elle gardait ses frères et sœurs. Ses parents n’étaient pas là. Son oncle, alors membre actif du PKK avait disparu. « La police locale nous traquait sans cesse pour le retrouver. Cette nuit-là, ils m’ont dit que si mes parents ne revenaient pas, ils me livreraient aux militaires de la région. » La famille est alors sommée comme beaucoup d’autres de quitter la ville sans pouvoir y revenir. Elle se réfugie à Malatya, à 300 kilomètres de là : « Même là-bas, on n’a pas arrêté de changer de maison. Dès que les propriétaires découvraient que l’on était Kurdes, ils nous expulsaient. Alors que dans cette ville nous étions en majorité, mais tout le monde se taisaient. »

    Güzide n’a plus aucun rêve. Elle est de retour depuis deux mois seulement à Diyarbakir et elle n’en partira plus.

    2 Salih Cakar, responsable local du parti, déguste le résultat des élections

    « Tous les espoirs des minorités du pays reposent désormais sur nos épaules. »

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    Moustache poivre et sel, barbe de trois jours, Salih prend la pose au local de l'HDP à Hasankeyf, dans le sud du Kurdistan / Crédits : Sarah Lefèvre

    Au bureau du HDP d’Hasankeyf, ville du Sud du Kurdistan à 130 kilomètres de Diyarbakir, Salih Cakar, responsable local du parti, déguste le résultat des élections.

    Selahattin Demirtas, le jeune leader charismatique de 42 ans, a fait campagne au nom du rassemblement de l’ensemble des communautés religieuses et culturelles du pays : des femmes aux homosexuels, des Kurdes aux Arméniens, des alévis aux syriaques. Une provocation selon le Président Recep Tayyip Erdogan, qui dans l’un de ses derniers meetings de campagne a assimilé le parti pro-kurde à un « parti terroriste ».

    Selon Salih, la ville d’Hasankeyf symbolise bien la stratégie politique du président. La commune, tenue par l’AKP, est sur le point d’être engloutie par un barrage dont le projet est soutenu depuis le début par Erdogan lui-même.

    « Il a perpétué la politique du “diviser pour mieux régner : nous serons bientôt séparés du reste des villes de la région par un lac immense. La ville ne reçoit plus d’aide de la part du gouvernement pour améliorer les routes et les installations sanitaires. Le village va bientôt disparaître sous les eaux du Tigre et les habitants, de plus en plus pauvres ici, n’aurons nulle part où aller. Ils n’ont pas les moyens de se reloger ! »

    Grâce à son entrée au parlement, le HDP va recevoir des financements publics de l’État turc, une première dans l’histoire du pays.

    3 Sariye Yazar, 80 ans, a voté pour ses 11 enfants

    « Nous n’existions pas. J’espère que cela va changer ! »

    Sariye a 80 ans et vit à Sanliurfa, dite « Urfa » à quelques dizaines de kilomètres de la frontière syrienne. Elle a quitté son village il y a quelques années pour rejoindre ses enfants venus habiter en ville. Dimanche, l’un des ses fils l’a accompagnée. Elle ne lit pas le turc et ne le parle que très peu.

    « Je voulais être sûre de mettre le bon bulletin dans l’urne. C’était plus important que jamais. »

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    « En tant que femme c’est très dur, dans un pays musulman, de voir ce qui se passe et de ne pouvoir agir. » / Crédits : Sarah Lefèvre

    C’est pour ses 6 filles et 5 fils qu’elle a votée aujourd’hui. « J’espère que mes enfants auront un jour les mêmes droits que les Turcs. Nous sommes des citoyens de seconde zone. Nous ne sommes jamais accueillis de la même façon qu’eux dans les administrations ou les hôpitaux par exemple. »

    Trois de ses fils ont déjà failli mourir dans les prisons pendant la répression. L’un d’entre eux travaillait en tant qu’ouvrier du bâtiment en périphérie d’Urfa. C’était en 1998. « Il était membre du syndicat des travailleurs et se battait pour l’augmentation des salaires. Les militaires l’ont arrêté et l’ont battu pour le faire taire. Parce qu’il était kurde. Ils n’auraient jamais fait ça à un Turc, même syndicaliste ! Il était presque mort quand on l’a retrouvé. »

    « En tant que femme c’est très dur, dans un pays musulman, de voir ce qui se passe et de ne pouvoir agir. » Elle espère que ses filles n’auront bientôt plus à endurer ça.

    4 Murat Niviskar, photographe, rêve de paix

    « La police et la religion n’ont jamais été aussi puissantes qu’aujourd’hui. On apprend l’islam à l’école primaire. »

    Il y a dix ans, Murat a troqué sa boutique d’engins agricoles et abandonné l’Islam pour devenir photographe. Il part alors vivre à Istanbul quelques années puis revient au pays, à Urfa, où il pose ses valises 1 ou 2 mois dans l’année avant de repartir voyager en Irak, en Arménie ou en Iran.

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    Pour Murat Niviskar, « ce n’est que le début » pour le peuple kurde. / Crédits : Sarah Lefèvre

    Ce dimanche 7 juin, quelque chose a définitivement changé selon lui : « J’étais sur un bateau et j’avais l’impression de prendre l’eau. Là, j’ai l’impression que l’on est en train de le réparer. » Il a 36 ans et ses yeux pétillent comme ceux d’un enfant.

    « Avant, les Turcs nous regardaient comme des terroristes. Mais ce qui se passe ici est en train d’être compris par la population de l’Ouest de l’Anatolie. On se rapproche et je pense que la paix est sur le point d’arriver. Parce qu’on ne vit pas en paix. En Turquie, on peut te mettre en prison parce que tu partages une opinion politique dissidente sur Facebook. La Turquie n’est pas un pays libre ! »

    Mais pour la première fois depuis 2002, l’AKP perd la majorité absolue au parlement. Lui qui rêvait d’une réforme de la Constitution pour entériner sa super-présidence va devoir revoir ses ambitions à la baisse et apprendre à faire les yeux doux. Avec 254 députés sur 550, l’égocentrique Erdogan doit désormais trouver des alliés au sein du Parlement. « Tu crois qu’on va en parler en Europe et aux Etats-Unis de ce qui se passe ici ? » Il regrette que l’on ne parle du Kurdistan qu’à travers l’actualité syrienne :

    « Les Kurdes sont les seuls à terre à se battre contre Daesh. Quand Kobané a été attaquée cette année, ils se sont révoltés dans le Sud du pays. Des banques et de nombreuses boutiques ont été brûlées lors d’affrontements. A Diyarbakir notamment, la répression policière a été très forte. Il y a eu des dizaines de morts. »

    Ce combat, la presse occidentale en a parlé. « Celui qui se joue aujourd’hui dans les urnes va continuer. Ce n’est que le début. »

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