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    21/09/2015

    Ils rêvent de passer pro et d'avoir des papiers

    Les migrants du foot s’entraînent à Saint-Denis

    Par Fleur Martinsse , Michela Cuccagna

    La Saint-Denis Academy accueille chaque midi ces migrants qui rêvent de L1. Certains comme Dody ont débarqué en France, victimes d’agents véreux. D’autres sont juste venus à la poursuite d'un rêve. Quelques bénévoles les aident à rebondir et ça marche.

    Saint-Denis, stade Auguste Delaune – Au centre du gazon, quelques dizaines de footballeurs se tiennent immobiles, les paumes relevées vers le ciel ou les mains croisées dans le dos. Ils prient. Il est presque midi, l’entraînement ne va pas tarder à commencer. Au bout du terrain, un jeune homme en survêt’ noir, sac sur l’épaule, arrive vers eux en trottinant. « Dody tu te fous de moi, t’es encore en retard ? Tu cours me chercher le matos ! C’est pas une attitude pro ça ! » Gaëtan, l’un des coachs bénévoles, ne laisse rien passer :

    « On se doit d’être ultra sévère avec eux. Au-delà du foot et de l’aspect physique, il faut qu’on leur inculque aussi une certaine discipline s’ils veulent être sélectionnés en club un jour. »

    La Saint-Denis Academy n’est pas une équipe de foot comme les autres. Ici, tous les jeunes sont africains. Ils viennent du Cameroun, de Côte d’Ivoire ou encore du Libéria et ils ont tous fait le voyage pour le même rêve : passer pro en France ou en Europe. Depuis dix ans, l’association de Saint-Denis accueille ces joueurs en perte de repères et tente de les aider à intégrer un club ou un centre de formation. Tous les jours entre midi et deux – seul horaire où le terrain est libre – ils sont plusieurs dizaines à venir s’entraîner.

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    Lacer la chaussure gauche, toujours / Crédits : Michela Cuccagna

    Sur le banc de touche, Rodrigue lace ses crampons. Cheveux dressés sur la tête, façon Will Smith époque Prince de Bel-Air, petit sourire en coin, ce jeune Camerounais de 19 ans a fait le voyage par ses propres moyens et se souvient de son arrivée à Paris. « Quand j’ai débarqué là, je ne connaissais personne et j’avais perdu mon niveau de foot à cause du voyage et des mois de galères. Heureusement qu’on m’a conseillé de venir ici, ça m’a vraiment remis sur pied et ça me donne une raison de me lever chaque jour. » A Saint-Denis, tout est réduit au strict minimum. Budget oblige. L’entraînement doit rester accessible à tous, on demande un euro par séance pour le nettoyage du matériel. Pour le moment, les joueurs n’ont pas encore accès aux vestiaires et se changent sur le bord du terrain. Une situation qu’ils prennent avec philosophie.

    « Tant qu’on a des ballons, on se fout du reste ! »

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    Il est midi et à midi c'est entrainement du côté de Saint-Denis / Crédits : Michela Cuccagna

    French dream

    En dix ans, la Saint-Denis Academy a accueilli plus de 500 joueurs. Mike alias Iron Man, à cause de sa carrure impressionnante, est entraîneur bénévole depuis le début de l’asso. Cet ancien joueur franco-américain a vu de plus en plus de jeunes Africains tenter l’aventure européenne :

    « Des joueurs comme Eto’o ou Drogba ont donné envie à la jeune génération de suivre leur exemple. En venant ici, ils savent que ça va être difficile mais ils ne s’imaginent pas à quel point. »

    Gérard, 31 ans, accompagne de temps en temps son pote Dody (le retardataire) à l’entraînement. Ancien joueur professionnel au Cameroun, le profil un peu bedonnant aujourd’hui, il a notamment joué avec le Dragon Club de Yaoundé en première division. Entre deux étirements, il compare sa génération avec celle de Dody, qui vient de fêter ses 17 ans. « Quand j’étais petit, il était hors de question de considérer sérieusement le foot comme une carrière et un moyen de gagner sa vie. Pour tous les parents, c’était l’école avant le foot. Le ballon était associé aux voyous des rues. » Mais les mentalités ont évolué :

    « Aujourd’hui, les parents eux-mêmes encouragent leurs enfants à faire du foot et espèrent que cela pourra améliorer la vie de toute la famille. »

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    Coach Mike, son sifflet, son chrono / Crédits : Michela Cuccagna

    D’après Gérard et Dody, les médias ont montré le football sous un nouveau jour. On l’associe aux joueurs stars et leurs salaires mirobolants. Et pour de nombreux footballeurs africains, jouer à l’étranger apparaît comme la seule option possible. « Même quand tu joues au plus haut niveau, ce qui était mon cas au Cameroun, tu ne gagnes pas bien ta vie. Il faut poursuivre ses études ou avoir un autre boulot à côté, ce qui est loin d’être évident », explique Gérard.

    Les escrocs en costard

    Dody se souvient de ces « messieurs en costard ou en jogging » qui rôdaient au bord du terrain à la fin de ses matches à Bafoussam (nord-ouest du Cameroun).

    « Ils allaient voir les parents en disant qu’ils avaient eu une révélation sur leurs garçons, qu’ils pouvaient les envoyer dans des clubs en France, comme Monaco ou Marseille. Mais par contre, il fallait payer le voyage… »

    Ces faux managers, mais vrais escrocs, n’hésitent pas à réclamer entre un et deux millions de Francs CFA, soit entre 1500 et 3000 Euros. « Par naïveté, ils sont nombreux à débourser cet argent, de véritables fortunes pour les familles », détaille le coach Mike.

    « Mais une fois qu’ils ont payé, bizarrement le manager ne répond plus au téléphone ou son numéro n’est plus attribué… Un vrai agent ne demande jamais d’argent, il investit ! »

    Parmi les jeunes de la Saint-Denis Academy, plusieurs ont déjà connu ce type de mésaventure. Abdul Diaby, jeune joueur trapu de 22 ans, crâne rasé et sourire ultra bright, avait été approché par un de ces faux agents dans son club de Côte d’Ivoire. Pas de club français en guise de carotte à ce moment là, mais une invitation de la part du club de Tunis.

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    Coach Gaetan en pleine causerie / Crédits : Michela Cuccagna

    « Tout cela semblait très officiel, le gars avait été voir mon entraîneur pour le convaincre que c’était du sérieux et qu’il était vraiment intéressé par moi et quatre autres de mes coéquipiers. Je ne sais pas si notre coach était dupe… »

    Pour Abdul, jouer en Tunisie représentait une première étape pour se rapprocher des championnats européens et le salaire était déjà plus avantageux. Il se laisse persuader par l’agent et sa grande sœur sort le porte-monnaie. Elle lui prête plus d’un million de Francs CFA, une somme qu’il a réussi à lui rembourser aujourd’hui après des années de galère.

    « Je suis resté dix mois dans les rues de Tunis, sans rien, sans argent pour faire le voyage retour. L’invitation du club tunisien était complètement fausse et mon pseudo agent s’était évanoui dans la nature avec mon argent, celui qui était censé me payer l’hôtel les premiers jours… »

    Abdul finira par traverser la frontière et jouera dans le championnat libyen jusqu’à ce que la guerre ne ravage le pays. Il parvient ensuite à rejoindre la France en passant par l’Italie.

    La FIFA ferme les yeux

    Comme Abdul, d’autres joueurs échouent ici sans club, sans famille et sans toit. Pour Jean-Claude Mbvoumin, ancien international camerounais (ex-joueur de Beauvais et Boulogne), la situation n’a fait qu’empirer ces quinze dernières années. Son association Foot solidaire milite pour la protection des jeunes footballeurs et réclament une implication de la part des plus hautes instances. « C’est difficile de quantifier le phénomène car il est lié à l’immigration clandestine. Mais ce qui est sûr, c’est que le processus s’institutionnalise de plus en plus. Avant, il s’agissait de personnes isolées, aujourd’hui ce sont de véritables structures de recrutement. »

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    1 heure de fractionné, ça use / Crédits : Michela Cuccagna

    Jean-Claude regrette que la FIFA choisisse de fermer les yeux sur le problème. Il remet en cause certaines décisions qui ne font qu’aggraver les choses. « Récemment la FIFA a décidé de supprimer la licence d’agent international. Il n’y a donc plus aucun contrôle et plus moyen de vérifier la crédibilité des agents, de distinguer les bons des mauvais. » Contactée par StreetPress sur le sujet, la FIFA n’a pas fait suite à nos demandes d’entretien.

    Rodrigue, footballeur sans-papiers

    Après une heure de courses fractionnées et de dribbles à répétition, les fronts commencent à perler sur le terrain de Saint-Denis. « Deux minutes de pause ! », crient les coachs. Dody et Rodrigue trottinent côte à côte pour récupérer et en profitent pour se charrier. « Ben alors tu t’es ramolli ou quoi pendant l’été ? » – « C’est ça, attends le mach, tu vas voir si je me suis ramolli… » Ces deux « frères » camerounais n’ont que deux ans d’écart.

    Arrivé en France il y a un an et demi, Rodrigue attend toujours une réponse pour sa demande d’asile. En attendant, c’est la débrouille. A 19 ans, il bosse au black dans la restauration pour réussir à payer le loyer de sa coloc.

    « Je ne fais pas grand-chose de mes journées, à part traîner avec les copains et venir à l’entraînement le midi. C’est difficile d’envisager l’avenir mais je ne perds pas l’espoir de trouver un club. Si Dieu le veut ! »

    Ailier gauche, rapide, il a tout misé sur le foot et décidé de suivre les traces de son joueur camerounais fétiche, Roger Milla. Pour venir en France, il a claqué toutes ses économies.

    « Durant mon voyage, je jouais au foot dès que je m’arrêtais quelque part. C’était le premier réflexe pour faire des rencontres et essayer de garder ma forme. J’ai participé à des tournois au Niger, en Algérie, au Maroc… »

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    Rodrigue, à Saint-Denis sur les traces de Roger Milla / Crédits : Michela Cuccagna

    Malgré tous ses efforts, Rodrigue arrive en France complètement cassé et peine encore à trouver une stabilité, et passer pro s’annonce galère. D’après Louis Pierre, agent de joueurs et recruteur, la mission s’annonce très difficile pour les joueurs en situation irrégulière :

    « Malheureusement les clubs refusent souvent de s’engager dans des procédures administratives compliquées. Ils préfèreront donc prendre des joueurs mineurs qu’ils pourront intégrer à leur centre de formation, ou des joueurs en situation régulière. »

    Dody veut passer son bac

    Dody, le « petit-frère » de Rodrigue, correspond mieux au profil recherché. Arrivé en France à 17 ans, il lui était plus facile de régulariser sa situation. « C’est aussi plus facile pour moi car je rejoignais mon père qui vivait déjà à Paris avec sa nouvelle épouse. » Autre atout : son niveau scolaire. Dody a toujours continué les études à côté du foot et devrait même bientôt intégrer une classe de terminale en région parisienne. « J’ai raté la rentrée car j’attends encore un papier du Cameroun pour pouvoir m’inscrire, mais je sais que je vais passer mon BAC. C’est obligé sinon ma mère ne m’adressera plus la parole ! » Restée au Cameroun, c’est la première question que la maman pose à son fils quand elle l’a au téléphone :

    « Tu as repris l’école ? »

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    Dody veut passer son BAC d'abord ! / Crédits : Michela Cuccagna

    Il n’a cependant pas mis de côté ses rêves de carrière sportive. Et l’année dernière, il s’est même fait repérer par le club d’Aubervilliers, lors d’un match organisé par la Saint-Denis Academy. Après avoir intégré l’équipe des moins de 17 ans, il joue cette saison avec les seniors en CFA qui visent la montée en National.

    « Mon objectif est d’évoluer petit à petit, de viser la division supérieure à chaque saison. »

    Les grands anciens de l’académie

    Il n’est pas le seul à taper dans l’œil des recruteurs. Ces quatre derniers mois, deux jeunes de Saint-Denis ont intégré le club de Strasbourg, un autre celui de Mulhouse et quatre ont rejoint des clubs bretons. L’association organise régulièrement des stages dans des clubs provinciaux, des petits séjours qui débouchent parfois sur des propositions de contrats. Pour Louis Pierre, qui fait l’intermédiaire entre Saint-Denis et Strasbourg, les clubs ont tout à y gagner :

    « La Saint-Denis Academy fonctionne comme un vivier de recrutement pour eux. Ils me font part de leurs besoins, je fais une première sélection avec les coachs à Saint-Denis et le club voit s’il est intéressé par un ou plusieurs joueurs. C’est presque comme passer commande ! »

    Rodrigue et ses coéquipiers ont donc des raisons d’espérer. Les « anciens » sont là pour le leur rappeler. « Allez les gars ! Bougez-vous ! » Ce jour-là, les encouragements viennent d’Alseny Keita, dont les petites rides autour des yeux soulignent le regard bienveillant. Ce défenseur central de 32 ans joue encore en CFA et est capitaine de la sélection nationale guinéenne.

    « Il y a énormément de talent ici mais les places sont très chères. Sans un bon manager, c’est difficile de se faire repérer. L’association fait un travail colossal, je le respecte beaucoup et j’aime venir pour les soutenir et donner quelques conseils aux joueurs. »

    Apoula Edel, ancien gardien du PSG (de 2007 à 2011), est lui aussi passé par le centre de remise en forme de Saint-Denis. Il vient encore de temps en temps et son nom est sur toutes les lèvres. « Jouer comme Edel au Parc des Princes, c’est sûr qu’on ne dirait pas non ! », s’amuse Rodrigue. « Mais je n’en demande pas tant ! Si déjà j’arrivais à gagner ma vie grâce au foot, ce serait incroyable. Et même si ce n’est pas le foot mais que je trouve un autre travail en France, je serai le plus heureux des hommes. »

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    Une sacrée équipe / Crédits : Michela Cuccagna

    Trouver une autre porte de sortie

    Bilog Kampos, le fondateur de l’association, sait bien que tous ses « fils » ne pourront pas devenir professionnels. « J’ai créé cette structure avant tout pour leur offrir un cadre où ils peuvent se retrouver, se sentir entourés. Je préfère les voir jouer au foot plutôt que de faire des conneries. Si ça peut les aider à mieux s’intégrer, c’est déjà beaucoup. » Pour Dody et Rodrigue, Saint-Denis, c’est aussi bien plus que le ballon, « c’est notre famille. » Bilog et tous les bénévoles s’improvisent conseillers, ils parlent de CAF, de foyers, de formations, de loyers… « Combien de fois j’ai entendu Bilog au téléphone pour demander à un ami s’il pouvait héberger un de ses joueurs dans telle ou telle ville… C’est plus qu’un coach pour nous », souligne Dody.

    Alors que Dody et Rodrigues quittent le Stade Delaune bras dessus bras dessous, ils croisent Gérard, l’ami de Dody. « Tu vois, lui par exemple, il a pas fait de carrière en France mais il réussit quand même sa vie ! » Après avoir suivi des études d’informatique au Cameroun, Gérard travaille aujourd’hui dans une société qui développe des applications mobiles. « Alors Dody, faut écouter ta mère ! L’école, ça peut servir aussi, non ? » Il acquiesce brièvement, les yeux rivés sur le ballon qu’il fait rebondir d’un pied à l’autre.

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