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    21/03/2016

    Alexandra, Jules et les autres racontent leur dépression

    A Normale Sup’, le tabou du suicide des étudiants

    Par Marie-Pierre Bourgeois , Tommy Dessine

    Bienvenue à l’ENS, ses bons élèves, ses amphis feutrés et ses tentatives de suicide. Chaque année, des étudiants promis à un avenir brillant tombent en dépression. Mais que fait la direction ?

    Rue Montorgueil, un soir de mars. Alexandra*, cheveux châtains, les yeux gris, se remémore à voix basse devant son café-crème sa première année à l’École normale supérieure de Cachan. Elle raconte doucement sa tentative de suicide :

    « A Noël, chez mes parents, j’ai craqué. Le soir après le Réveillon, j’ai ingurgité une boîte de médicaments. C’est ma mère qui m’a trouvée. Depuis, ça va mieux, je suis suivie par un psy. Je n’ai rien dit à Cachan, ni aux profs, ni à l’administration, ni aux autres élèves. J’ai un peu honte. »

    L’École normale supérieure, où étudie Alexandra, c’est la crème des grandes écoles françaises. Ces 4 établissements – Paris, Cachan, Lyon et Rennes – forment certains des meilleurs chercheurs et enseignants de France. Sur le papier, la situation des étudiants est plutôt confortable. Ils touchent 1.300 euros par mois, pendant leurs 4 ans de formation. En contrepartie, ils s’engagent à servir l’État pendant au moins 10 ans. Pourtant, une partie d’entre eux témoignent d’un certain mal-être dans les couloirs des différents ENS. Et le sujet est tabou.

    Suicides et conduites à risque

    Au téléphone, la voix se fait hésitante puis tranchante. « En off de off », un enseignant de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm confirme ce que les rumeurs laissent entendre. Il y aurait au moins un suicide par an dans les couloirs du prestigieux établissement parisien, deux ou trois les années dramatiques. Impossible d’avoir des chiffres précis, la direction n’ayant pas donné suite à nos demandes d’interview. Idem pour Cachan et Lyon. Seule l’ENS de Rennes a joué la transparence et reconnait « 3 suicides sur ces 12 dernières années », sans plus de précision quant aux dates.

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    « Il m'est arrivé de prendre des drogues avec toutes les lettres de l’alphabet » / Crédits : Tommy

    Jules, récemment diplômé de l’ENS Paris, a aussi fait une dépression pendant ses études. La discussion engagée par téléphone se poursuit devant une bière, à deux pas de République. Boucles brunes et visage fin, ce diplômé d’Ulm rembobine :

    « Je n’ai jamais fait de tentative de suicide comme on l’entend d’habitude. Mais à une époque j’ai tout fait pour mourir, sans forcément m’en rendre compte. Les psys appellent ça des conduites suicidaires. »

    Concrètement ? « Prendre mon scooter avec 3 grammes dans le sang et ne surtout pas m’arrêter aux feux rouges » ou « prendre des drogues avec toutes les lettres de l’alphabet ». Tout ça a failli très mal finir :

    « Sans rentrer dans les détails, j’ai vraiment déconné un soir et je me suis retrouvé dans le camion des pompiers. »

    Une souffrance psychique présente dès la prépa

    L’ENS serait-elle responsable de cette épidémie de spleen ? Pas uniquement. Pour Dominique Monchablon, psychiatre, présidente de l’association Santé grandes écoles, c’est tout le système d’excellence à la française qui porte une part de responsabilité. Et les racines de la dépression commencent dès la classe prépa (passage quasi obligé pour intégrer l’ENS), explique-t-elle par téléphone :

    « La prépa est le révélateur de fragilités psychiques souvent préexistantes. Mais personne ne fait attention à ces bons élèves. Un lycéen ou un élève de prépa qui a des bonnes notes est forcément quelqu’un qui va bien, se dit-on souvent. C’est faux. La douleur intérieure passe inaperçue chez les très bons élèves qui ne posent pas de problèmes. »

    Normale Sup’ arrive en bout de chaîne à un moment où l’on a enfin le temps de réfléchir, passées ces années de dur labeur :

    « Après leur deux ou trois ans de prépa, les étudiants doivent finalement répondre à leurs questionnements identitaires : qui suis-je ? Où vais-je ? La question de l’identité sexuelle se pose également quand la vie de couple commence à s’instaurer. L’entrée dans les grandes écoles, à un moment où l’on a fait ses preuves scolairement, cristallise ces difficultés. »

    « Les trois années de prépa ont été très dures », confirme Alexandra. Avec ses mots, elle témoigne de sa douleur pendant ces années dans un grand lycée francilien. « Beaucoup de pression, des profs qui disaient faire attention à nous mais qui voulaient surtout qu’on intègre pour conserver la bonne réputation du lycée », explique-t-elle. Une pression parfois difficile à assumer pour des étudiants qui n’ont pas 20 ans pour la plupart. Jules détaille son expérience, tout en finissant sa bière :

    « On bosse tout le temps. J’ai tout mis entre parenthèses : le tennis, le dessin et ma copine. Six mois après le début de la prépa, elle m’a quitté. On se créé une bulle. La vraie vie, ce n’est pas de faire des dissertations de philo un dimanche matin. Si on tient le coup en prépa alors que nos autres potes à la fac ont la belle vie, c’est parce que tout le monde nous dit qu’on se prépare un bel avenir. »

    Alexandra ne raconte pas autre chose :

    « C’est vrai qu’en prépa, les liens sont forts entre nous. Mais je rêvais plus d’avoir un copain que des potes pour préparer le contrôle du samedi. Mais on serre les dents. Puis, on y arrive. On finit par rentrer dans l’école de nos rêves. Et finalement… »

    Le contrecoup de l’entrée à l’ENS

    Quand elle débarque à l’ENS, Alexandra tombe de haut. «J’ai eu l’impression de tomber d’une falaise en arrivant ici. » La réalité n’est pas vraiment telle qu’elle se l’était imaginée. Habituée à cravacher plus de 10 heures par jour en prépa, avec des profs pour la pousser, une fois le concours réussi, elle a le sentiment d’être lâchée :

    « La torpeur totale. Une immense déception sur tous les plans : les profs, souvent à l’arrache, un campus totalement déprimant, un avenir qui ressemble à celui de tous les profs. Un gros vague à l’âme quoi. Parfois, je ne me levais pas de la journée. Je me sentais épuisée de tout alors que je ne faisais rien. »

    Jules est encore une fois sur la même longueur d’onde :

    « J’ai fait un an de dépression à l’école, la première année. Aucun boulot à fournir pour valider les cours, un ennui profond devant les profs, des journées qui durent des heures, des débouchés qui ne font pas rêver. Je sais que tout ça sonne comme des problèmes de riches. Mais voilà, je n’arrivais pas à mettre de la distance entre tout ça et moi. Je me sentais abattu jusqu’à la moelle. »

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    « J’ai fait un an de dépression à l’école, la première année. (...) Je me sentais abattu jusqu’à la moelle. » / Crédits : Tommy

    Et puis dans cette grande école, quand on ne sort pas des grands lycées parisiens, on se sent parfois très isolé. Jules poursuit :

    « Les autres à l’internat se disaient “lui, c’est un scientifique, il est dans son monde, laisse tomber”. C’est compliqué en fait parce que je venais d’une prépa de province. Les littéraires intègrent en bande. Ils sont 20 ou 30 à arriver ensemble d’Henri IV ou de Louis-Le-Grand. Chez les scientifiques, le recrutement est un peu plus diversifié. Et du coup, on est vraiment tout seul. »

    Autre source d’angoisse pour Alexandra et Jules : l’avenir tout tracé qui les attend. Entre deux clopes roulées, l’étudiante en sciences sociales décrit cet avenir confortable qui la paralyse :

    « Et puis, on se rend compte qu’on a déjà prévu une voie pour nous. Donc moi, en arrivant ici à 19 ans, je sais déjà que si je fais bien les choses, je serai prof en classe prépa dans 3 ans. Mais je n’ai jamais travaillé ! Être très bien payée pour devenir prof, il y a pire. Mais me retrouver entre quatre murs de classe et ne jamais quitter l’école de toute ma vie… Je sens que je bloque. »

    Les profs, plus chercheurs qu’enseignants

    Pour les accompagner, les étudiants devraient pouvoir compter sur le corps enseignant. Jules n’est pas tendre avec ses anciens profs :

    « À Ulm, nous n’avons presque que des cours de 2 ou 4 heures avec un intervenant que nous ne reverrons jamais. Quel est l’intérêt de parler aux élèves et de savoir comment ils vont ? Souvent, les profs sont au mieux médiocres, au pire insignifiants. »

    Pourtant, les profs contactés par StreetPress semblent avoir conscience du mal-être d’une partie de leurs étudiants. Mais rares sont ceux qui acceptent d’en parler. Seule Nina, enseignante à Cachan, look sportswear, accepte de nous répondre à condition de garder l’anonymat. Elle reconnaît « ne pas avoir le temps de pouvoir s’intéresser à chaque jeune ». « Cela fait trois ans que je suis ici et des élèves qui ne sont vraiment pas bien, j’en ai vu passer des dizaines ». Elle regrette de ne pas avoir l’opportunité d’être plus présente :

    « Mais nous ne sommes pas poussés à prendre soin d’eux. On est là pour faire de la recherche, pas pour leur tenir la main comme m’a dit une fois mon supérieur. Je comprends que pour les plus fragiles, le choc soit rude. En prépa, les profs travaillent pour eux. Ici, les élèves sont plus vus comme une contrainte qui empêche de passer du temps à faire de la recherche. »

    Jules raconte une histoire qui revient en boucle quand on interroge les normaliens sur leurs profs :

    « L’administration aime bien parler de ce jeune qui a intégré l’école et qui voulait apprendre le japonais alors qu’il n’en avait jamais fait. Il a brillamment obtenu l’agrégation trois ans plus tard. Sous-entendu, il a eu toutes les ressources pour le faire ici. Mais j’aurais préféré avoir des profs qui soient vraiment là pour nous, plutôt que de pouvoir apprendre n’importe quelle langue. »

    La vie associative pour se serrer les coudes

    À Ulm, entre le bureau des sports, le ciné-club, le comité d’organisation des fêtes et le club d’échecs, les activités ne manquent pas. « Grâce aux associations, on évite de se demander ce qu’on va bien pouvoir faire aujourd’hui après avoir raté trois cours et qu’il est déjà 15h », lance Simon, écharpe rouge sur son blouson vert en velours côtelé. Cette vie associative, très riche dans les différentes ENS, permet à certains de sortir de leur isolement et fournit une échappatoire au spleen. Pour Sandra, étudiante à l’accent du sud, « les premiers mois ont vraiment été durs à Cachan » :

    « En m’investissant dans la vie de l’école, j’ai réussi à donner du sens à ma scolarité. Ce sont les associations qui m’ont permis de tenir le coup. »

    Ici, on peut faire du théâtre, de la fanfare, de la menuiserie ou encore fabriquer des planches à voile. Une évasion façon Mode & Travaux. Sauf que cet engouement pour la vie périscolaire n’est pas toujours du goût de la direction.

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    A chaque rentrée à Ulm, Marc Mézard le directeur fait un discours d’accueil pour les nouveaux élèves avec... psychiatre de l’école. / Crédits : Tommy

    A Cachan, derrière le terrain de foot, dans le cube vitré qui fait office de cafet’, les élèves racontent un drôle de petit-déjeuner. Début mars, l’administration partagent avec les membres du BDE les croissants et le café, l’occasion de discuter du lien entre « échec scolaire » (tout est relatif chez les normaliens….) et vie associative. C’est que trois membres du bureau des élèves ont dû redoubler leur année au grand dam de la direction.

    Que fait la direction ?

    A chaque rentrée à Ulm, Marc Mézard, le directeur, fait un discours d’accueil pour les nouveaux élèves. Signe que l’école a en partie conscience des difficultés rencontrées par les nouveaux arrivants, il donne ensuite la parole au psychiatre de l’école Jean-Christophe Maccotta. Avec ses mots, ce dernier explique que sa porte est ouverte à tous ceux qui souffrent. La direction de l’ENS Paris n’a pas donné suite à nos demandes d’interview. Le psy de la rue d’Ulm a cependant accepté de nous détailler le fonctionnement du pôle santé « important », avec deux infirmières et un médecin. Au téléphone, il semble toutefois gêné par le sujet et refuse de s’exprimer sur les dépressions dans son établissement. Lyon et Cachan, n’ont pas non plus donné suite à nos demandes d’interview.

    La direction de l’ENS de Rennes est la seule à jouer carte sur table. Au téléphone, Rozenn Texier-Picard, la vice-présidente de l’Ecole revient sur les « 3 suicides », arrivés « par vague », comme par un triste phénomène d’entraînement. La réflexion commence tout juste à s’amorcer au sein de l’école avec la mise en place d’un groupe de travail. Indépendante depuis un an et demi, l’ENS Rennes est en train de dresser un état des lieux pour prévenir et gérer le plus efficacement possible les situations de souffrance psychique. « Nous aimerions à terme avoir un personnel médical sur le campus », explique la maître de conférences en mathématiques.

    *Les prénoms ont été modifiés.

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