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    23/05/2016

    Pourquoi sont-ils si méchants ?

    Bavures en série à la Goutte d’Or, 16 victimes de la Police témoignent

    Par Tomas Statius , Mathieu Molard , Denis Meyer

    Insultes racistes, étranglement, coups de matraque et passages à tabac… Dans le quartier de la Goutte d’Or, certains policiers se lâchent. StreetPress a enquêté sur ce commissariat en état d’urgence et rencontré des fonctionnaires au bord du burn-out.

    Paris 18e – Une quinzaine de jeunes bulle dans l’espace jeune de la Goutte d’Or, jetant un œil distrait sur une redif’ du dernier match des Golden State Warriors. À l’écran, Stephen Cury enfile les trois points. Il est 18h30 quand on se pointe.« V’la les vils-ci ! », lance Karim quand on rentre dans le local. « Pardon, je vous avais pris pour des keufs en civil », se justifie en rougissant le brun au maillot du Real quand on se présente. Pour ces gamins du quartier, les policiers font partie du quotidien. Chaque fonctionnaire a sa réputation et son surnom. « Il y a Barbu, Lutin, Spartacus, Le Roux, Le Nouveau et Tête d’ours », énumère Mahamé sans se départir de son éternel sourire. « Mais le pire ça reste Mario », se risque timidement l’un de ses potes. « Note bien son nom », appuie Mahamé. Si le jeune en jogging marine a une dent contre lui, c’est qu’il a déjà goûté de sa matraque.

    L’affaire remonterait au 1er janvier 2015. Au milieu de la soirée, les « flics » font irruption dans l’appart du bas Montmartre que Mahamé squattait avec ses potes. Contrôles d’identité et fouilles au corps réglementaire. La quinzaine de jeunes est alignée, mains appuyées sur le mur. Les portables, vestes et barrettes de shit atterrissent sur un tas au centre de la pièce. « Ensuite, ils ont tout cassé. Ils ont piétiné nos portables, lacéré nos vestes au couteau », raconte Mahamé. « Des blousons à 100 euros, comme celui-là », complète son voisin dépité, en désignant la doudoune à fourrure de son pote. Selon les jeunes, le cash, lui, n’atterrit pas sur le tas. Mais directement dans la poche des policiers.

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    Dans le quartier, le contrôle d’identité avec fouille au corps est un passage obligé dès l’adolescence. / Crédits : Denis Meyer

    Mahamé reprend son récit. « Un nouveau keuf est entré. [le fameux Mario, ndlr.] Il a sorti sa matraque et m’a balancé un coup, comme ça. » Ses potes acquiescent. Puis les policiers emmènent les jeunes dans la pièce voisine :

    « Ils nous ont mis à genoux en ligne, les mains derrière la tête. Et dès qu’on parlait, on se prenait une tarte. »

    Adil, interrogé un peu plus tard, confirme et complète le récit :

    « Il y avait un mec, il bégayait. Les flics croyaient qu’il se foutait de leur gueule alors ils l’ont frappé à de nombreuses reprises. »

    La mise à l’amende dure plusieurs minutes. Puis les agents mettent les jeunes à la porte, sans passer par la case comico. « Ils ont fait comme une haie d’honneur devant la porte [de l’appartement, ndlr]. Quand on passait devant eux, ils nous mettaient des coups de pieds au cul », termine Mahamé.

    Un commissariat en état d’urgence

    Ce réveillon, ils sont cinq jeunes présents ce soir-là à nous en avoir fait le même récit détaillé. Ils ne sont pas les seuls à dénoncer les méthodes de certains policiers de la Goutte d’Or. Mamadou se serait fait casser le bras et traiter de « sale nègre ». Des faits pour lesquels il a porté plainte. Farid (1) nous montre les marques d’étranglement et une dent cassée, souvenir, selon lui, de son passage l’avant-veille au commissariat. Blanche (1) nous raconte la descente (très) musclée des policiers dans son appartement… Au total, StreetPress a recueilli 16 témoignages de personnes se déclarant victimes de violences policières.

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    Devant le commissariat de la Goutte d'Or. / Crédits : Denis Meyer

    Pour dresser un tableau au plus juste, pendant trois mois, nous avons traîné nos baskets dans le 18e. Interrogé commerçants et riverains qui subissent trafics et incivilités quotidiennes. Recueilli les témoignages de ceux qui ne peuvent porter plainte : sans-papiers, dealers ou vendeurs à la sauvette. Questionné les élus d’un arrondissement aussi peuplé qu’une ville comme Rennes. Et donné la parole aux policiers du commissariat de la Goutte d’Or, fonctionnaires sous pression, souvent au bord de la rupture. Un stress d’autant plus fort qu’en janvier dernier, ce comico était victime d’une « tentative d’attentat ». Une voix manque à l’appel : celle de la hiérarchie, qui a refusé de répondre. Enquête sur un commissariat en état d’urgence.

    Étranglement au comico

    Devant la porte vitrée de l’espace jeune de la Goutte d’Or, à quelques encablures du comico, trois gaillards versent un seau d’eau sur le goudron. Tout juste débarqué, Mohammed jette un œil distrait à la scène : « Ils salissent l’entrée de l’espace avec leurs mégots. C’est à eux de nettoyer ! » Aux ados qui viennent lui serrer la pince, le quadra, crâne rasé, lance une petite vanne. Puis se tournant vers nous : « Tu vois c’est des bons gamins ! » Un commentaire lâché presque à voix basse, un demi-sourire en travers du visage. « En vrai, Mohammed, il est sympa. Sauf qu’il ne veut pas le montrer », commente un peu plus tard l’un des jeunes en riant. Mohammed, ce costaud au cœur tendre, est le directeur du centre. Pas tous les jours facile de tenir la boutique avec des mômes aussi turbulents.

    Quand on les lance sur le sujet de la police, chacun y va de sa petite histoire. L’un annonce fièrement : « Une fois, j’ai eu un accident de scooter. On ne m’a même pas emmené à l’hôpital. On m’a emmené au commissariat, direct. » Éclats de rire général. En fait l’histoire est un peu plus compliquée que ça :

    « Je roulais en scoot quand les policiers m’ont demandé de m’arrêter. J’ai accéléré et j’ai foncé dans une voiture de police. »

    Un second embraye sur une autre anecdote :

    « Alors que je courais dans la rue, un flic s’est mis à me courser. Pour m’arrêter, il m’a lancé sa matraque dans les jambes. J’ai eu une jambe pétée ! »

    « Mais pourquoi tu courais ? » Et lui de répondre, le plus sérieusement du monde :

    « Mon pote s’est mis à courir quand il a vu les policiers arriver. J’ai fait pareil. »

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    Dans le parc de la Goutte d'Or, on n'aime pas trop la BAC. / Crédits : Denis Meyer

    Thomas (1) enchaîne à son tour avec le récit de sa première nuit en garde à vue. À l’époque, il n’a que 16 ans. « Un mec m’avait balancé », lâche-t-il. Une histoire de stup’. Il est embarqué au commissariat de la Goutte d’Or. Interrogatoire et prise de déposition. C’est pendant la nuit que sa GAV vire au cauchemar. « J’entendais des cris et des bruits de coups venant de la cellule d’à côté. Mon pote se faisait frapper », croit-il savoir. Thomas leur crie d’arrêter. « Je reconnais que je les ai insultés. » Trois policiers en tenue ouvrent finalement la porte de sa cellule. L’un d’eux lui aurait balancé une droite. Thomas s’écroule. L’agent le contourne et lui fait un étranglement. Une technique enseignée dans les manuels :

    « Je suis tombé dans les vapes. »

    A son réveil, quelques secondes plus tard, il balance à nouveau quelques noms d’oiseaux. Nouveau coup, poursuit-il, suivi d’un nouvel étranglement :

    « Ensuite, j’ai fermé ma gueule. »

    Les jeunes et la police

    Parfois les interpellations se font à l’intérieur même de l’espace jeune. Sur le principe, Mohammed, le directeur, n’y trouve rien à redire, partant du principe que son centre n’est pas une zone de non-droit. Sauf que les bleus ne font pas toujours dans le détail. Comme cette fois où une patrouille, venue alpaguer un jeune du quartier suspecté de deal, embarque au passage Jean-Louis, l’un des éducateurs. L’affaire remonte en mairie. « Dans ces cas-là, on essaye d’arrondir les angles », explique Sarah Proust, l’adjointe au maire du 18e en charge de la sécurité. « Au commissariat, le flic qui m’a embarqué s’est fait engueuler », se souvient l’animateur :

    « Nous, on essaye d’expliquer aux jeunes que la police n’est pas un ennemi. Ce genre de scènes ne nous aide pas. Quand j’étais gamin, on jouait au foot avec les mecs de la police de proximité. Ça ne réglait pas tout mais un type qui nous collait un triplé, on le regardait autrement. »

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    Quand on les lance sur le sujet de la police, chacun y va de sa petite histoire. / Crédits : Denis Meyer

    Dans les couloirs de la mairie, il se raconte une anecdote qui en dit long sur les rapports qu’entretiennent les gamins de la Goutte d’Or avec les policiers. Depuis plusieurs années, la municipalité propose des activités gratuites aux jeunes qui ne peuvent s’offrir des vacances. Pour en bénéficier, il « suffit » de s’inscrire au commissariat. Une étape visiblement difficile à franchir. Ils ne sont qu’une poignée à venir, forçant la mairie à changer la permanence de lieu.

    Des « gamins » armés de barres de fer

    Il faut dire que, dans le quartier, le contrôle d’identité avec fouille au corps est un passage obligé dès l’adolescence. Quelques jours après les attentats du 7 janvier 2015, à la sortie du collège, Karim et ses potes chahutent « quand les flics débarquent ». « Plaqués contre un mur », les jeunes zigues ont droit à une fouille en règle :

    « Ils ont commencé à mettre la pression sur mon pote. Il flippait et répétait qu’il n’avait rien fait. Ils lui ont mis une claque. Puis ils ont fini par nous laisser partir. »

    Des mésaventures de ce type, la claque en moins, tous les gamins du coin en ont plein la boîte à souvenirs. « Faut comprendre le contexte », tient à préciser Cédric Kazmierczak, policier rattaché au commissariat de la Goutte d’Or. Accoudé à une table de bistrot, l’homme évoque les rixes fréquentes entre des bandes rivales du 18e et du 19e arrondissement. « Les collègues sont régulièrement appelés pour ça », détaille le policier. L’opération est risquée. Les jeunes, âgés de 13 à 15 ans, sont parfois plusieurs dizaines à s’affronter. « Vous y allez pour empêcher un carnage. Mais eux, ils se fédèrent contre vous. » Et les loustics sont surarmés :

    « Les collègues ont vu certains brandir des barres de fer ou des planches avec des clous. Ils font pareil que dans Game Of Thrones. »

    Le 30 avril, une soixantaine de parents ont défilé pour faire entendre leur colère. Au cours des dernières semaines, trois ados ont été sérieusement blessés lors de bagarres au couteau. De son côté, la mairie tente de répondre par un suivi social. « On travaille en concertation avec la justice pour connaître les jeunes concernés et mettre en place un accompagnement. On essaie d’éviter qu’ils n’aillent trop loin », détaille Sarah Proust.

    Les dealers font office de punching-ball

    « Marlboro bled ! Marlboro bled ! » – Accoudé à la rambarde, face au café Barbès, Yas’, clope au bec, tente d’alpaguer le chaland. « Ça se passe comment avec la police ? » En guise de réponse, le jeune Algérien, visage de minet, soulève sa manche. Sur son bras, du poignet au coude, une scarification :

    « C’est le prénom de ma mère. Je me suis fait ça en sortant du commissariat. Ils l’ont insultée alors que je ne l’ai pas vue depuis 2014. Je n’ai pas supporté. »

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    À chaque coin de rue son trafic. / Crédits : Denis Meyer

    Yassine, à peine 18 ans, raconte son histoire. Alors qu’il hante, comme chaque jour, son coin de trottoir, les policiers l’attrapent. Une dame l’accuse d’avoir volé son téléphone. Son mari n’est pas certain qu’il soit le coupable. Qu’importe, les fonctionnaires l’embarquent. Yas’ clame son innocence sans convaincre les policiers :

    « Ils m’ont emmené dans un bureau du commissariat. Ils ont pris mon téléphone et ils l’ont cassé devant moi. »

    Ce n’est qu’un début. Le sans-pap’ s’évertue à nier. Deux policiers l’attrapent, chacun par un bras :

    « Et puis le chef s’est mis à me taper. Des coups de poing dans le visage. »

    Il s’écroule. Coups de pied. « J’avais mal partout mais ce n’était pas grave. Ce que je n’ai pas supporté, c’est qu’ils parlent de ma mère. Ils m’ont traité de “fils de pute”. Puis m’ont dit “nique ta mère”. »

    Après notre première rencontre, Yas’ et sa houpette de Tintin sont aux abonnés absents Boulevard Barbès. Un mois plus tard, on le retrouve sur le même coin de trottoir. « J’étais au Centre de rétention pendant 25 jours. J’ai pu sortir en payant un avocat. 2.000 euros. En liquide », explique-t-il. Il n’a pas porté plainte pour les violences policières. Sans titre de séjour, on hésite à se rendre au commissariat pour accuser des fonctionnaires…

    L’impossible combat contre les vendeurs de clopes

    Le long du boulevard Barbès, ils sont une trentaine de sans-papiers à tenter de refourguer aux clients leurs paquets de cancer de contrebande. Un « réseau » algérien avec ses chefs et ses petites mains : les clopes sont acheminées sur Paris, entreposées dans des appartements voisins, puis cachées en petite quantité dans des planques de la rue. Bouches d’égouts ou poubelles le plus souvent. Et enfin revendu 4 euros 50 le paquet. A chaque étape, son obole : 1 euro par cartouche « nourricée » dans son appart et 1 euro 50 par paquet vendu sur le trottoir. En bout de chaîne les risques sont importants et les bénéfices très faibles. Les bons jours, Farid, cheveux gominés et K-way fluo, écoule trois cartouches. 45 euros, qui lui payent son loyer – une chambre au black dans un foyer de banlieue – et de quoi manger. Rien de plus.

    Ce « réseau », les policiers le connaissent sur le bout des doigts. Mais encore faut-il accumuler les preuves. En février 2015, la police interpelle neuf personnes, saisit « 130 paquets de cigarettes, 27 grammes d’herbe de cannabis, 600 grammes de tabac à narguilé et 1.795 euros ». Une goutte d’eau – l’équivalent d’une semaine de vente pour le seul Farid – au prix d’une perquisition et de plusieurs jours d’observation d’un carrefour où ils ne sont pas les bienvenus. « Il y a quelques semaines, plusieurs collègues ont été pris à partie lors d’une interpellation de vendeurs de clopes », illustre Cédric, le policier rattaché au commissariat de la Goutte d’Or. « Les sauvettes leur ont lancé des pierres avant de leur sauter dessus. »

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    Jour de marché. / Crédits : Denis Meyer

    Étranglement et dent cassée

    Quand les uniformes pincent l’un de ces « sauvettes », dans le huis-clos du comico, ils lui font parfois payer cette frustration. Ce mardi d’avril Farid va en faire les frais. À chaque coin de rue son trafic. Ce jour-là, il a en poche une plaquette de Subutex, qu’il veut refourguer aux toxicos du quartier. Il se poste donc sur le trottoir d’en face, devant le Tati. Sauf que les policiers l’ont repéré. En fin d’aprem’, il se fait cueillir en flag par les hommes en bleu qui l’embarquent au 34 rue de la Goutte d’Or.

    Dans un bureau du commissariat, trois fonctionnaires l’interrogent. Il reconnaît les faits, mais refuse qu’on lui prenne ses empreintes, ce que la loi impose. « Je n’ai pas de papiers. J’avais peur qu’ils m’expulsent », nous raconte Farid trois jours après les faits. « Un policier m’a attrapé à la gorge. Puis il m’a collé au mur », assure-t-il tout en montrant son cou griffé et violacé par la strangulation. « Après, ils m’ont frappé au visage. » Pour appuyer son récit, il ouvre sa bouche, découvrant une dent cassée en pointe :

    « Ils m’ont aussi mis des coups de poing dans le ventre. Mais ça, je n’ai pas de marques. »

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    Le kiosque à la sortie du métro Barbès. / Crédits : Denis Meyer

    La nuit, la police chasse les migrants

    Il est 10h30 ce jeudi 3 mars, et il fait froid. Pour se réchauffer, Karim du collectif La Chapelle Debout sautille en se frottant les mains. Malgré son épais blouson zippé jusqu’en haut, le bonhomme frissonne. Ce natif de Barbès, la trentaine bien sonnée, a passé la nuit dehors à veiller sur les 60 réfugiés, en majorité soudanais, qui se sont installés sous le métro aérien. Les dernières soirées n’ont pas été de tout repos :

    « Les flics suivaient les réfugiés à la trace. A chaque fois qu’on essayait de s’installer, de monter un camp, ils nous en empêchaient. »

    Au terme d’une de ces parties de cache-cache nocturne, Karim et une trentaine de réfugiés ont même fini par poser bagages dans un parking à deux pas de La Chapelle :

    « Je leur ai d’abord demandé si ça leur [les réfugiés, ndlr] allait. C’était spartiate mais au moins ils ont pu dormir. »

    Menaces, interdictions de planter sa tente ou de s’enrouler dans une couverture… Dans le 18, la police n’est pas tendre avec les migrants à la rue. Sur une vidéo qui date du 24 février, diffusée par BuzzFeed, on voit plusieurs gardiens de la paix à la manœuvre. Sous le métro aérien au niveau de Stalingrad, face à un groupe de sans-papiers soudanais, deux fonctionnaires s’énervent dans un anglais balbutiant :

    « Vous foutez la merde ici, vous ne respectez pas ce pays, cassez-vous ! »

    Avant de les menacer d’employer la manière forte s’ils ne déguerpissent pas. Interrogé sur le sujet, Gérald Briant, élu en charge du social à la mairie du 18e, ménage la chèvre et le chou. L’homme à la sympathique barbiche condamne les intimidations des forces de l’ordre… au même titre que l’installation permanente de réfugiés sur la voie publique :

    « Ça ne peut pas être toujours les mêmes riverains qui trinquent. Il ne faut pas que les campements s’installent toujours au même endroit. »

    Le jour, elle interpelle les sans-pap’

    Dans le 18e, la « chasse » aux migrants se poursuit en plein jour. En 2013, StreetPress racontait une rafle spectaculaire, non loin du métro Barbès. En l’espace de quelques minutes, le quartier avait été bouclé par les CRS et 80 sans pap’ embarqués. Dans le coin, rien n’a vraiment changé et les interpellations sont monnaie courante. « Les descentes, en général c’est le mardi ou le mercredi », raconte un cafetier installé rue de la Goutte d’Or, à deux pas du commissariat.

    Au cours des derniers mois, les policiers se sont pointés à de nombreuses reprises à l’intérieur même de son établissement. La dernière fois, la descente a pris la forme d’un contrôle d’hygiène. Si de ce côté-là, ils n’ont rien trouvé à redire, la vingtaine de policiers en a profité pour embarquer trois de ses clients. Des « Algériens et Tunisiens » en situation irrégulière qui sirotaient tranquillement un thé. Et tout ça, ronchonne le patron, ce n’est pas très bon pour le business :

    « Tu vois, on est mardi, le café est vide. Tout le monde sait que ce n’est pas la bonne journée pour traîner quand tu n’as pas de papiers. »

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    Il y a tout ce qu'il vous faut chez Ben. / Crédits : Denis Meyer

    Du côté de la police, on avoue réserver un traitement de faveur aux réfugiés. Interrogé par StreetPress, un fonctionnaire explique « qu’il y a une consigne pour arrêter les sans-papiers. » La raison ? L’état d’urgence :

    « Avec la menace terroriste, on ne peut pas se permettre de fermer les yeux. Certains se noient dans la masse. »

    Insultes racistes et matraquage au pied du Sacré Cœur

    Mamadou n’est ni en situation irrégulière, ni vendeur de clopes. Pourtant, lui aussi a eu affaire aux policiers du 18e. Lors d’un contrôle d’identité, les bleus se sont lâchés jusqu’à lui casser le bras. « Depuis, je ne me sens plus en sécurité en France », confie l’homme aux traits doux et à l’impeccable chemise à carreaux.

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    A Montmartre, la police surveille le petit manège des vendeurs de bracelets. / Crédits : Denis Meyer

    L’histoire de Mamadou commence au pied du Sacré Cœur. Toute la journée sur les contreforts de la Butte, des vendeurs à la sauvette refourguent des bracelets tressés aux touristes de passage. Véritable petit « réseau », du grossiste en fil aux « dealers », leur petit manège a le don d’énerver les policiers du 18e. Et manque de pot pour Mamadou, les flics l’ont pris pour l’un d’eux. Ce 19 mai 2015, deux policiers s’approchent du jeune homme. Contrôle d’identité puis échange de politesses :

    « Il m’a pris mon passeport. Il m’a dit : “de toute façon, vous êtes tous pareils. Tu ne seras jamais Français.” »

    Les fonctionnaires attrapent Mamadou au collet. Ils veulent l’emmener au commissariat de la Goutte d’Or. Le ton monte. Mamadou ne comprend pas son interpellation et il le fait savoir. C’est à ce moment que l’un des képis lui aurait envoyé une droite dans l’arcade sourcilière. Puis une autre dans la tempe. En sang, Mamadou bloque les frappes, coudes devant, à la manière d’un boxeur dans les cordes. L’un des policiers, le plus virulent, colle plusieurs coups de matraque dans le bras de Mamadou jusqu’à le casser net. Son collègue finit le travail : un jet de gaz lacrymo à bout portant qui met le jeune homme K.O.

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    Les vendeurs de bracelets ont constitué un vrai « réseau », du grossiste en fil aux « dealers ». / Crédits : Denis Meyer

    45 jours d’ITT et un plâtre

    Mamadou se réveille au comico. Il est menotté et allongé sur le flanc. Autour de lui, plusieurs policiers s’affairent. Le jeune homme comprend qu’il n’est pas au bout de ses peines :

    « Je sens qu’on me met des coups de pied dans la tête mais je ne voyais toujours rien à cause du jet de lacrymo ! »

    Mamadou est finalement emmené en cellule. Nouvelle salve d’insultes – « Bâtard, sale nègre ! Tu ne seras jamais français » – et rafale de coups. A 19h, soit quatre heures après son interpellation, il reprend pleinement ses esprits :

    « J’étais dans la cellule. J’avais le bras cassé. Je demandais le docteur mais eux ils s’en foutaient. »

    À 23h, une médecin débarque pour ausculter Mamadou. Elle alerte les hommes en bleu sur la gravité de ses blessures. Il est finalement transféré à l’hôpital Bichat. Verdict ? Fracture du cubitus, 45 jours d’Incapacité totale de travail (un document que StreetPress a consulté) et un plâtre qu’il gardera deux mois. De retour au commissariat vers deux heures du mat’, Mamadou est auditionné pour la première fois par deux nouveaux policiers. A trois heures, Il est libre. Sonné, amoché, il saute dans un taxi direction Créteil où il habite à l’époque.

    Difficile de porter plainte contre la police

    Deux semaines après sa mésaventure, sur les conseils de son avocat, Mamadou décide de porter plainte devant l’IGPN. Plus facile à dire qu’à faire… Trois jours de suite, il poireaute dans les locaux de la police des polices sans qu’on daigne lui donner un rendez-vous. « À chaque fois, on me disait de revenir le lendemain. » Au bout du quatrième jour, l’homme finit par obtenir gain de cause après que son avocat a mis la pression aux fonctionnaires de l’IGPN. Et là encore, Mamadou n’a pas franchement l’impression qu’on le prend au sérieux :

    « C’est une policière qui m’a reçu pour déposer plainte. Elle m’a dit que quand on refusait un contrôle d’identité, ça se passait toujours comme ça. Que tout était de ma faute. »

    Selon Mamadou, l’intéressée aurait même ajouté :

    « Les policiers ont toujours raison. »

    Il y a deux mois, Mamadou finit par être convoqué chez les bœufs-carottes pour une confrontation avec le fonctionnaire qui l’a amoché. Celui-ci conteste la version du jeune homme et invoque un refus de présenter ses papiers pour justifier l’interpellation. Il a également déposé plainte contre Mamadou pour outrage et rébellion. Ce dernier conteste :

    « Ils n’ont qu’à regarder les vidéos de surveillance. »

    Policiers et élus connaissent leurs « méthodes viriles »

    Dans le métier, les flics de la Goutte d’Or sont connus comme le loup blanc. De « l’affaire Balé Traoré » (un jeune du quartier sur lequel un policier a tiré lors d’une interpellation) à la découverte de Subutex dans les faux plafonds en mars dernier, en 20 ans le comico’ a eu le temps de prouver sa mauvaise réputation. L’adjoint au maire communiste, Ian Brossat, s’était même fendu d’un post de blog en 2010 pour dénoncer les bavures à répétition au 34 rue de la Goutte d’Or. Pourtant rien ne semble vraiment avoir changé. Un officier en poste dans le nord de Paris ironise quand on l’interroge sur la réputation sulfureuse du commissariat :

    « Vu le nombre de bavures, l’IGPN a installé une permanence dans le commissariat, non ? »

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    La police interpelle une femme enceinte. / Crédits : Denis Meyer

    Dans les couloirs de l’Hôtel de Ville, on évoque plutôt les « méthodes viriles » des bleus du 18, une « tradition dans le quartier ». « Ça s’est amélioré quand même », complète ce fonctionnaire de la mairie :

    « A l’époque, les policiers de la BAC avaient vraiment la réputation d’être des cowboys. »

    Posé dans un café à deux pas de la Chapelle, Cédric Kazciermzak se fait le défenseur des 600 fonctionnaires en poste dans l’arrondissement. Le délégué syndical UNSA Police joue sur la corde sensible :

    « Après seulement 1 an d’école de police, on doit savoir maîtriser plusieurs personnes, seul, sans donner de coup. On nous demande d’être les Chuck Norris de l’interpellation, mais les policiers sont des gens comme les autres. »

    D’autant que des ruelles exiguës de la Goutte d’Or aux artères bondées de Château Rouge, le danger est partout pour les policiers, poursuit Cédric :

    « Il y a une très grande animosité de la part d’une partie de la population contre les policiers. C’est des regards, des insultes en langue étrangère tous les jours. »

    Au bout de quelques minutes, Cédric nous tend son portable. À l’écran, sa tronche, salement abîmée, l’œil droit poché. La photo date du 14 mars. « J’ai été frappé par mon voisin, parce que je suis policier ». Il n’est pas le seul agent du 18e à avoir été agressé « hors service » en raison de son job.

    La Police a le spleen

    La pression ne vient pas seulement de ceux qui ont une dent contre l’uniforme. Les nuisances causées par les centaines de vendeurs à la sauvette des marchés illégaux de Barbès et Château Rouge mettent en rogne les riverains. Christine Soufflet, porte-parole de La Vie Dejean, une asso de quartier, aimerait voir les fonctionnaires mettre les bouchées doubles :

    « On n’a pas envie que notre quartier devienne une No-Go Zone. On a l’impression qu’ils [la mairie et la police, ndlr] ne veulent pas gérer le problème. »

    Début mars, avec son association, elle a même porté plainte contre l’État et la Ville de Paris, pour « rupture d’égalité », jugeant que les habitants du quartier ne bénéficient pas de la même protection que les autres Parisiens en matière d’hygiène et de sécurité. Une manière de faire pression sur le pouvoir public qui se répercute sur les policiers du coin.

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    Fin avril, une soixantaine de parents ont défilé pour faire entendre leur colère. / Crédits : Denis Meyer

    « Horaires infernaux », « pression du chiffre », « turnover important dans les équipes »… Dans le quartier, les keufs sont au bout du rouleau. Un flic du 18e se confie :

    « Humainement, c’est très dur. Il y a eu une pression constante exercée par la hiérarchie. Et puis, on côtoie une misère que personne d’autre ne voit. »

    L’arrondissement n’a pas la cote, des brigadiers jusqu’aux gradés. « Dès qu’un fonctionnaire arrive dans le 18e, il ne pense qu’à partir », embraye ce même policier. En juin 2015, après le départ du commissaire divisionnaire Nelson Bouard, appelé à de plus hautes responsabilités, la préfecture a mis trois mois pour lui trouver un remplaçant. L’État d’Urgence n’a rien arrangé au moral des troupes, ajoute Cédric Kazciermzak :

    « On nous a confié de nouvelles missions. Les effectifs sont très fatigués et on a la menace terroriste en tête en permanence. »

    La tension est d’autant plus forte derrière les baies vitrées de l’hôtel de police de la Goutte d’or, qu’il a été directement visé par un « attentat ». Le 7 janvier, des policiers abattent un individu muni d’une « feuille de boucher » et d’un explosif « factice » alors qu’il tentait de pénétrer dans le commissariat. Dans sa poche, selon le procureur, « un papier sur lequel figure le drapeau de Daech ». Depuis, le stress des fonctionnaires est montée d’un cran.« Parfois, des voitures aux vitres fumées s’arrêtent au niveau du commissariat avant de partir en trombe », raconte Cédric.

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    Deux policiers en scooters barrent une rue du 18e. / Crédits : Denis Meyer

    L’état d’urgence dérape

    Le 27 novembre 2015, la soirée commençait bien pour Blanche et son mec. D’habitude, la jeune étudiante en sciences politiques partage son temps entre son job alimentaire et ses révisions. Mais ce soir-là c’était repos. « Je regardais une série avec mon copain, je crois que c’était Fear The Walking Dead. Puis on a entendu crier dehors. » Au pied de son immeuble, à deux pas de Barbès, Blanche voit un homme à terre. Il est entouré de cinq policiers en civil et de plusieurs autres à vélo. Les fonctionnaires ont l’air à cran. Le copain de Blanche les interpelle :

    « -Ce n’est pas la peine de le frapper !
    – Espèce de connard, rentre chez toi. On n’est pas au pays des Bisounours. »

    Les policiers finissent par jeter l’homme dans une voiture banalisée, sous les yeux de plusieurs riverains postés à leurs fenêtres. « On leur a dit d’arrêter ». Réponse des bleus :

    « Descends, si t’as des couilles. »

    Son sang ne fait qu’un tour, avoue la jeune fille forte en gueule :

    « Je crois que je les ai traités de bouffons. »

    « Vous avez dit Daesh »

    Quelques secondes plus tard, les fonctionnaires sont déjà dans l’immeuble. Ils tambourinent à toutes les portes, à la recherche de Blanche et de son mec. Vient le tour du petit couple. La jeune fille aux impeccables Air Max ouvre. 10 fonctionnaires entrent en trombe dans le petit appartement. Les policiers se précipitent sur le copain de Blanche. Ils l’auraient alors roué de coups de pieds et de matraques « partout sur le corps et sur le visage ». Ils lui passent les menottes. Une main après l’autre :

    « Il a refusé de tendre la deuxième main. C’est son seul acte de résistance. »

    Les policiers finissent par lever le camp. Ils embarquent Blanche et son mec. Tous deux rejoignent le commissariat de la Goutte d’Or. Lui en voiture. Elle, à pied, escortée par 2 fonctionnaires :

    « Dans la rue, les policiers nous accusent d’avoir crié Daesh. J’ai nié en bloc. Je ne voulais pas qu’il nous colle une apologie du terrorisme. »

    Dans le quartier, ils sont plusieurs à nous raconter la même histoire : la police menacerait certains jeunes de leur « coller un “Allah Akbar” ».

    Au comico’

    Placée en garde à vue, Blanche a le droit à une cellule individuelle. Son mec, lui, partage la sienne avec plusieurs autres détenus. Dans la nuit, elle découvre l’hospitalité des flics du 18e :

    « Dans mon couloir, deux rebeus ont crié toute la nuit. Les policiers les ont insultés : “Espèce de petit bougnoule de merde, tu vas rentrer dans ton pays”. »

    Le lendemain, lors de son audition, les hommes en bleus auraient proposé un deal à la jeune fille. Si elle signe pour un outrage à agent, les poursuites s’arrêtent là :

    « J’étais en détresse. J’ai reconnu une partie des faits. Mais je leur ai rappelé que les voisins étaient présents au moment de notre interpellation. Je voulais qu’ils le mentionnent dans le procès verbal. Ils m’ont répondu : “On ne le note pas, ça va compliquer l’affaire.” »

    Blanche sort. Son copain fait 24 heures de garde à vue de plus. Le lendemain, il passe en comparution immédiate. Il refuse d’avouer l’outrage et la rébellion dont l’accusent les fonctionnaires de police. Lors de l’audience, la déposition de Blanche fait le jeu du ministère public. Le jeune mec est condamné à 70 heures de travaux d’intérêt général et 1.500 euros d’amende :

    « Il avait un casier pour stup’, ça n’a pas joué en sa faveur. Et puis le juge a dit que notre parole n’avait pas autant de force que celle de la police. »

    Comme d’autres, Blanche et son copain n’ont jamais déposé plainte devant l’IGPN :

    « Notre avocate nous a dit que ça ne servait à rien. »

    Contactée par StreetPress, la préfecture de Police de Paris a refusé de répondre à nos questions.

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    Le nouveau Barbès... / Crédits : Denis Meyer

    (1) Les prénoms ont été modifiés.
    Blanche avait déjà fait le récit des violences que lui auraient fait subir la police au site Rue89

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