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    19/07/2016

    Le journaliste Adlène Meddi nous raconte sa jeunesse à Alger pendant la décennie noire

    Comment j’ai grandi sous la menace terroriste

    Par Tomas Statius

    De 1992 à 2003, l’Algérie vit sous la menace terroriste permanente. Adlène Meddi raconte comment les bombes ont changé son pays : « On connaît tous des gens qui ont péri mais on ne pouvait pas faire autrement que de relativiser le danger. »

    Adlène Meddi a eu 18 ans en 1994. Cette année-là, l’Algérie s’enfonce dans une guerre civile qui oppose le GIA et plusieurs groupes islamistes au pouvoir en place. Cette année-là, Adlène perd plusieurs proches. C’est la première fois :

    « D’emblée, je me suis dit que c’est quelque chose que je ne pourrais jamais accepter. »

    (img) Le dernier bouquin d’Adlène unnamed_2_0.jpg

    Après l’attentat de Nice, on a voulu comprendre ce que c’est une société sous la constante menace du terrorisme, malgré les différences de contexte. Où la moindre panne dans le métro fait craindre le pire. Pendant une décennie, Adlène Meddi, rédacteur en chef de l’édition week-end d’El Watan, le quotidien francophone de référence en Algérie et auteur de plusieurs livres, a vécu avec cette angoisse permanente. A StreetPress, il raconte comment il a fait pour vivre avec une boule au ventre pendant toutes ces années :

    « On a survécu parce qu’on avait pas le choix. Ce n’était ni de l’héroïsme, ni de la résistance. »

    Comment c’était de grandir dans les années 1990 en Algérie ?

    Au début des années 1990, j’étais au lycée. J’ai eu mon bac en 1994. A l’époque, je vivais en banlieue d’Alger, dans une zone connue pour son activité terroriste. Dans les années 1992-1994, il y avait 10 à 15 attentats par jour. Dans la rue, c’était fréquent de passer devant un endroit où une voiture ou une bombe avait explosé. Ce qui est assez paradoxal, c’est que malgré cette menace, on vivait normalement.

    On a tous assisté à des choses très violentes, on connaît tous des gens qui ont péri dans des attentats mais on ne pouvait pas faire autrement que de relativiser le danger. Si tu faisais cas de cette menace, tu ne faisais rien. Tu ne sortais pas de chez toi, tu ne buvais pas ta bière, tu n’allais pas au mariage de ton pote, pas à la plage, pas au boulot, pas aux examens. Tu devenais un zombie. Par contre, notre horizon à l’époque, c’était d’avoir 25 ans ou 30 ans. On ne prévoyait pas l’avenir.

    Quel est le premier attentat dont tu te souviens ?

    C’était au printemps 1992. C’était le tout premier attentat de terrorisme urbain à Alger, juste après le coup d’état de janvier 1992. Il y avait une tension palpable dans la société. Tous les vendredis, les policiers s’accrochaient avec les barbus à la sortie de la prière. On savait que les islamistes allaient réagir. Tout de suite, je me suis dit que ce n’était pas un accident, que cet attentat c’était le début de la chasse. Je me suis dit qu’on allait plonger. Avec mes amis, on avait l’impression que les portes de l’enfer venaient de s’ouvrir.

    A quel moment la guerre t’a atteinte pour la première fois ?

    Un membre de ma famille et une amie très proche de ma mère ont été tués en 1993 et 1994. Encore aujourd’hui, je n’arrive pas à dépasser ce traumatisme. Je ne peux même pas aller sur leurs tombes. Je parle de cet épisode dans mon prochain livre qui s’appelle 1994. C’est une année de basculement dans l’histoire de l’Algérie mais aussi pour moi. C’était l’année du Bac, l’année où en principe tu deviens adulte. Et moi, je suis devenu adulte dans la guerre et la violence. Ne pas pouvoir vivre sa jeunesse, il n’y a pas pire que ça.

    Est-ce que tu as été directement menacé ?

    Non j’ai eu de la chance. La seule fois où j’ai évité un attentat de justesse, c’était en dernière année de fac. Il y a eu une attaque. Et par un concours de circonstance, je me suis retrouvé nez à nez avec le terroriste. Il m’a visé avec son arme mais il n’a pas tiré. Je l’ai échappé belle.

    C’était comment l’ambiance dans la rue ? Est-ce qu’il y avait un climat de suspicion ?

    À Alger, on était en terrain de guerre. Les gens s’épiaient les uns les autres à la recherche du moindre détail. Un mec garé bizarrement dans la rue, quelqu’un qui avait un comportement louche dans le bus… Quand tu te promenais à Alger centre, tout le monde scrutait le derrière des voitures. Si la voiture était trop basse, on devinait qu’elle était piégée. Dans la rue, on faisait aussi attention à la démarche des passants, à leur allure. Les combattants du maquis, ils avaient une dégaine assez repérable.

    Mais parfois, il m’est arrivé de vivre des scènes complètement surréalistes. Un jour, j’étais avec des amis en voiture. C’était une vielle coccinelle. On s’est retrouvé dans un quartier populaire d’Alger et la voiture a pris feu. Sauf que ce n’était pas de notre faute. Pendant toute la nuit, c’était la panique. Les gens ont cru que la voiture était piégée. Nous, on est parti en courant, on avait peur que la voiture explose. Heureusement que les pompiers sont venus. Si ç’avait été les flics, ils nous auraient cassé la gueule.

    Est-ce tu avais peur pour ta peau en tant que journaliste ?

    On avait peur comme tout le monde mais on était conscient qu’on était des cibles de choix comme les policiers ou les universitaires. Quand j’étais à la fac, je ne disais à personne que j’étais étudiant en journalisme. La chasse avait déjà commencé.

    Parfois, je prenais des précautions. Quand j’allais loin d’Alger, je cachais ma carte de presse, c’est tout ce que je pouvais faire. Pendant ces années-là, je pense qu’on avait l’impression d’être dans une grosse loterie nationale. On était au-delà de la peur. Ça me fait penser à une histoire qu’un ami journaliste m’a raconté. Il est algérien et a couvert la guerre en Irak en 2003. Pendant les bombardements américains, il a eu peur pour la première fois. Et il était fou de joie !

    Que disait la presse de la situation ?

    Tout de suite, il y a eu une sorte de bipolarisation dans la presse algérienne, entre ceux qui étaient contre le coup d’état et ceux qui étaient pour. Tu avais d’un côté une ligne dure vis-à-vis des barbus, quasi éradicatrice, surtout dans la presse francophone. D’autres journaux, plutôt arabophones, privilégiaient l’explication politique en rappelant que la crise est née parce qu’on a refusé d’écouter la voix du peuple.

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    Adlène Meddi en mode BG. / Crédits : Baya Beratto

    Que disaient les hommes politiques ?

    Le discours du pouvoir politique était beaucoup plus ambigu. Les hommes politiques ne reconnaissaient pas l’engagement religieux des islamistes pour les dé-légitimer. Ils se bornaient à dire que les auteurs des attentats n’étaient que des bandits, des voyous. Et puis l’Etat faisait tout pour minimiser l’action des terroristes : les militaires ne donnaient pas le bilan exact des attentats. Il y a eu cette schizophrénie pendant de longues années.

    Est-ce qu’il y avait une forme d’accoutumance à la violence ?

    Pas une accoutumance mais une certaine résilience. Ce qui était dangereux, c’est qu’à un moment on ne s’étonnait plus. C’est d’ailleurs ce qui a posé problème quand on est entré dans la période des grands massacres de 1998-1999. C’est quelque chose qu’on ne réalisait pas.
    Pendant très longtemps, on a vécu avec le sentiment que la mort était proche. Et à ce niveau, je pense que le fait d’être imbibé de culture musulmane, ça nous a aidé. La religion, elle facilite un peu ce rapport. Elle explique. Et puis tout ça a rapproché les gens. Un ami m’a dit : je pense qu’on aurait pas survécu si on avait pas crée des liens. C’est vrai

    Est-ce que ça a révélé des tensions dans la société algérienne ?

    Pas vraiment. C’était une guerre fratricide. Celui qui nous tuait, ce n’était pas l’autre : c’était ton frère, ton voisin, ton père, ton enseignant. Ça a créé des fractures dans la société, entre bourreaux et victimes ça c’est clair, mais pas socialement, pas entre classe sociale, pas entre région. Par contre, ça nous a rendus beaucoup plus lucides sur la bête humaine. Elle n’a aucune limite.

    Comment sont vu les attentats de France en Algérie ?

    Je pense que les Algériens ont vécu assez intensément ce qui s’est passé en France. D’abord parce qu’il y a des réminiscences. Je pense qu’on a été beaucoup à se dire : “putain c’est pas possible, ça va recommencer”. Il y a aussi une proximité avec la France, et avec cette région. Tu vois par exemple, les voisins de mes parents habitent à 10 mètres de la promenade des Anglais à Nice. Aujourd’hui [le jour de l’interview, le 18 juillet ndlr], les autorités viennent d’annoncer la 5e victime algérienne dans cet attentat.

    Puis je pense que beaucoup d’Algériens craignent une certaine forme de stigmatisation. J’étais à Paris il y a 3 semaines. J’ai senti le regard des gens sur moi quand je me mettais en terrasse avec un copain, ou quand j’étais dans le métro. Imagine à quel point c’est douloureux pour quelqu’un comme moi de vivre ça : j’ai essayé d’échapper toute ma vie à ces tueurs et aujourd’hui, il continue à me pourrir la vie. Mais d’une certaine manière, je comprends les gens qui ont des réactions de rejet. Je ne suis pas en train de dire que ce ne sont que des racistes. Pour moi, c’est avant tout un réflexe.

    Que disent les gens de la réaction du pouvoir politique ?

    Depuis plusieurs années la presse, les politiques, les observateurs disent la même chose en Algérie : le terrorisme a beaucoup de passeports, mais pas de frontières. Pour moi, contrairement à ce qu’a dit François Hollande, la guerre ne date pas d’hier. Elle a commencé en 1995 avec l’attentat de Saint-Michel. Et depuis cette période, les seules réponses apportées ont été ethniques et sécuritaires. Bien sûr qu’il faut mobiliser des militaires et des gendarmes. C’est nécessaire pour rassurer l’opinion publique. Mais ce n’est pas la solution.

    En France, je pense qu’on oublie aussi que le terrorisme, comme internet, est un phénomène mondialisé. Peut-être même l’un des plus mondialisés du 20e et du 21e siècle. J’ai l’impression qu’on traite le terrorisme comme on traite le problème des banlieues. On oublie que le terrorisme a une stratégie globale.

    Est-ce que les vieux réflexes refont surface ?

    Bien sûr. A chaque fois que je vois des rassemblements à Alger, même si la tension a beaucoup diminué, on a ça en tête. Après l’assassinat de d’Hervé Gourdel par l’Etat Islamique en Algérie (septembre 2014), mes vieux réflexes sont revenus. Je n’empruntais jamais le même itinéraire pour aller au boulot. En revenant, je regardais toujours la voiture, je ralentissais à certains endroits. Je faisais plusieurs fois le tour de chez moi avant de fermer la porte.

    Le 14 juillet, j’étais à la Garden Party de l’ambassade de France à Alger. Les invités attendaient l’autorisation d’entrer dans l’ambassade dans la rue. Et je me suis dit que c’était une occasion géniale pour un terro. On garde tous des séquelles de cette période. Moi j’ai écrit deux bouquins pour essayer d’exorciser tout ça mais ce n’est pas évident. Aujourd’hui, j’essaie surtout de ne pas irradier ma fille et ma femme.

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