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    05/07/2023

    « Comment ça va à Bougnoul’land ? »

    « On va brûler vos mosquées » : depuis la mort de Nahel, militants et journalistes subissent un harcèlement violent

    Par Clara Monnoyeur , Elisa Verbeke

    « Il faut exterminer ces vermines d’Arabes et tirer à balles réelles ! », « Retourne manger du manioc. » Depuis la mort de Nahel, tué par un policier, des journalistes et militants subissent un harcèlement violent, allant jusqu’aux menaces de mort.

    « Il y a une explosion du nombre de messages racistes et de menaces », assure Sihame Assbague, journaliste indépendante et militante. Depuis la mort de Nahel, un jeune de 17 ans tué par la police à Nanterre (92) le 27 juin, elle raconte ne plus pouvoir écrire sur ses réseaux sociaux, « sans recevoir des centaines et des centaines d’insultes et de menaces ». La vidéo de l’agent qui tire une balle dans le thorax du garçon a déclenché la colère, mais aussi les polémiques. Dans un climat de tensions, la famille de Nahel n’est pas la seule à recevoir des messages de haine. Journalistes et militants, qui couvrent l’affaire, ou s’expriment simplement sur le sujet, subissent eux aussi une vague d’insultes et de menaces sur leurs réseaux sociaux.

    « Sihame Assbague est une raciste qui déteste la France », peut-on lire sur Twitter. Il y a des insultes sexistes comme : « Tu veux bien fermer ta grosse gueule de connasse ? », « Chouine », « Pleure gauchiste », mais aussi des menaces : « N’aie pas peur Sihame, ça va bien se passer, bien se passer ». Les messages haineux arrivent aussi jusque dans ses messages privés ou par mail. Son nom serait aussi partagé sur des groupes Facebook ou Telegram. « C’est hebdomadaire, c’est tous les jours, c’est tout le temps », désespère Helena Berkaoui, rédactrice en chef du Bondy Blog.

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    Sihame Assbague raconte ne plus pouvoir écrire sur ses réseaux sociaux, « sans recevoir des centaines et des centaines d’insultes et de menaces ». / Crédits : Capture d'écran

    Des messages haineux, islamophobes et racistes, leur arrivent régulièrement à la rédaction et sur les réseaux. Mais depuis la mort de Nahel, le média, créé pendant les émeutes de 2005 suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, reçoit d’innombrables messages « hyper violents ». Reçu sur la boîte mail du Bondy Blog : « Comment ça va à Bougnoul’land ? Ça ressemble à Gaza et ça sent le kebab et le cramé… Allez vous faire enculer bande de porcs… ». Ou :

    « Il faut exterminer toutes ces vermines d’Arabes et tirer à balles réelles ! Gauchos compris. »

    Le 30 juin, Helena Berkaoui participe à un plateau de BFM TV pour parler de la couverture médiatique du Bondy Blog sur la mort de Nahel. Les messages privés haineux pleuvent. « C’est une violence supérieure », assure-t-elle. « Quand on ne fait que des papiers, on est généralement moins visibles physiquement. Là, la différence, c’est qu’on a vu ta tête à la télé : c’est immédiat et très ciblé. »

    Des propos racistes et ciblés

    « Depuis le meurtre de Nahel, je n’avais jamais bloqué autant de monde sur Twitter. » Des dizaines de comptes par jour, raconte Sihame Assbague, spécialisée sur la question des violences policières. « La première fois en 10 ans. »

    La journaliste Nesrine Slaoui a, elle, pris la décision de quitter Twitter en 2021 en raison des commentaires haineux. Sur Instagram, elle n’a pas échappé à cette vague de harcèlement malgré un compte « ultra protégé ». Seules les personnes qui la suivent peuvent commenter ses publications, et des mots-clés filtrent ses messages privés. Mais cela ne l’empêche pas, par exemple, d’être citée et taguée dans des commentaires sur d’autres comptes Instagram : « Nesrine Slaoui tu ne veux pas prendre un avion et partir loin de mon pays ? Je t’offre les billets ».

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    Sur Instagram, Nesrine Slaoui n’a pas échappé à cette vague de harcèlement malgré un compte « ultra protégé ». / Crédits : Capture d'écran

    Le journaliste et militant Taha Bouhafs a lui aussi pris l’habitude de bloquer les réponses à ses tweets et de fermer ses DM sur Twitter, « sinon la situation est intenable ». Depuis la mort de Nahel, le nom du journaliste est utilisé comme pseudonyme pour les dons sur la cagnotte destinée au policier qui a tué le jeune Nahel. Comme celui d’Assa Traoré. « Des gens m’appellent pour me demander pourquoi j’ai donné », raconte-t-il. « Je me fais défoncer comme tout le monde, tout le monde en prend pour son grade. Mais je ne vais pas me victimiser, je suis habitué. » Un de ses tweets est cité, accompagné de la phrase : « Dégagez de notre continent », incluant par cette formulation le journaliste. « Ce qui me fait le plus mal, c’est quand ils attaquent la famille de Nahel, je n’ai pas envie qu’ils lisent ça… et ce sont eux qui sont le plus attaqués. »

    Assa Traoré a également passé beaucoup de temps avec les proches de Nahel et raconte le harcèlement qu’ils subissent. La grande sœur d’Adama – jeune homme de 24 ans, mort dans la gendarmerie de Persan (95) en 2016 – explique ne pas avoir plus de messages que d’habitude, « c’est mon quotidien depuis sept ans ». Commentaires sexistes, racistes et islamophobes d’une extrême violence arrivent en continu dans ses DM : « On va vous tuer et brûler vos mosquées, vous allez voir », ou : « Va te faire enculer toi et ta justice retourne dans ton pays de couleur manger du manioc ».

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    Pour réguler au maximum les messages de haine – une centaine par jour, assure Assa Traoré – elle partage son compte avec 10 autres personnes du Comité Justice pour Adama. / Crédits : Capture d'écran

    Mais aussi : « On bat les couilles de ton frangin, ce fils de pute avec le casier rempli comme ton fion grosse pute, tu n’as pas un défilé Louboutin pour “revendiquer la justice” grosse merde », auquel la personne joint une image de la cagnotte destinée à la famille du policier qui a tué Nahel. La page Instagram d’Assa Traoré dépasse les 400.000 abonnés. Pour réguler au maximum les messages de haine – une centaine par jour, assure-t-elle – la militante partage son compte avec 10 autres personnes du Comité Justice pour Adama. Pour autant, il n’est question ni de bloquer ni de fermer ses messages : « Je n’ai pas peur d’eux. Je ne serais jamais leur victime ».

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    Taha Bouhafs affirme : « Je me fais défoncer comme tout le monde, tout le monde en prend pour son grade. Mais je ne vais pas me victimiser, je suis habitué. » / Crédits : Capture d'écran

    L’extrême droite en force

    Le rédacteur en chef de StreetPress, Mathieu Molard, a lui aussi subi une vague de harcèlement et de menaces, sur Telegram et par DM sur Twitter. Après s’être exprimé sur la cagnotte du policier responsable de la mort de Nahel, il reçoit en vrac : « T’as trop la rage sale gauchiste pour la cagnotte du policier », « j’ai lu ton tweet de merde, j’ai craché un gros molard tu fais gerber », « ta gueule », « ordures de merde, gauchistes de merde », « t’es vraiment un blaireau », ou encore « ferme ta gueule le dhimmi » – un terme utilisé pour désigner les personnes non-musulmanes présentes dans un État sous gouvernance musulmane.

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    Le rédacteur en chef de StreetPress, Mathieu Molard, a lui aussi subi une vague de harcèlement, notamment par DM sur Twitter. / Crédits : Capture d'écran

    Si l’immense majorité des commentaires haineux sont lancés par des comptes anonymes, d’autres ne se cachent pas. Axel Loustau, ancienne figure du Gud, ex-conseiller régional du Rassemblement National (RN) , et proche de Marine Le Pen, ne s’est pas gêné pour lui écrire à 22h : « C’est quand même magnifique de si bien porter son nom. Des petites fées du crachat se sont penchées sur ton berceau petit Molard ».

    A LIRE AUSSI : Sur Telegram, des dizaines de militants et parlementaires menacés et doxés

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    Axel Loustau, ancienne figure du Gud, ex-conseiller régional du Rassemblement National (RN) , et proche de Marine Le Pen, ne s’est pas gêné pour lui écrire. / Crédits : Capture d'écran

    Sihame Assbague, elle, a reçu plusieurs réponses de Damien Rieu, l’un des militants identitaires les plus suivis sur Twitter, cofondateur de Géneration Identitaire, et affilié au parti Reconquête! d’Eric Zemmour. « Il faut fuir ce pays », lui écrit-il. Un autre candidat aux législatives pour Reconquête!, Praince Germain Loubota, tweete : « Va falloir rémigrer en masse Sihame ! En masse ! »

    « Tu sens bien que le but est d’intimider, de faire peur, de saturer ton espace digital. C’est pour dire : “on est là” et marquer le territoire, salir ton contenu », analyse Sihame Assbague. Pour elle, les réseaux sociaux facilitent « l’expression du racisme décomplexé » :

    « Cela dit quelque chose du sentiment de légitimité et de toute-puissance qu’ont les suprémacistes blancs, les racistes et l’extrême droite en général. »

    Les journalistes et militants racisés visés

    « On est aussi identifiés comme un média de banlieue, qui représente les quartiers populaires, par des gens de quartiers populaires, et en majorité racisés », assure Helena Berkaoui du Bondy Blog, certaine qu’il n’est pas seulement question de leur couverture journalistique des événements. « Quand on envoie par mail “Bougnoules”, on ne peut pas ignorer le caractère raciste. » « Ça vise aussi ce que tu représentes, ce que tu symbolises et le combat qu’on porte. Tu représentes les Arabes, les gens des quartiers populaires éloignés d’eux, qu’ils ne connaissent pas », abonde Taha Bouhafs. Helena Berkaoui poursuit :

    « On n’a pas non plus la même proximité que d’autres rédactions avec le sujet. Nous, on se dit “ça aurait pu être moi ou mon frère”. »

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    « Quand on envoie par mail “Bougnoules”, on ne peut pas ignorer le caractère raciste », assure Helena Berkaoui, rédactrice en chef du Bondy Blog. / Crédits : Capture d'écran

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    Helena Berkaoui regrette que la période de « décence » n'ait pas tenu : « Quand tu as des personnes qui parlent de nuisibles pour parler des gens qui nous ressemblent, c'est hyper violent ». / Crédits : Capture d'écran

    La journaliste du Bondy Blog regrette que la période de « décence » n’ait pas tenu : « Quand tu as des personnes qui parlent de nuisibles pour parler des gens qui nous ressemblent, c’est hyper violent (1) ». Un constat partagé par Nesrine Slaoui : « On débat dans l’espace public de la valeur de nos vies. On se rend compte qu’elles ne valent pas grand-chose. » Et ajoute :

    « Pour nous, c’est compliqué de prendre la parole et de rester actif parce que ça nous atteint. »

    « Tant que les gens voient dans ces messages l’impunité, ils ne vont pas s’arrêter », lance Assa Traoré. « Ce harcèlement se fait aux yeux de tout le monde, le système est spectateur du danger qui peut arriver, et s’il arrive quelque chose, ils seront responsables. Le gouvernement doit prendre ses responsabilités, c’est à lui de réagir. »

    Reporters sans frontières a lancé une hotline à destination des journalistes. Toutes les informations sont à retrouver ici

    (1) Edit le 05/07/22 : Le « te ressemblent » a été changé par « nous ressemblent ».

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