En ce moment

    17/08/2010

    Récit à la première personne d'une mission pas comme les autres

    J'ai sous-titré le premier film porno pour sourds et malentendants

    Par Benjamin Gans

    Depuis le 12 février, tous les programmes TV doivent être sous-titrés pour les sourds. Le genre X n'échappe pas à la règle. Mais décrire le bruit d'un doigt qui rentre dans un vagin humide n'est pas une mince affaire.

    Je suis l’élu. I am the One. Choisi entre tous pour une mission historique, inédite. C’est sur moi que le doigt du destin s’est posé pour sous-titrer pour la première fois dans l’histoire un film X pour les sourds et malentendants. Nous sommes en octobre 2009 et je fais des heures sup’ dans le sous-titrage depuis un mois seulement quand on m’appelle pour me confier cette mission. Le cœur vaillant, sentant le poids de l’histoire peser sur mes épaules, je ne me défile pas, je ne fuis pas mes responsabilités, j’assume : je serai le Christophe Colomb des temps modernes, le Neil Amstrong de l’audiovisuel.

    Les coquines de l’île de beauté: premier porno pour sourds

    Décision du CSA: tous les programmes TV devront être sous-titrés au 12 février 2010. Canal Plus a décidé de précéder la demande de deux mois avec Les coquines de l’île de beauté, le premier film porno sous-titré pour les sourds. Le titre évoque tout de suite la chaleur et la beauté des paysages corses, les plages de Palombaggia, le fromage des montagnes, et la musique mystérieuse d’I Muvrini.

    Mais pour débuter le film, il n’y a malheureusement pas de gros plan sur un beau Brocciu, ni sur la plage paradisiaque de la Palombaggia. Pas non plus d’I Muvrini pour nos oreilles de mélomanes éclectiques. La première chose que je sous-titre, c’est la musique signée Stéphane Delta qui accompagne l’accostage d’un petit yatch. Difficile de définir le style… J’indique juste « musique… gaie ». Voilà, et c’est vrai que le rythme, les sonorités électroniques, soutenus par un effet de flûte traversière provoquerait en moi je ne sais quelle ivresse joyeuse.

    Marco entame une valse charnelle avec deux créatures féminines

    Quelques plans plus tard, on passe aux choses sérieuses avec la première scène torride. Sous l’image d’un torrent dans la forêt, j’indique « eaux tumultueuses » signe annonciateur de rapports charnels. Deux créatures, une brune et une blonde, marchent délicatement sur les rochers qui longent le cours d’eau. Elles se déshabillent, totalement, et conversent, pas de la pluie, mais du beau temps. Elles rencontrent Marco qui n’a plus de crème solaire.

    Allongé sur le ventre, le jeune homme se décontracte au rythme des mains crémeuses glissant sur ses fesses légèrement poilues. Une musique que je retranscris en « musique douce » démarre. Comme aimantés, les corps se rapprochent et entament une valse charnelle intense, aux variations buccales, vaginales et sodomites.

    L’homme éjacule généreusement. Je ne dirai pas des litres, mais tout de même une quantité suffisamment importante pour tenir dans une fiole de Tabasco. J’indique quelque chose comme « râle de jouissance » ou « jouissance intense », au cas où un spectateur qui suit la dynamique narrative serait soucieux de coller parfaitement au récit. Notre héros inonde les visages comblés des deux jeunes femmes. Sur mon écran d’ordi, son sexe occupe environ 30 % de l’image, tandis que 10 % sont consacrés au décor et que les 60 % restant dévoilent les visages lumineux des deux jeunes femmes, visiblement ravies de bénéficier d’un soin bio euphorisant gratuit. C’est le moment que choisit le logiciel pour planter, figeant l’image avant qu’un message d’erreur ne se démultiplie à l’infini.

    Un bug embarrassant mobilise les techniciens du labo

    J’éteins, je rallume mon ordinateur, je me repositionne sur la scène. Re-bam ! Re-message d’erreur à l’infini qui finit par occuper la totalité de mon écran. J’attends quelques minutes, pensant que les circuits imprimés de ma carte mère sont peut-être trop vieux pour tant d’émotions et de rebootages consécutifs. Je le laisse tout reposer un moment. Mais non, à peine rallumé et repositionné sur la même scène, à la même minute et à l’identique seconde, le logiciel plante encore sur cette scène clé du film.

    Je prends mon téléphone et je tombe directement sur un technicien du service informatique. On me renvoie vers la jeune femme qui est mon interlocutrice dans la société. Dès les premiers échanges que nous avions eus concernant cette prestation particulière, j’avais senti sa légère gêne. Prenant le problème à bras le corps, elle me demande: « A quel moment du film as-tu ce problème ? » « 11 minutes 13 secondes 14 images… » lui répondis-je. Elle cale l’image. Silence… Re- Silence. « Euh, oui… Euh… » Re-re-silence. « Je n’ai pas de problème avec mon fichier, c’est bizarre. Je vais voir avec les informaticiens… Je te rappelle. » Et elle raccroche.

    Finalement, ce problème a duré plusieurs heures avant d’être résolu: plusieurs informaticiens se relayant et se retrouvant – la mine visiblement réjouie – face à la même image. Il aura fallu une nouvelle manœuvre technique à distance pour que je puisse poursuivre mon travail dans la sérénité. Au téléphone, un informaticien aguerri m’indique quelques fichiers à supprimer, et, comme par miracle, je réussis à atteindre les secondes qui suivent celles où se produisait le bogue. « Tu verras, il y a encore quelques bonnes scènes après… » me lance-t-il goguenard avant de raccrocher.

    Un film « sans complications »

    Le dialogue suivant a lieu devant une paillote, ces bars qui fleurissent l’été sur les plages corses:

    « – Ton premier jour s’est bien passé ? » demande Phil, concerné.
    - « Très bien. Mais c’est un travail difficile et fatigant… » répond Alexia, la voix lasse, soupirant sur son décolleté.
    - « Je suis content. » répond Phil en pelotant amicalement les formes de la jeune femme.
    - « Tu fais quoi Phil ? » s’exclame t-elle, interloquée mais pas choquée.
    - « Tu es belle. » répond Phil.
    - « Tu as un copain ? » demande l’ami de Phil.
    - « Non je n’en ai pas. Je ne veux pas de complications. » assure Alexia.
    - « Pas de complications ? Allez détends-toi. » dit Phil.
    - « Vous ne comprenez pas. Je ne veux pas de liaisons. » insiste la jeune femme.
    - « Qui a parlé de ça ? T’inquiète pas ! »  insiste Phil, les mains toujours aussi baladeuses.
    - « Vous êtes charmants tous les deux. Mais je ne veux pas choisir entre vous deux. L’un de vous ne sera pas content. Vous comprenez ? », répond-t-elle, réellement désolée.
    - « Tu n’as pas à choisir. C’est vrai. Tu peux avoir les deux. »

    Non, cette jeune femme ne cherche pas les complications et ça tombe bien parce que le scénariste du film non plus. D’ailleurs, toute personne ayant participé à ce film n’a cherché à aucun moment des complications que ce soit pour le décor, les dialogues, le montage, le doublage, la production, les accessoires. Rien n’y est compliqué. On est allé au plus simple. Et j’avoue que le sous titrage pour sourds et malentendants ne l’a pas été non plus.

    Des astuces pour sous-titrer

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/coquines.jpg

    Les charmes de l'île de beauté. / Crédits : CC.

    Au moment de débuter, je craignais d’avoir trop peu de vocabulaire pour décrire les émotions et sensations des personnages en action. Effectivement, on a rapidement fait le tour avec une liste de noms communs: Cri – Gémissement – Râle – Jouissance – Respiration – Plaisir – Grognement. Et d’adjectifs: Long – Saccadé – Étouffé – Retenu – Aigu – Rapprochés – Crescendo – Intense.

    Mais on effectue des combinaisons multiples: Cri aigu – Long râle – Respiration saccadée. Et, sophistication extrême, on combine plusieurs noms et adjectifs: Long gémissement de plaisir – Râle de plaisir intense – Respiration haletante et petits cris – Petits cris de plaisir crescendo – Long râle de jouissance.

    J’ai essayé de ponctuer ces descriptions de quelques onomatopées qui illustrent la satisfaction, le désir, le contentement, les sensations, tels que « oh, mmm, hou, ah… » De même, on agrémente les scènes de plusieurs « oui » ou « c’est bon » en fonction de la forme et du degré d’ouverture de la bouche à l’écran.

    Il faut également essayer de placer au bon moment les mots pour qu’ils ne bavent pas trop d’un plan sur l’autre. Si vous faîtes démarrer un « oh oui » sous les fesses d’une comédienne en pleine action, un malentendant un peu naïf pourrait croire à un exercice de ventriloquie anale. C’est pourquoi, dans ce métier, il faut s’appliquer à caler le texte à l’image prêt; texte qui ne doit jamais se superposer excessivement à l’action. Il serait dommage qu’un mot dissimule un téton gonflé, un testicule explosif ou un anus hospitalier. C’est un métier quand même… Et il serait également irrespectueux que le texte vole la vedette à l’image et à l’action.

    « Tu gagneras peut-être un Hot d’Or !»

    Après quelques heures de travail, j’ai terminé la totalité du sous titrage du film et aujourd’hui, j’ai rendez-vous avec le technicien de la chaîne responsable de la diffusion pour ce qu’on appelle très sérieusement dans le jargon du métier « la simulation ».

    Nous voilà à 4 dans les locaux de la société qui m’a commandé le film : la responsable de production qui dirige mon travail, le responsable de la chaîne cryptée accompagné d’une jeune stagiaire et moi. Cette stagiaire a une vingtaine d’année, elle suit une formation pour faire du sous-titrage. Elle engage la conversation. Elle a l’air enthousiaste et s’intéresse à mon travail. Mais au fil de la discussion je me rends compte qu’elle ne sait pas du tout à quoi est consacré l’exercice de cet après-midi. Elle pense peut-être que nous allons sous-titrer le dernier Chabrol, un vieux Visconti ou bien une série américaine à la mode.

    Dès les premières images, elle se rend compte de la corvée qui s’annonce. « Tu m’avais pas dit que c’était pour ça », dit-elle en se retournant vers son responsable, vexée sans vouloir en donner l’air.
    « Si ça te gêne, tu peux sortir si tu veux », répond-t-il calmement. Elle joue l’insensible et finalement, au bout d’une heure, elle abdiquera et quittera la salle pour aller apprendre autre chose.

    Je demande au responsable de Canal Plus si le sous-titrage d’un film X pour sourd et muets a déjà été fait. « Pas à ma connaissance. Tu gagneras peut-être un Hot d’Or !» Hé hé, je ris jaune… «Je suis sérieux.» ajoute-t-il en me fixant. Je ne ris plus du tout.

    Le son inconnu qui sort du vagin de Madame Nielsen

    Le responsable de Canal nous indique quelques préférences qu’il voudrait ajouter au sous-titrage. Là, les fesses de Cynthia claquent contre le buste de Marco, alors il nous demande d’inscrire « claquements de fesses ». Maintenant, Marco promène sa langue sur le clitoris d’une jeune hongroise. Monsieur Canal Plus voudrait que ce son soit porté à la connaissance du spectateur sourd: il nous invite à rajouter « claquements de langue ». Plus loin, Phil dévore la poitrine d’Alexia : rajoutez « bruit de succion ».

    Plus tard, nous sommes face à un son inédit et difficile à décrire, un vrai dilemme. Le strip ping-pong qui opposait le patron de l’hôtel, son employé, son copain Phil et la sulfureuse quinquagénaire suédoise Madame Nielsen a dégénéré. Le patron de l’hôtel a oublié le fameux principe « no zob in job » et il travaille ardemment son employée en faisant aller et venir ses doigts dans son orifice vaginal. Le son qui sort de cette manœuvre évoque à la fois le couinement plastique que ferait un ballon frotté contre un doigt humide et le frottement d’un savon sur un linge lavé à la main. Concrètement, cela fait « scouitch scouitch » ou « sploch sploch » selon la préférence mais on ne peut pas marquer cela. J’évoque timidement « frottement humide » qui n’est pas repris.

    Alors, il est décidé de faire appel à d’autres personnes de la société. C’est le brainstorming général. Une collaboratrice qui travaille à la comptabilité arrive, suivie d’un responsable de la société. « Alors qu’en penses-tu ? », demande le responsable. « C’est une sorte de clapotis…» dit sérieusement la comptable motivée par le challenge, le regard circonspect derrière ses petites lunettes rectangulaires. «  Non, un frottement… » insiste un autre « Un va et vient humide ? » tente le responsable. La décision est prise. Ce sera « claquements humides ».

    Pour les pornos on est perfectionniste

    Ce lundi 26 octobre, mon interlocutrice me rappelle. Canal Plus demande des modifications sur la version pourtant finale qui doit être diffusée en novembre. Il nous est demandé de faire disparaître les onomatopées et de les remplacer par des mots plus cohérents. Au lieu de « aaah », mettre « il jouit » par exemple, à la place de « mmm » insérer des gémissements de plaisir etc.… Je croyais pourtant en avoir terminé. Mais non. Le film a du être revu dans les bureaux du diffuseur et, décidément, ils sont perfectionnistes.

    J’affine mon texte, je cisèle mon œuvre. Ici une pointe de cris aigus, là un soupir de plaisir. Je termine par la scène finale, une partouze dans la paillote. Un chef d’œuvre ! Le film se clôt sur une musique gaie, la même qu’au début du film.

    Je regarde défiler ce générique et je me demande qui y apparaît sous son vrai nom : les comédiens Phil Holliday ou Cynthia Flower ? Manuel Lovely chargé du stylisme ? Jenny Speed l’accessoiriste, Dany Slow le régisseur ou son assistant Max Le Chat peut-être ? En tous cas, certainement pas Zozo et Jano les électriciens, quoi que…

    J’aurais pu demander à ce que mon nom y soit inscrit, en même temps que celui de la société pour graver dans l’éternité ma prouesse littéraire. J’y ai longuement réfléchi et après deux secondes, finalement, non…

    Une responsabilité unique

    J’ai annoncé à mes commanditaires que je ne souhaitais plus faire de sous-titrage de film X. J’ai été rappelé dans l’heure. Car, non, on ne quitte pas aussi impunément une mission aussi prestigieuse. C’est comme être le pilote d’une navette spatiale, ou le commandant d’un transatlantique. C’est un honneur et une responsabilité unique.

    Le responsable de la production me rappelle que je suis identifié chez le diffuseur comme « le responsable des sous-titres sourds et malentendants pour les films X ». Je suis l’auteur attitré, j’ai comme une charge, un mandat prestigieux que, peut-être, je devrais transmettre à mes enfants ou revendre à prix d’or comme une patente de taxi parisien.

    Essaie-t-il de me flatter ? Il me donne le week-end pour réfléchir. Je signale qu’il y a comme un léger dégoût à se retrouver plusieurs heures durant, seul devant son ordinateur, face à un torrent d’éjaculations, une orgie de sodomies, un mitraillage de double pénétrations, image par image, seconde après seconde. Il commence à comprendre que la mission n’est pas anodine et qu’il faudra peut-être prévoir une alternance « d‘ auteurs » pour ce type de programmes.

    Marie-Noëlle et l’Honneur des Mariani

    Finalement, je lui dis que je ne ferai pas plus d’un film X par semaine. Je continuerai quand même car ce sont des films qui se font assez rapidement. On me passera commande d’autres films. Marie-Noëlle, film français à gros budget, raconte l’histoire de la dévergondée fille du père Noël qui fait exploser les lutins de l’atelier de son père en les faisant jouir. Elle trouvera l’amour en la personne de Jean Balthazar le fils niais du père fouettard. J’ignore si des royalties ont été reversées à Jacques Dutronc.

    Ensuite, avec l’Honneur des Mariani, j’aurai l’éprouvante tâche de sous-titrer un drame pornographique social qui relate la décadence d’une famille corse exploitant un vignoble dans le sud de la France, ou en Corse, ou en Italie … On ne saura jamais … Dans cette histoire, le père veuf, se lamente de ses progénitures totalement débiles et incapables qui passent leur temps à abuser de la gentillesse des jeunes filles saisonnières qui aident à la récolte. Malheureusement, j’ai eu à sous-titrer ces deux films en moins de 72 heures. Et mon niveau de saturation finit par atteindre un seuil critique au terme de cet exercice. Ils trouveront sûrement un autre Baudelaire pour ce boulot.

    Le journalisme de qualité coûte cher. Nous avons besoin de vous.

    Nous pensons que l’information doit être accessible à chacun, quel que soient ses moyens. C’est pourquoi StreetPress est et restera gratuit. Mais produire une information de qualité prend du temps et coûte cher. StreetPress, c'est une équipe de 13 journalistes permanents, auxquels s'ajoute plusieurs dizaines de pigistes, photographes et illustrateurs.
    Soutenez StreetPress, faites un don à partir de 1 euro 💪🙏

    Je soutiens StreetPress  
    mode payements

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER