12/11/2019

Étude du religieux à l’école : peut-on encore être nuancé ?

À Bordeaux, une conférence sur la laïcité censurée

Par Christophe-Cécil Garnier

L’étude du religieux à l’école ne se focalise que sur ce qui pose problème. Selon le chercheur Benjamin Farhat, la situation est à nuancer. C’est ce qu’il voulait expliquer dans une conférence, finalement censurée à l’université de Bordeaux.

L’affaire était jusque-là passée sous les radars. Le 16 octobre dernier, devait se tenir une conférence du chercheur Benjamin Farhat sur « la place du religieux dans l’école laïque et dans l’expérience scolaire des élèves » à l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (Inspé) de Bordeaux, qui dépend de l’université. D’après nos informations, ce colloque a été retirée à la suite de pressions discrètes de la part du rectorat et du Conseil des sages de la laïcité. « Il y a eu une censure », estime un membre de l’Inspé.

Une « ambiguïté sur le contenu » ?

Rappel des faits. Chaque année est organisée au sein de l’institut les « Boussoles », des conférences qui permettent « d’approfondir les thématiques principales de la formation des futurs enseignants et du personnel de l’Éducation nationale », recontextualise cet anonyme. Annoncé sur Facebook et sur le site de l’Inspé, le colloque a totalement disparu des radars le 9 octobre. Il a en fait été annulé.

Après que la conférence a été annulée, les pages ont disparu. / Crédits : Multiples captures d'écrans.

En interne, on justifie ce choix par une « ambiguïté sur le contenu » de la conférence de M. Farhat, auteur d’une thèse consacrée aux « dimensions éthnoreligieuses de l’expérience scolaire ». Contacté, celui-ci n’a pas souhaité répondre aux questions de StreetPress. Nous avons cependant eu accès au résumé écrit par ce dernier [le texte est en intégralité en fin d’article]. Dans ses travaux, Benjamin Farhat tente d’étudier l’objet religieux à l’école. Et d’après ses recherches, l’étude sociologique de l’activité scolaire permet de découvrir des réalités nuancées et diverses. Si les phénomènes identifiés comme « religieux » sont parfois la source de tensions, il sont également à l’origine de solidarités et de liens entre les acteurs.

Des pressions du Conseil des Sages de la Laïcité

Mais cette vision nuancée ne passe pas vraiment. Les pressions sont d’abord venues d’un inspecteur pédagogique régional de l’université de Bordeaux qui a contacté l’Inspé et le responsable du cycle de conférences. « Il lui a fait savoir son mécontentement sur le titre et le contenu », explique une source au sein de l’institut. Dans un second temps, c’est le Conseil des Sages de la Laïcité, une instance mise en place par Jean-Michel Blanquer il y a plus d’un an qui monte au créneau. Elle est composée de Dominique Schnapper, la présidente, ou de personnalités comme Laurent Bouvet, Patrick Kessel ou Jean-Louis Bianco.

Dans les couloirs de l’Inspé, on confie qu’un mail de la présidente du Conseil des Sages a été envoyé à l’administrateur provisoire, où elle expose ses préoccupations concernant la conf’. Dominique Schnapper est une personnalité influente. « Ce n’est pas la personne à critiquer, lance une personne pour justifier son anonymat. Discuter à minima de sa parole équivaut pour certains à remettre en question la loi de 1905 ». Face à cette pression, le responsable du cycle des conférences de l’Inspé s’engage en interne et défend l’intervention de M. Farhat.

Contacté, ce dernier n’a pas souhaité répondre à StreetPress sur ce sujet. Tout comme Dominique Schnapper. « Je ne sais pas de quoi il s’agit », a-t-elle répondu avant de raccrocher brusquement.

L’Inspé, elle, a laissé l’université de Bordeaux répondre à sa place. Pour cette dernière, le format de la conférence semblait « peu approprié » :

« La question, complexe, aurait gagnée à être posée lors d’un séminaire de recherche, ce qui a été d’ailleurs préconisé. Le titre de la conférence créait également de la confusion sur un sujet qu’il convient d’aborder avec clarté et sérénité. »

Une tentative de négociations qui échoue

Le rôle du Conseil des Sages dans cette affaire n’étonne pas certains observateurs. « Ce sont des gens qui ne sont pas du tout favorable à l’enseignement laïc des faits religieux à l’école, et qui ont par ailleurs très peur de l’islam en général, pour ne pas dire plus », estime un spécialiste du sujet bien informé. « Ils ont pu percevoir un risque que ce soit perçu comme opposé à leurs positions, une laïcité non-discutée et idéologique, et ils n’ont pas contextualisé », ose avancer une personne de l’institut bordelais.

Face aux différentes pressions, les organisateurs de la conférence ont tenté de calmer le jeu. Ils ont modifié le titre – le « religieux » est devenu « fait religieux » – et nuancé certaines phrases.

« Ils ont accepté que ça pouvait être mal interprété dans un moment délicat, avec tous les faits divers qui se succèdent et un discours inquiétant et très islamophobe », confie une personne au sein de l’Inspé, qui cite comme exemples l’attaque au couteau à la préfecture de Paris – au départ considérée comme un attentat terroriste, venait d’avoir lieu le 3 octobre 2019 – ou les réactions virulentes provoquées par une affiche de la FCPE qui mettait en scène une femme voilée. « Ce n’est pas le moment de jeter de l’huile sur le feu, même si la fac est justement l’endroit pour en parler, en dehors des situations extérieures », juge un autre.

Peine perdue, malgré les efforts, la conf’ est bel et bien annulée. L’administration tente de sauver la face et envoie un mail aux concernés qui explique qu’elle pourra être maintenue, tant qu’elle a lieu hors des locaux de l’Inspé.

Au sein de l’institut, c’est le désarroi qui domine. « À force d’avoir peur, à juste titre ou non, de la religion, on a décidé d’exclure la discussion en milieu scolaire et dans la formation des enseignants », déplore un membre de l’Inspé. Un autre est plus catégorique :

« On constate que la complexité des choses n’est pas à l’ordre du jour. Aujourd’hui, si on n’est pas noir ou blanc, ou qu’on pense d’une certaine manière, on est catégorisé comme un ennemi par les laïcs ou la République en un clin d’oeil. Cette censure relève de ce climat dégradé. »

Le résumé de l’intervention de Benjamin Farhrat :

« Depuis les années 1980 et les premières affaires du voile, les manifestations de l’ethnicité et du religieux à l’école sont au centre d’une importante réflexion dans la société française. À la faveur de polémiques à répétition, les thématiques de l’ethnicité et du religieux, le plus souvent liées à l’Islam, reviennent continuellement hanter le débat sur l’école, au point de parfois se confondre avec lui. Son déploiement sur les scènes politique, médiatique et scientifique, notamment depuis les attentats de 2015 et de 2017, témoigne de son actualité et de sa grande santé : le problème ethnique et religieux, autrement dit le « problème musulman », se porte bien.

Des travaux récents dans les domaines de la sociologie et des sciences de l’éducation, que mes recherches visent à alimenter et à enrichir, ont entrepris d’interroger et de déconstruire les présupposés épistémologiques et théoriques qui participent de la construction du « problème musulman » dans l’école. Ces recherches, principalement ethnographiques et qualitatives, permettent d’entrevoir des réalités sociales et scolaires bien plus complexes, où le religieux est à même de former un espace de convergence entre les acteurs, plus qu’un espace de lutte et de compétition, mais également de peser sur la détermination d’un ordre local, de participer à la fixation d’un ordre scolaire pacifié davantage que de sa décomposition. »

Image d’illustration de Dominic Robinson sur Flickr, Creative Commons