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    28/01/2021

    La Métropole de Rouen veut les virer sans proposer de solution alternative

    Les gens du voyage intoxiqués par l’incendie de Lubrizol sont en plus menacés d’expulsion

    Par Léa Gasquet

    Depuis l'incendie de Lubrizol en 2019, aucune solution adaptée n'a été proposée aux gens du voyage domiciliés sur l’aire d’accueil voisine. Pire, la Métropole demande aujourd'hui leur expulsion.

    Cette fameuse nuit du 26 septembre 2019, Vanessa Moreira l’a racontée des dizaines de fois. Il était 2h du matin quand un gigantesque incendie s’est déclaré chez Lubrizol, l’usine Seveso, située à 500 mètres à peine de sa caravane. En quelques heures, 9.500 tonnes de produits chimiques sont parties en fumée et 8.000 mètres carrés de toiture en amiante se sont dispersés aux alentours. Elle a raconté les flammes immenses qui déchiraient la nuit, le ciel devenu rouge, l’explosion, l’odeur suffocante d’hydrocarbures, la panique. Elle l’a dit à France 2. À France 3. À Paris-Normandie. Au Monde. Et des lecteurs aux élus, on s’est ému de la situation des familles de l’aire d’accueil pour les gens du voyage de Petit-Quevilly. Comment une aire dite « d’accueil » avait-elle pu être construite au beau milieu de cet enfer ?

    Mais l’empathie politique est repartie comme elle est venue. Début 2021, les forces de l’ordre informent les familles qu’elles pourraient être expulsées dans de très brefs délais.

    Coincés en enfer

    « Nous, ce qu’on a découvert avec Lubrizol, c’est que la Métropole devait relocaliser l’aire depuis longtemps. En janvier 2013, il y avait déjà eu un problème, une fuite de Mercaptan », se souvient Vanessa Moreira, 39 ans, l’air soucieux dans son sweat-shirt gris orné d’un Mickey. Elle poursuit :

    « J’étais enceinte, j’ai perdu le bébé début février. Je ne saurai jamais si c’est à cause de Lubrizol. »

    Cette mère de cinq enfants vit depuis plus de dix ans sur cette aire en pleine zone industrielle, sur la rive gauche de l’agglomération rouennaise. C’est un terrain goudronné de 25 emplacements, sans l’ombre d’un brin d’herbe, bordé de grilles et de blocs en béton : dans le “gros bloc”, la loge du gardien, dans les “petits”, les sanitaires vétustes. Cette aire, ouverte en 1997, a été jugée obsolète et située dans une zone à risque par les rédacteurs du schéma départemental de 2012. Ce document, négocié entre l’État et le département, formule des recommandations et fixe les objectifs en matière d’accueil des gens du voyage. Il recommande expressément sa « relocalisation ». À l’horizon, des usines pétrochimiques et les immenses silos de blé, qui font l’été une poussière si dense que « l’on dirait qu’il neige », décrit Victoria, 20 ans, l’aînée de Vanessa Moreira, emmitouflée dans une robe de chambre en pilou. Le nombre de résidents varie en fonction des passages, mais la plupart des familles vivent là depuis des années.

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    Les familles vivent avec la peur d'être expulsés. / Crédits : Léa Gasquet

    Dans les jours qui ont suivi la catastrophe, soutenus par des renforts inattendus – une anthropologue, un photographe et un juriste – les familles alertent la presse sur leur situation, répondent aux interviews, rédigent une tribune. Mais aucun signe de la Métropole (1), pourtant gestionnaire des aires d’accueil. « Il y a bien un agent qui est venu, mais c’était pour réclamer les paiements des emplacements », précise Victoria, qui ajoute :

    « Comme si de rien était. »

    Les voyageurs écrivent pour demander de l’aide : un endroit, même provisoire, pour ne pas s’éloigner de l’école des enfants, mais fuir les émanations toxiques. Alors qu’au même moment, juste à côté de leurs caravanes, le chantier de déblaiement a démarré. Ils entament des démarches pour se « sédentariser » – en demandant par exemple d’être locataires d’un terrain, où ils pourraient s’installer en famille. Par retour de courrier, la Métropole répond qu’ils peuvent se rendre sur d’autres aires s’ils le souhaitent. En somme, qu’ils se débrouillent. Cinq familles décident alors de porter plainte pour « non-assistance à personne en danger ». Vanessa Moreira est auditionnée à l’Assemblée nationale par la mission d’enquête sur l’incendie de Lubrizol, le 12 décembre 2019. Rien n’y fait. Plus d’un an après la catastrophe, rien n’a changé.

    Faux espoir

    « On avait commencé à croire que tout ça n’avait servi à rien, mais on a repris espoir après les annonces du président de la Métropole. Alors, on ne s’attendait pas à ce qu’ils nous expulsent… », reprend Vanessa Moreira, amère. En septembre dernier, Nicolas Mayer-Rossignol, le nouveau maire de Rouen et président du conseil métropolitain, tweetait : « Accueillir des gens du voyage à côté des usines n’est pas digne. Nous avons décidé de fermer, à terme, ce site. Des solutions alternatives d’accueil seront créées et proposées ». Au même moment, les familles reçoivent des visites, mais pas de courtoisie : des huissiers viennent à plusieurs reprises escortés de policiers. Puis en janvier, les forces de l’ordre leur annoncent que six familles risquent d’être expulsées. La Métropole a saisi le juge des référés.

    Dans la caravane de Vanessa Moreira qui fait office de salon-cuisine, un canari piaille dans sa cage, les chiens se chamaillent, le café fume dans l’air frais. Elle s’agace :

    « On nous accuse de s’être raccordé illégalement à l’eau et à l’électricité, mais c’est n’importe quoi ! On paye pour tout ici. C’est même cher pour ce qu’on a. »

    Deux places à 2,50 euros par jour du lundi au vendredi, soit 100 euros par mois pour le stationnement, plus l’électricité à 0,10 euros le kilowattheure pour le chauffage et l’eau à 3,50 euros le mètre-cube, déroule-t-elle sans hésitation. Le tout, prépayé en début de mois. « Ils mettent tout le monde dans le même sac parce qu’on est des gens du voyage ? Si des personnes qui ne sont même plus là se sont branchées illégalement, en quoi ça nous concerne ? », s’interroge-t-elle face à cette sanction collective. En comparaison, il est difficile d’imaginer l’expulsion de tous les locataires d’un immeuble si l’un d’eux est accusé de tapage nocturne. Car dans ses courriers de mise en demeure, la Métropole ne tient pas directement pour responsables les destinataires, mais désigne sans précisions « certains résidents », ou encore « les fautifs ». De qui s’agit-il ?

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    « On ne s'attendait pas à ce qu'ils nous expulsent » / Crédits : Léa Gasquet

    La plainte de la Métropole est floue : suite à un premier constat d’huissier, il est précisé que les résidents en faute ont aussitôt débranché leurs raccordements illicites. Lors de sa seconde visite, l’huissier ne constate qu’un branchement, que l’intéressée conteste. Une simple attestation signée par le directeur adjoint à l’accueil des gens du voyage qui observe un raccordement à l’extérieur du site est pourtant utilisée pour incriminer toutes les familles. Mieux, lors de leur visite surprise pour notifier la demande d’expulsion, les policiers ont constaté que tout était en ordre : « Mentionnons n’avoir constaté aucun branchement illégal ni en eau, ni en électricité sur les emplacements », peut-on lire sur leur procès-verbal.

    Détournement de pouvoir

    Pour Me Vincent Souty, qui défend les familles auprès du Tribunal administratif, le dossier est creux et se contredit. Il serait urgent d’expulser ces familles car la Métropole « fait face à un flux continu de demandes d’emplacements » et « que les capacités d’accueil risquent d’être saturées ». Or, un document versé à la requête stipule que neuf places restent libres sur l’aire de Petit-Quevilly. « Les manquements ne sont pas démontrés et encore moins imputables aux personnes visées par la requête. La Métropole avait annoncé la fermeture prochaine de l’aire. Tout cela donne l’impression qu’on cherche à se débarrasser d’eux », craint Vincent Souty, qui estime que la procédure relève d’un « abus de pouvoir ».

    Le dossier sera examiné par le Tribunal administratif dans les prochains jours. « Nous avons conscience de la difficulté vu le contexte sanitaire. Mais nous souhaitons qu’une audience ait lieu pour que les familles puissent être entendues. C’est leur vie qui est en jeu », ajoute Me Souty. En cas d’expulsion, elles pourraient être contraintes de partir aussitôt, les voyageurs n’étant pas protégés par la trêve hivernale.

    Les familles craignent, en guise de double peine, d’être blacklistées des aires gérées par la Métropole. Deux des fils de Vanessa Moreira et leur cousine sont scolarisés dans un collège de la rive gauche. Atteints de surdité, les garçons devaient bientôt intégrer un établissement adapté. Quant à sa belle-mère, lourdement handicapée, elle est suivie dans une clinique à proximité où elle est traitée par dialyse trois fois par semaine et reçoit des soins quotidiens. « Je peux t’assurer que trouver une infirmière qui vienne sur l’aire, ça n’a pas été facile », soupire Vanessa Moreira. « On ne peut pas partir d’ici ».

    (1) Contactée, la Métropole Rouen Normandie nous a fait parvenir une réponse à la mi-journée. Elle tient à préciser que les branchements sans autorisation sur un transformateur EDF et sur le réseau d’eau potable constatés en septembre par ses services sont le fait « d’une minorité de Gens du Voyage de l’aire de Petit Quevilly ». Elle « condamne fermement ce genre de pratiques qui mettent en danger les autres résidents de l’aire et sont contraires à la réglementation de celle-ci. »

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