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    30/03/2011

    Envoyé Spécial accumule les erreurs et contre-vérités sur le journaliste libyen Mohammed Nabbous

    5 leçons sur la télé à papa et les nouveaux médias

    Par Jacques Torrance

    Cela devait être un hommage à un journaliste de l'ère digitale. Envoyé Spécial qui diffuse un reportage sur Mohammed Nabbous. Sauf qu'entre erreurs factuelles et photomontages assumés, on a enterré les principes de base du journalisme. Ouch.

    L’histoire de Mohamed Nabbous , journaliste libyen qui a travaillé sur le web pendant le premier mois de la révolution libyenne depuis Benghazi, force le respect. Pendant 4 semaines, il utilise ses compétences en ingénierie télécom pour créer Al Hurra TV la première web TV libyenne qui diffuse en direct 24h/24 via satellite alors que le web est bloqué.

    Il anime une équipe de caméramen et de modérateurs qui recoupent les infos qui parviennent du terrain. Il se branche sur des caméras installées dans Benghazi qui diffusent en direct les images de la révolution. Mo’ meurt le 19 mars, touché à la tête par un tir de sniper. Cette incroyable expérience journalistique de l’ère digitale est très bien rapportée ici et ici .


    On aurait préféré tirer notre coup de chapeau à Envoyé Spécial pour son reportage . Hélas notre fact-checking du sujet relève 6 grosses erreurs et approximations. C’est la mode en ce moment pour les petits jeunes du web de balancer aux vieux routards de la presse ou de l’édition leurs boulettes. On en a tiré 5 leçons. Mais on vous jure qu’on ne fait pas ça de gaieté de cœur.

    1 La télé à papa pille le web sans citer ses sources

    Les 10 premières minutes du sujet d’Envoyé Spécial reprennent des dizaines de vidéos et d’images tapées sur Youtube et Google Images. Aucune des photos n’est créditée ou sourcée. 25 secondes d’un entretien audio avec Mohamed Nabbous réalisé par le site américain Democracy Now sont diffusées sans mention de la source.

    Mais les télés elles s’offusquent quand leurs contenus sont copiés : TF1 réclame en ce moment 221 millions d’euros de dommages et intérêts pour contrefaçon à Youtube et Dailymotion qui diffusent des extraits vidéos de la chaîne.


    Rappelons simplement aux mastodontes de l’info que les contenus sont aussi largement encadrés sur le web . Mais que – ô merveille – la reprise est souvent autorisée sous certaines conditions . Et qu’ un large courant du journalisme en ligne (les geeks d’ Al Jazeera en font partie) développe l’idée d’une reprise des sujets des confrères à partir du moment où la source est citée.

    2 Le journaliste peut tout dire tant qu’il pose bien sa voix

    La voix de commentaire du journaliste qui marque un temps d’arrêt puis descend pour conclure est devenue un cliché du documentaire télé. Une marque de fabrique « grand reporter » qui vient rattraper une recherche d’infos trop juste. Quelques unes parmi les informations fausses de la voix off:

    Erreur 1 : A 9“40 « Tous les jours, il est en duplex avec CNN »

    Faux : Nabbous n’a réalisé qu’un seul duplex avec CNN. Et c’était dans la nuit du 19 au 20 février.

    Contacté par StreetPress, Gilles Jacquier (la voix off, c’est lui !) qui cosigne le reportage avec Lucas Menget et Edouard Perrin (qui eux ont réalisé la partie terrain du docu à Benghazi) répond :

    « Il [Nabbous] en a fait plusieurs [des duplex]. Allez vous renseigner chez CNN, vous verrez ».

    CNN diffuse des images d’interview de Nabbous au lendemain de sa mort.

    nabbous-cnn.jpg

    Renseignement pris par téléphone auprès du journaliste de CNN présent sur le livestream d’Al Hurra TV pendant le duplex sur la chaîne d’information américaine : « Il m’est impossible de vous confirmer si Nabbous a fait un ou plusieurs duplex car personne n’est présent ici tout le temps. Pour vous le certifier, il faudrait que quelqu’un cherche et compte ». Les dizaines de modérateurs du chat de la web TV qui archivent tout ce qui se dit sur Nabbous que ce soit en vidéo, son ou photo et dans toutes les langues n’ont compté qu’un seul duplex.

    Gregory Leclair, qui a joué le rôle de modérateur puis « d’attaché de presse bénévole » de Nabbous nous confirme : « S’il y avait eu d’autres duplex, les links auraient tournés sur le chat, et je n’en ai pas vu ».

    Erreur 2 : A 9“50 « Le dernier [duplex avec CNN] date de la veille de sa mort »

    Faux : Dans cette séquence du reportage, on voit une vidéo de Nabbous sur CNNLa même séquence qu’à l’erreur 1 mais rediffusée par CNN au lendemain de sa mort ! Dans la vidéo complète, quelques secondes auparavant, Don Lemon de CNN lance le sujet en disant « dans les premiers jours de l’insurrection libyenne, j’avais parlé avec le jeune homme».

    Explication de Gilles Jacquier d’Envoyé Spécial :

    « C’est une petite erreur effectivement. En fait c’était un “blow” repris par CNN, suite à un hommage qui lui est rendu. (…) Sur le fond ça ne change pas grand chose, [car ce qu’il dit] il l’a répété plusieurs fois que ce soit sur son site ou pour d’autres médias (…) Donc ça ne change rien au fond de l’histoire».

    Erreur 3 : A 0“20 « Le 17 février son appel résonne sur Internet »

    « Le 17 février son appel résonne sur Internet » affirme le journaliste avant qu’on ne voit Nabbous déclarer : « We want our freedom ». L’appel diffusé date en fait du dimanche 20 février, vers 2 heures du matin. StreetPress était présent sur le livestream et a filmé ce passage . Ca aurait arrangé Envoyé Spécial que son « rebelle », comme il est présenté dans le sujet, lance son appel le 17 février, le jour symbolique du début de la révolte libyenne. Mais pas de bol, il crée sa web TV 2 jours plus tard, le 19 février et lance son appel en direct le 20.

    Erreur 4 : A 5“20 « CNN va même l’élever au rang de héros»

    La voix off du reportage : « Des milliers d’hommages, jusqu’aux plus grandes chaînes de télévision. CNN va même l’élever au rang de héros ». Une vidéo où l’on lit « Nominate him for CNN Heroes » est diffusée en même temps.

    Nabbous mériterait 1.000 fois d’être déclaré « CNN Heroe 2011 » et ça sera peut-être le cas. C’est ce que demande un internaute dans la vidéo « Nominate him for CNN Heroes », où les nominations reposent sur le plébiscite du public sur le site de CNN. Mais aujourd’hui c’est faux.


    « CNN Heroes, ce sont les gens qui doivent proposer des personnes », nous confirme-t-on à CNN : « Ca n’est pas lié au nombre de votes mais plus une personne est proposée, plus elle a de chance d’être nominée ». Pour l’instant, Nabbous n’apparaît nulle part sur CNN Heroes. Mais si vous voulez le proposer, c’est par ici .

    3 “La télé, c’est du montage” une autre excuse

    Coco ça serait tellement mieux pour l’histoire qu’on laisse entendre que le personnage tombe sous les balles pendant son direct ! Et sinon on se fait un petit montage photoshop pour que la Web TV soit plus vraie que vraie ?

    Erreur 5 : A 2“15 « Ultime témoignage : Mohamed tombe sous les balles » ou le fantasme de la mort en direct à la télé

    « Voici la bande sonore de son dernier reportage » annonce la voix off à 1’55’‘. On entend la voix de Nabbous sur fond d’échanges de tirs « Je suis au milieu d’une fusillade, dit Nabbous, il y a énormément de tirs… où est le tireur ? Il doit être là-haut [bruits de tirs] ». « Ultime témoignage : Mohamed tombe sous les balles », conclut la voix off.

    Nabbous tombe-t-il sous les balles qu’on entend ? Non, Nabbous sera tué dans un autre secteur de Benghazi plus tard dans la journée . Pourtant c’est clairement ce que laisse entendre le montage. Même si le journaliste qui l’a réalisé s’en défend :

    « Oui c’est son dernier reportage on n’est pas d’accord ? Et je ne dis pas qu’il meurt dans la seconde qui suit. Je n’ai jamais dis ça »

    Erreur 6 : Un montage photoshop pour montrer la Web TV de Nabbous

    La version présentée dans Envoyé Spécial ? Un photomontage.

    nabbous-envoye-special.jpg

    La page de la Web TV de Nabbous qu’on aperçoit dans le reportage n’a jamais existé telle qu’elle est présentée : Les logos et photos au dessus de la vidéo ne correspondent pas, le chat vidéo a disparu. Comme l’explique Gilles Jacquier :

    « On a incrusté [une image du site] en fond d’écran » derrière la vidéo de Nabbous. « C’est un sujet internet. On l’a mis pour que les gens sachent à quoi ressemblait cette web télé ».

    Louable intention. Est-ce qu’il ne faut tout de même pas signaler aux téléspectateurs qu’il s’agit d’une reconstitution, d’un photomontage ? « Vous savez, la télévision c’est du montage », nous lâche Jacquier, lauréat du prix Albert Londres en 2003. Reçu 5 sur 5 Monsieur l’Envoyé très Spécial.

    4 (upper) Les médias traditionnels français sont à la ramasse

    « Tout ce qui est balancé sur le net, c’est difficile de vérifier » lâche à StreetPress Gilles Jacquier, qui revient sur son sujet : « Il y a une histoire à faire (…), avec des images internet pour [l’essentiel], qui sont aussi difficilement vérifiables, d’où la difficulté de faire ce portrait là ».

    La médias traditionnels français sont largement à la ramasse sur les réseaux sociaux et ne savent pas comment les utiliser. Mais gageons que ça viendra. Le New York Times comme ABC ont leurs « social media reporters », chargés de couvrir les médias sociaux. Des les premières heures du livestream de Nabbous , la Beeb, CNN ou même la tant critiquée Fox News venaient sur le chat chercher des informations.

    Et les médias sociaux ont été un matériau de première main pour les gros networks anglo-saxons, rappelle Vadim Lavrusik qui enseigne à la Columbia University Graduate School of Journalism.

    «Tout ce qui est balancé sur le net, c’est difficile de vérifier» Gilles Jacquier

    Lavrusik cite Riyaad Minty , le social media editor d’Al Jazeera English qui explique que Facebook a permis aux reporters de la chaîne de « prendre le pouls du terrain » pendant les révoltes en Afrique du Nord. Al Jazeera a pu savoir quelles manifestations étaient prévues et prendre des contacts directs avec des sources: « Ca nous a permis de comprendre comment les citoyens de certains pays pensaient et ce qu’ils avaient en tête ».

    5 Le «journalisme d’assertion» tue l’info

    Quand les journalistes d’Envoyé Spécial ont décidé de « raconter l’histoire singulière d’un révolutionnaire à part », Nabbous était déjà mort. On a pris l’habitude de la cavalerie qui arrive en retard. Les grosses machines d’info à la française n’ont pas l’agilité des pure players d’info sur web ou des networks anglo-saxons. Dont acte.

    En arrivant après la bagarre, il faudra donc faire appel à des documents réalisés par d’autres : Pourquoi ne pas les citer ? Il faudra réaliser des reconstitutions : Pourquoi ne pas les signaler ? Le format télé impose de raconter une histoire : Fallait-il en rajouter ?

    Vérification vs. Assertion

    « N’ajoutez rien à ce qui n’est pas là » et « soyez le plus transparent possible quant à vos méthodes » sont 2 des 5 règles de base d’un « journalisme de vérification » , rappellent les journalistes Bill Kovach et Tom Rosenstiel dans The Elements Of Journalism . L’écueil, pour Kovach et Rosentiel, c’est un « journalisme d’assertion » qui se dispense de ces règles mais vient asséner, marteler, sans vérifier ni recouper et qui ne se remet jamais en question.

    Dans la télé à papa le « journalisme d’assertion » raconte de belles histoires mais a tué l’info. Dites ça à Françoise Joly et Ghislaine Chenu et elles vous tuent.

    Edit vendredi 16h30 : Ajout en partie 2 d’une précision sur le rôle de L. Menget et E. Perrin. Ajout en partie 4 de l’info sur les networks anglo-saxons venus chercher des infos sur le livestream de Nabbous.

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