24/10/2013

Le difficile suivi des prisonniers toxicomanes

« Le détenu aiguisait sa seringue sur une pierre tellement elle avait été utilisée »

Par Robin D'Angelo

Des seringues stériles à disposition des détenus ? C'est ce que réclament des médecins qui travaillent en milieu carcéral. Car si la prison concentre les usagers de drogues, elle ne propose rien pour réduire les risques liés à leur consommation.

Christophe* a 17 ans d’héroïne derrière lui, dont 10 passés derrière les barreaux pour avoir vendu de la drogue. Pour « H », l’ancien détenu de 35 ans se souvient comment il a pu continuer son business de revente d’héroïne dans l’enceinte d’une prison du nord de la France au milieu des années 2000 :

« Dans toutes les prisons, les parloirs c’est un gruyère. Vous “coffrez” comme on appelle ça. C’est-à-dire que vous mettez l’héroïne dans des bonbonnes que vous vous insérez dans l’anus. »

Apparemment rien de plus facile. « Il faut préparer. Vous mettez un peu de Nivea et ça va tout seul. » Dans le cas de Christophe, c’est son frère qui faisait entrer l’héroïne dans le parloir, avant de procéder à l’échange d’une cavité à l’autre. Christophe se souvient avoir eu 10 clients réguliers par semaine pendant son incarcération. De quoi lui assurer sa consommation perso. Mais selon lui, certains dealers pouvaient se faire jusqu’à 5.000 euros par mois en détention :

« C’est qu’en prison, les prix gonflent. Le gramme d’héroïne, qui à l’époque valait 50 euros dehors, moi je le vendais 80 euros dedans. »

La prison concentre les toxicomanes

« La consommation d’héroïne en prison n’est pas marginale mais importante », corrige Olivier Sannier, praticien au centre pénitentiaire de Liancourt de 2006 à 2013. Pour démontrer l’ampleur du phénomène, ce médecin généraliste a mené la seule enquête en France qui jusqu’à ce jour a interrogé des prisonniers pendant leur détention. Les résultats sont éloquents : en 2011, 20% des détenus de la prison de Liancourt étaient des consommateurs d’héroïne et 8% en avaient consommé lors leur incarcération. L’enquête Coquelicot, publiée en 2006, démontrait, elle, que 12% des drogués qui effectuaient un séjour en prison continuaient de s’injecter des produits pendant leur détention. « Il n’existe aucun autre espace comme ça en France », synthétise le docteur Sannier, qui ajoute :

« La prison concentre les usagers de drogue et concentre aussi la consommation. Et malgré ça, nos moyens sont extrêmement réduits par rapport au milieu libre. »

Programme d’échange de seringues

Depuis 2004, la politique de réduction des risques est inscrite dans la loi de Santé publique. Elle fixe des stratégies de prévention pour limiter les risques sanitaires liés à la consommation de drogue. Parmi lesquelles, des programmes d’échange de seringues. Mais en prison, les usagers de drogues n’ont pas accès à du matériel stérilisé alors que la loi « santé prison » de 1994, garantit « dans les mêmes conditions » l’accès « aux actions de prévention » entre établissements pénitentiaires et service public hospitalier. Une situation paradoxale, car si la prison rassemble les toxicomanes, elle concentre aussi les maladies infectieuses, VIH et hépatite C en tête. L’enquête Prévacar de 2010 auprès de 2.154 prisonniers démontrait que 2% d’entre eux étaient séropositifs et 4,8% atteints du VHC. Des taux de prévalence entre 2 et 5 fois supérieurs à ceux de la population française.

Christophe alerte, lui, sur les conditions dans lesquelles se shootent les détenus :

« Vu qu’on dépend des parloirs, si on ne voit pas notre famille pendant un mois et qu’on a qu’une seringue, c’est super compliqué. J’ai vu un détenu qui aiguisait sa seringue sur une pierre tellement elle avait été utilisée »

L’ancien toxicomane qui a décroché à sa sortie de prison en janvier 2013 voit aussi une autre bonne raison de distribuer des seringues :

« Les personnes qui se shootent en prison se cachent et sont vraiment à l’écart. C’est dangereux en cas d’overdose. Avec un programme d’échange de seringues, les médecins seraient au courant de qui se shoote. Ils pourraient les cibler et les localiser. »

Traitements de substitution

Laurent Michel, psychiatre au centre d’addictologie Pierre Nicole (Paris) et qui a longtemps travaillé en maison d’arrêt, insiste :

« le programme d’échange de seringues est emblématique mais il ne faut pas limiter l’ensemble des revendications à cela. »

Le spécialiste et militant rappelle que les séroconversions en milieu carcéral sont très rares. Il préfère insister sur le « personnel soignant en sous-effectif, écartelé par tout un tas de missions, et mal formé à la réduction des risques. C’est une question politique : on a les outils mais pas les moyens. »

Avec 850.000 euros alloués en 2012, la prise en charge des addictions est le plus petit budget de l’offre de soins aux détenus. Au centre pénitentiaire de Liancourt où Olivier Sannier travaillait, un seul éducateur à temps plein était chargé du suivi des toxicomanes. Le doc s’offusque :

« C’est moins que dans n’importe quel Caarud ! (les structures qui rassemblent les dispositifs de réduction des risques). A Liancourt, avec 80 personnes en traitement de substitution, on ne peut pas proposer un suivi de sevrage ou psychiatrique. »

Christophe, qui a connu 5 centres pénitentiaires, raconte, lui, comment il détournait son traitement de substitution devant l’absence de suivi : « Si on ne demande pas à voir le médecin, on ne le voit pas. Le Subutex par exemple, on te le balance dans la cellule et c’est “débrouille-toi”. La porte se referme. C’est un médicament sublingual mais je n’ai jamais vu personne se le mettre sous la langue. Tout le monde se l’injecte ou se le sniffe. En fait, tu stockes ton traitement de substitution pour le jour où tu n’as plus d’héroïne. Comme ça, ce jour-là, tu prends une dose beaucoup plus forte. »

* Christophe ne s’appelle pas Christophe