23/05/2017

Pourquoi les mouvements sociaux se radicalisent

Par Manuel Cervera-Marzal ,
Par Sarah Lefèvre

On a causé manif, ZAD, black bloc, syndicats et utopies avec le sociologue Manuel Cervera-Marzal. Il nous explique pourquoi « on vit une période de radicalisation des forces politiques et sociales en France ».

Comment percevez-vous la dynamique contestataire en France ?

Comme plus incertaine que jamais. Je suis aussi convaincu que le monde que l’on connaît est en train de s’effondrer. 8% de votes blancs et 25% d’abstention au second tour des présidentielles, c’est un record ! On n’assiste plus à une simple méfiance vis-à-vis des institutions de la Ve République, mais à leur rejet massif. On a beaucoup à craindre ou à rêver de l’avenir. Ce qui est sûr, c’est que cela ne va pas rester en l’état.

Dans votre bouquin, vous dites que les mobilisations s’orientent de plus en plus vers des modes d’action « extra-légaux », c’est-à-dire ?

C’est une autre dynamique que l’on observe. Les plus déterminés agissent de plus en plus en dehors de la loi. Je préfère parler d’« extra-légalité » plutôt que d’« illégalité », car ils ne sont pas majoritairement contre la loi, mais contre le légalisme : ils refusent d’obéir de manière aveugle ou inconditionnelle aux lois. Quand ils désobéissent, c’est pour remplacer une loi par une autre plus juste, plus équitable. Je fais cette différence car ce ne sont pas des « hors-la-loi » selon moi, ou de mauvais citoyens. Au contraire, ils désobéissent et prennent des risques face à des situations qu’ils jugent anti-démocratiques.

Banc public / Crédits : Sarah Lefèvre

Qui sont ces « nouveaux désobéissants » ?

Les combats se multiplient et se diversifient. J’en distingue trois types. Les Zad d’abord, les « zones à défendre » contre les grands projets inutiles. Il y a bien sûr les cas emblématiques de Notre-Dame-des-Landes (NDDL), du barrage de Sivens, mais aussi le grand stade de Lyon, Europacity à Garges-lès-Gonesse, les déchets nucléaires à Bure, la ligne Lyon-Turin, etc. Ça foisonne ! Il y a toujours eu des mouvements que l’on appelle « nimby » pour « Not in my backyard » [pas dans mon jardin], refusant le projet d’une centrale ou d’une décharge pour ses propres intérêts. Mais ces nouvelles mobilisations territoriales ont une dimension publique et politique forte. On ne se bat pas seulement contre l’aéroport à NDDL, mais aussi contre le monde qui va avec.

Émergent aussi de plus en plus d’actions de désobéissance civile, comme les mouvements anti-pubs qui barbouillent ou déchirent des affiches dans l’espace public ou encore les actions spontanées de collectifs féministes comme les Femen, pour ne citer que les plus connues.

Il ne faut pas non plus oublier que certains contestataires se retrouvent extra-légaux, sans l’avoir choisi. Le droit de grève est remis en question depuis la mise en place du service minimum. En 2015 ou 2016, des manifestations ont été interdites, comme lors de la Cop 21 ou au printemps dernier. Sous prétexte d’État d’urgence, nous vivons dans un monde de plus en plus sécuritaire. Ces actions deviennent extra-légales, non pas parce que les contestataires se radicalisent, mais parce que l’État est de plus en plus autoritaire.


« On ne se bat pas seulement contre l’aéroport à NDDL, mais aussi contre le monde qui va avec. »

Manuel Cervera-Marzal, sociologue

On vit en réalité une période de radicalisation des différentes forces politiques et sociales. D’un côté, le racisme d’État, les violences policières, la criminalisation des mouvements sociaux ; de l’autre, des militants de plus en plus déterminés.

Le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, l’un des gros dossiers du gouvernement, est à l’arrêt. La mobilisation a marché ?

L’échec cuisant du quinquennat Hollande, c’est bien NDDL. On ne le souligne peut-être pas assez. L’ancien Président voulait à tout prix que le dossier aboutisse, tout comme son premier ministre, Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes. Pourtant, 300 irréductibles et tous leurs soutiens en France, ont réussi à faire échec au gouvernement, malgré un préfet de Bretagne, Patrick Strzoda [de 2013 à 2016]
particulièrement déterminé. L’homme est surnommé « Monsieur Flashball » depuis sa gestion des manifs contre la loi travail à Rennes (un étudiant a été éborgné par un tir de lanceur de balle de défense le 28 avril 2016).

Patrick Strzoda est ensuite devenu préfet de la région Île-de-France, en charge de la manif du 1er mai à Paris. De bonne augure pour les futures manifestations ?

Cette nomination est un signe fort. D’ailleurs, au lendemain du 1er mai, les médias ont relayé la photo du policier en train de brûler, mais n’ont pas cherché à en savoir plus sur le bilan des équipes de street medic. Ils ont pourtant relevé près de 130 manifestants blessés ce jour-là. Et puis quelques jours plus tard, lors du débat contre Marine Le Pen, le candidat a dit qu’il allait démanteler « toutes les associations qui invitent à la haine et à la violence ». Il a dit ça, oui ! L’expression est terriblement vague. On peut imaginer qu’il va dissoudre une ou deux sectes djihadistes, mais il annonce aussi qu’il peut s’en prendre aux assos militantes pas assez « Charlie », et donc aux opposants politiques. Je pense qu’on a toutes les raisons de le craindre.

De craindre Emmanuel Macron ?

Le plus inquiétant, c’est justement l’image plutôt libérale de cet homme sur le plan des mœurs et dans la sphère sociale, même au sein de la gauche radicale. On sait qu’il va détricoter le droit des salariés, mais on se dit que pour les musulmans ça va aller, que dans la rue, il ne sera pas trop vénère. Rappelons qu’il a soutenu les maires et leurs arrêtés anti-burkinis l’été dernier. Son défilé d’intronisation sur les Champs-Élysées était particulièrement militaire. Le front social sera aussi un front anti-répression. D’ailleurs, on a vu le 8 mai à Paris les CRS fendre en deux le défilé, de façon complètement arbitraire, pour isoler le cortège de tête. Il n’y avait pourtant pas eu de débordement avant.


« Le plus inquiétant, c’est justement l’image plutôt libérale de cet homme [Macron] sur le plan des mœurs et dans la sphère sociale, même au sein de la gauche radicale. »

Manuel Cervera-Marzal, sociologue

Le front social a manifesté le 8 mai à Paris contre son élection. 70 unions syndicales ou collectifs (CGT, SUD, DAL, Urgence notre police assassine…), mais à peine 7 000 personnes dans la rue, selon les organisateurs. Pourquoi cette manifestation a été peu suivie ?

À ma connaissance, c’est la première fois qu’une manifestation appelle le Président à démissionner dès le lendemain de son élection. C’est un rejet symbolique fort de Macron. En même temps, il vient d’être élu et de nombreuses personnes attendent de voir. Les énergies ont été canalisées dans les urnes cette année. Les élections ne sont jamais propices aux actions directes. C’est une forme de délégation, de dépossession : tant mieux si notre candidat gagne et si ce n’est pas lui, tant pis, c’est le jeu démocratique, se dit-on.

Printemps 2016. La mobilisation dure plusieurs mois contre la loi travail. On observait déjà une baisse du nombre de manifestants. Pourquoi ?

Il y a eu une vingtaine de manifs nationales en 2016, mais on n’a pas dépassé le million de manifestants sur une même journée en France. Contre la réforme des retraites en 2010 ou en 2006 contre le CPE, les cortèges étaient beaucoup plus massifs. On atteignait souvent les 3-4 millions de personnes. Ce seul critère numérique fausse la vue.
Au printemps 2016, les personnes mobilisées étaient beaucoup plus déterminées. Certaines ont passé trois mois, nuits et jours sur une place. C’est un tout autre engagement que de marcher deux heures en manif. Des raisons plus profondes expliquent aussi la baisse du nombre de manifestants d’année en année. Les plus combatifs, à savoir les collégiens, les lycéens ou les étudiants, sont de plus en plus précaires et inquiets pour leur avenir. La jeunesse est plus divisée géographiquement, entre centres villes, banlieues et campagnes. Tous ces facteurs structurels, liés à la société capitaliste dans son ensemble, a pour effet de casser les collectifs. Une société fragmentée ne favorise pas les luttes.

14 juin 2016, Paris / Crédits : Pierre Gautheron

Les syndicats contestataires perdent du poids en France, au profit de la CFDT, réformiste. Comment l’expliquez-vous ?

Les difficultés du syndicalisme français sont très anciennes. Du lendemain de la seconde guerre mondiale, où il y avait 50% de syndiqués en France, jusqu’aux 8% recensés aujourd’hui, ils n’ont cessé de perdre en représentativité. Il existe de nombreuses raisons pour expliquer ce déclin. L’une d’elles est très forte : ils sont passés à côté d’un certain nombre de thématiques, comme l’écologie ou le chômage. Dans de nombreuses entreprises, il est aussi risqué d’être syndiqué. Donc la contestation s’exprime de plus en plus en dehors des structures syndicales.

Parallèlement, on observe une radicalisation de leaders de terrain, comme Mickaël Wamen de la CGT Goodyear pour ne citer que lui. Ils appellent au front social et prennent la main dans certaines fédérations. Fermement anticapitalistes, trotskystes ou anarchistes-libertaires, ces militants sont désormais plus proches de partis comme le NPA ou LO que du PCF, leur parti d’antan. D’ailleurs, l’élection de Philippe Martinez marque un tournant. Il a durci le discours de la CGT et tenu tête au gouvernement pendant le mouvement contre la loi travail.

Face to face, 19 février, République, Paris / Crédits : Pierre Gautheron

Le Black Bloc mobilise-t-il plus qu’avant ?

Les Black Blocs existent depuis les années 90. On les a toujours vus en queue de manifestations, mais ils étaient peu nombreux. L’année dernière, ils sont passés devant les cortèges syndicaux et le mouvement s’est densifié. On a dénombré jusqu’à un millier d’autonomes sur certains rassemblements. Quelque chose de nouveau émerge. Ces idées prennent dans les mouvements lycéens. Le Mili, constitué au moment de l’affaire Leonarda, est très présent lors des blocages de lycée ou en manifestation. À en croire l’inventivité des slogans sur les murs, cette dynamique n’est pas prête de s’arrêter : « Une pensée pour les familles des vitrines », « Nous sommes un peuple de casseurs-cueilleurs », « La France bout à 49.3 ». Je crois que la créativité artistique va de pair avec la créativité politique. Je pense que les moments de grande invention littéraire, picturale – on peut penser au dadaïsme, au surréalisme – sont aussi des mouvements d’ébullition politique. Tout ça est circulaire.


« L’année dernière, ils sont passés devant les cortèges syndicaux et le mouvement s’est densifié. On a dénombré jusqu’à un millier d’autonomes sur certains rassemblements. »

Manuel Cervera-Marzal, sociologue

Comment ces nouveaux désobéissants justifient l’usage de la violence ?

Certains ne la justifient pas. Et il faut faire la différence entre jeter un cocktail molotov – ils sont peu nombreux en réalité à le faire – et donner un coup d’épaule à un policier, casser une vitrine de concessionnaire ou taguer la vitrine de HSBC. Beaucoup d’entre eux ne considèrent pas ces actes comme violents. Au contraire, lorsqu’une banque aide ses clients à planquer deux milliards d’euros dans les paradis fiscaux, alors c’est violent, selon eux. Parle-t-on de violence physique ou de violence structurelle, de violence directe ou indirecte ? Pour les autonomes, la violence est économique, institutionnelle et sociale.

D’autres admettent qu’ils pratiquent une forme de violence. Au moins trois justifications existent. La première, c’est la légitime défense, contre l’État et le capitalisme.
La deuxième, celle de l’efficacité : l’affrontement physique direct permet de remettre en cause la substantifique moelle de l’État. Max Weber, qui citait Trotski, disait : « l’État, c’est le monopole de la violence physique légitime ». Donc, si l’État c’est la violence, il faut utiliser la violence pour le faire tomber.
Le troisième argument affirme que cette violence va permettre de révéler la vraie nature de l’État que nous avons en face de nous. Cet État n’est pas démocratique, mais autoritaire ; en l’obligeant à nous réprimer, il dévoilera sa vraie nature.

Ces arguments sont des classiques des mouvements anarchistes, ils sont utilitaristes. Il existe une autre réalité, plus existentielle, presque indicible : faire partie du cortège de tête procure une montée d’adrénaline, un sentiment d’être soi, d’être là où je dois être, d’être vivant ! On retrouve une densité, on sent le moment. Le capitalisme, au contraire, c’est la mort, l’assèchement. C’est pour cette raison que les textes du Comité invisible trouvent un tel écho au sein du cortège de tête : ils posent des mots justes sur une expérience singulière, c’est « Maintenant » et avec « nos amis » aussi. Quand on court au milieu des lacrymos, on perd un peu les potes, mais on se retrouve ensuite, on débriefe. On est liés par une expérience, dont on se souviendra. On fonctionne par petits groupes affinitaires, avec des personnes que l’on connaît ou qui deviendront nos amis.

Feu d'artifice du 14 juin 2016 à Paris / Crédits : Pierre Gautheron

« Tout le monde déteste la police » est sans doute le slogan le plus scandé en manifestation. Avec lui, la rue porte une critique très forte de la démocratie et des institutions…

Oui et il faut être prudent. Il existe plusieurs critiques de la démocratie. Celle portée par Nuit debout qui consiste à dire que la Ve République est un régime quasi monarchique, qui se prétend démocratique, mais qui ne l’est pas. Il faut donc remplacer cette oligarchie par une vraie démocratie participative, délibérative, horizontale. Le deuxième discours, porté de manière limpide par le Comité invisible, vient compliquer ce tableau : la Ve République est un leurre, tout comme le sont les assemblées étudiantes, les grèves ou Nuit debout. Tous ces « démocrates des AG » prétendent prôner la vraie démocratie, mais s’enferment dans un formalisme démocratique, fait de prises de parole minutées qui nuisent à la spontanéité de la politique. Remplacer les vieilles institutions par de nouvelles, n’a aucun sens, car dès lors qu’il y a institution, la verticalité et la rigidité portent atteinte à la liberté.

Que pensez-vous de cette critique ?

Je ne suis pas d’accord. Dire que toute institution est nuisible pour la liberté semble avoir une conséquence pratique dommageable. Un certain nombre d’adeptes de l’insurrection que j’ai rencontrés et vus intervenir lors de rassemblements étaient souvent des personnes blanches, des hommes qui coupaient la parole à des femmes, par exemple. Au nom d’une idéologie réfractaire à toute verticalité, on réintroduit des rapports de domination. Je ne suis pas sûr que le mouvement soit aussi émancipateur qu’il prétend l’être. C’est une discussion que j’aimerais lancer.

Il y a aussi une faiblesse théorique selon moi, celle de dire que toute institution est forcément étatique et autoritaire. Le seul moment émancipateur est celui de l’insurrection, de la destitution, selon le Comité invisible. C’est LA liberté. Or, la boulangerie de Tarnac est une institution. Les éditions de La Fabrique, dirigées depuis 20 ans par Éric Hazan ? Une institution. Lundi matin, le site internet et la revue : une autre institution.


« Le seul moment émancipateur est celui de l’insurrection, de la destitution, selon le Comité invisible. C’est LA liberté. »

Manuel Cervera-Marzal, sociologue

Il peut donc exister des institutions démocratiques selon vous ?

Au Chiapas au Mexique, les zapatistes mènent une expérience de démocratie réelle, avec ses imperfections certes, mais le pouvoir est aux mains des communautés locales. Des assemblées se réunissent régulièrement. Les délégués ont des mandats révocables à tout moment. Ils touchent une indemnité faible, semblable au salaire du reste de la population. Ce mécanisme politique institue une égalité forte de revenus et de modes de vie. C’est une démocratie au sens social, pas juste politique et institutionnelle. Il me semble que ce que recherchent les zadistes est très proche en France, même s’il ne s’agit pas de transposer ces modèles, mais certains militants de NDDL sont allés au Chiapas. Ils discutent entre eux.

« Où se cache la marmaille des réfugiés d'antan ? » / Crédits : Sarah Lefèvre

On aspire à quoi chez ces nouveaux désobéissants ?

C’est pas juste une quête d’alternance, mais d’alternative. L’aspiration est révolutionnaire. Le mot peut paraître usé, mais il est irremplaçable pour décrire le changement fondamental des structures économiques, sociales, politiques, éducatives, familiales, sexuelles et j’en oublie !

La grande absente, c’est l’utopie. Au XXe siècle, il y avait le capitalisme et le communisme. Ces deux-là ne tiennent plus.

Pour se mobiliser, il ne suffit pas d’avoir des affects négatifs, il faut aussi une adhésion, un enchantement vers quelque chose qui donne envie d’aller au-delà de l’existant. Ce quelque chose, je ne le vois pas aujourd’hui.

L’écologie peut-être ? Rappelons-nous de ce mot d’ordre des manifestants de la Cop 21 : « Il faut changer le système, pas le climat ». Peut-être que ce changement est profond. Il y aura toujours des gens pour défendre le vieux monde, mais dans la mesure où l’on a tous un vécu ou des rapports concrets, bon ou mauvais, avec l’environnement, on peut imaginer que cette expérience serve de socle à la construction d’une utopie commune.

Dans nos sociétés occidentales, on ne réfléchit plus les territoires, où l’on vit. On y passe. On ne prend plus le temps d’y être. Pour de nombreux mouvements contestataires, la nature n’est pas une toile de fond que l’on viendrait gouverner ou exploiter. Au contraire, on l’habite au sens premier du verbe, on est en affinité avec.

Avec les photos de Pierre Gautheron.