30/09/2025

« C'est une véritable ostracisation concertée »

Pour avoir dénoncé la situation à Gaza, un avocat limogé de la Commission des droits de l’homme à Strasbourg

Par Ana Pich'

Fin 2023, Romain, avocat à Strasbourg et président de la Commission des droits de l’homme, est limogé après avoir appelé au respect du droit international et à la protection des civils à Gaza. « Une discrimination », selon le Défenseur des droits.

Octobre 2023, barreau de Strasbourg (67) – C’est quelques jours après l’attaque terroriste du Hamas contre Israël que Romain (1) voit passer le projet de motion, un parmi tant d’autres qui sont votés chaque année au barreau de Strasbourg. Vu les récents événements, la mesure vise à condamner « fermement et sans équivoque les actes et crimes inhumains perpétrés par l’organisation terroriste du Hamas contre les civils israéliens ». Outre la symbolique, une motion représente la position du barreau dans chaque ville de France. Dans ce groupement, il y a aussi des commissions où les avocats réfléchissent à certaines questions liées à la profession, organisent des évènements…

Romain est pour sa part co-président de celle des droits de l’homme, qui a « vocation à former et à sensibiliser les confrères » sur ce sujet. L’avocat propose que soit ajoutée à la motion condamnant le 7 Octobre une mention du risque de « représailles inconsidérées à l’encontre des Palestiniens et susceptibles de constituer des crimes contre l’humanité ». La demande est rejetée et Romain devient la cible de railleries. Il reçoit de nombreux mails de ses collègues qui dénigrent ses prises de position, tandis qu’un poème rédigé par un de ses confrères, qui discrédite son appel au respect du droit international, est diffusé sur la liste de mails du barreau de Strasbourg :

« […] Il faut respecter le Droit International. / La belle antienne que voilà, la noble exigence / Martelée à l’envi sur un ton doctoral / Par les professeurs diplômés ès bonne conscience […]. Parce qu’on ne combat pas à armes égales / Face à des cinglés qui se fichent de ces nuances. […] »

Le trentenaire répond, dans cette boucle, avec ses propres vers :

« […] Faire la guerre aux civils, voilà la morale ! / À laquelle nous sommes résignés en silence / Parce qu’on ne combat pas le mal / En bombardant l’innocence. »

Mais la conséquence est différente : un autre avocat écrit que Romain aurait « livré à la vindicte » l’auteur du premier poème « pour délit d’opinion », ce qui « rappelle des heures sombres ». Quelques jours plus tard, le 9 novembre, il est convoqué chez le bâtonnier — un avocat élu par ses pairs représentant le barreau local — qui lui demande de démissionner de la présidence de sa commission. Romain refuse.

Fin 2023, après le 18 décembre — soit un mois et demi plus tard — la nouvelle bâtonnière qui reprend le poste lui annonce qu’il est limogé de son poste de président et écarté de la commission. Elle lui propose la présidence de celle du droit des étrangers mais, par principe, Romain refuse de quitter celle des droits de l’homme, où il a de nombreux projets en cours.

Le Défenseur des droits le défend

Choqué par cette procédure et isolé dans la profession, malgré quelques soutiens discrets, Romain saisit le Défenseur des droits. Une enquête est engagée par l’autorité administrative qui a pour mission de lutter contre les discriminations et de défendre les droits fondamentaux. Elle conclut que ces faits « laissent présumer une discrimination en raison des opinions politiques ».

Contactée par StreetPress, la bâtonnière de Strasbourg n’a pas répondu à nos sollicitations. Au Défenseur des droits, elle a expliqué ne pas pouvoir « s’exprimer » sur l’entretien de pression subi par Romain, qu’elle attribue à son prédécesseur. Quant à sa perte de la présidence de la commission, elle a indiqué qu’elle voulait « privilégier l’alternance ». Un argument battu en brèche par l’autorité, qui note que six commissions n’ont pas été renouvelées.

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L’affaire ne s’arrête pas là pour Romain qui subit toujours les pressions de ses confrères et consœurs. « On m’a évincé de toutes fonctions dans les commissions. Sur l’organigramme, je n’apparais nulle part. C’est une véritable ostracisation concertée », détaille-t-il.

Des plaintes déontologiques classées

L’avocat a fait l’objet de deux plaintes déontologiques auprès de la bâtonnière. La première par un collègue en novembre 2024, après une publication sur LinkedIn où Romain déplorait son départ forcé de la Commission des droits de l’homme.

La seconde par une membre du Conseil de l’ordre en 2024 après une interview dans le quotidien libanais « L’Orient-Le Jour », où il dénonçait « la non-exécution des mandats d’arrêts à l’encontre de Benyamin Netanyahou », car il était présenté comme membre du Conseil de l’ordre et président de la Commission des droits de l’homme. Les deux affaires auraient été classées car la bâtonnière a précisé au Défenseur des droits « qu’aucun dossier disciplinaire n’est en cours à l’encontre de l’avocat ».

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Romain n’abandonne pas ses convictions pour autant et continue de dénoncer les violations du droit international à Gaza :

« Un génocide est en cours dans la bande de Gaza et il m’est inconcevable de ne pas le dénoncer ! Des hôpitaux, des écoles et des tribunaux sont bombardés. »

Il poursuit : « Les civils, dont une majorité de femmes et d’enfants, sont littéralement ciblés par l’armée israélienne. Il s’agit de violations graves du droit international ! »

« Tout est déshumanisé »

Romain s’indigne d’autant plus des différences de position du barreau de Strasbourg en matière de géopolitique : « Une motion a appelé au respect des droits de l’homme après la prise de pouvoir des talibans. On a dénoncé des violences du régime tunisien, mais pour Gaza rien, malgré mes appels et propositions répétés. On ose me répondre que le barreau n’est pas une tribune militante ou politique. Tout est déshumanisé. »

Face au silence du barreau sur la situation à Gaza et sa mise au ban, Romain décide finalement de démissionner du Conseil de l’ordre du barreau après cinq ans de présence. « Il est inutile de continuer à discuter avec des personnes qui ne veulent pas entendre parler de droits humains lorsque le sujet les place dans une situation inconfortable », lâche-t-il :

« Plus que jamais il faut se battre et être du côté des libertés. »

(1) Le prénom a été modifié.

Photo d’illustration en Une prise par Yann Castanier le 16 septembre 2019, à Paris, lors d’une manifestation d’avocats contre la réforme des retraites.