11/12/2025

« Ils nous ont montrées du doigt alors qu’on n’a rien demandé »

Islamophobie : le groupe de conseil Magellan Partners licencie des salariées voilées

Par Lina Rhrissi

En septembre, le cabinet Magellan Partners, une importante boîte de conseil en informatique, a interdit le voile dans ses locaux. Au moins deux salariées voilées et une cadre, qui a contesté la légalité de cette politique, ont été licenciées.

« J’en ai tellement pleuré, ils ont touché à nos valeurs. Ils nous ont montrées du doigt alors qu’on n’a rien demandé », soupire Léna (1), chargée de gestion, une fonction interne, chez Magellan Partners, un important cabinet de conseil en informatique parisien qui compte environ 3.000 collaborateurs. Du jour au lendemain, ses employeurs l’ont sommée de retirer son voile, ce qu’elle a refusé. Elle a été licenciée pour faute le 20 novembre.

Depuis le 1er septembre et l’application d’une clause de neutralité dans son règlement intérieur, Magellan Partners a mis à la porte au moins deux salariées portant un foulard. Elles ont souhaité garder l’anonymat pour ne pas davantage mettre en danger leur vie professionnelle. Tous les employés du groupe basés en France sont concernés. Selon nos informations, la politique de Magellan Partners aurait fait d’autres victimes pour lesquelles des procédures ont été enclenchées. « Ces licenciements sont discriminatoires. Le droit du travail indique que nul ne peut être licencié en raison de ses convictions religieuses », estime maître Alexandra Jongis, l’avocate des deux femmes qui vont contester la décision :

« Mes clientes voilées ont été embauchées en toute connaissance de cause. Elles ont exécuté leur contrat de travail à l’entière satisfaction de leur employeur. On ne change pas les règles du jeu en pleine partie. »

Plus tôt, en juillet, la salariée en charge de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) de Magellan Partners a été licenciée pour faute après avoir contesté la légalité de cette mesure. « Ça me met en colère de savoir qu’ils discriminent des femmes musulmanes », déclare Lisa (1), qui s’apprête à faire une requête aux prud’hommes de Paris pour obtenir la nullité du licenciement. Magellan Partners a pour clients des entreprises comme Total, AXA, Generali mais aussi la Ville de Paris. Il est également en négociations exclusives pour le rachat d’une filiale du groupe Worldline, spécialisé dans les services de paiement, épinglé pour transactions frauduleuses par un consortium de médias internationaux, ce qui devrait doubler ses effectifs.

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Parmi ses consultants seniors, Magellan Partners compte l’essayiste Jad Zahab (2), régulièrement invité sur LCI. Depuis octobre, ce proche de Gabriel Attal est secrétaire national de Renaissance « chargé de la laïcité et de la République ». Celui qui considère que « la laïcité n’est pas une loi d’interdiction mais une loi de liberté » n’a pas répondu aux sollicitations de StreetPress. Comme lui, ni le PDG de Magellan Partners, Didier Zeitoun, ni la directrice des ressources humaines, Anne-Flore Le Gal n’ont souhaité répondre.

Au centre, se trouve Michel Hatiez, l'un des co-fondateurs de Magellan Partners. À droite de la photographe, l'essayiste Jad Zahab, proche de Gabriel Attal (à gauche de l'image) et secrétaire national de Renaissance « chargé de la laïcité et de la République ». / Crédits : DR

« Jouer avec la loi »

Lorsqu’elle a reçu le mail sur le règlement intérieur, le 25 septembre, Léna, en poste depuis trois ans au sein d’Exakis Nelite — l’une des entités du groupe — n’y a pas prêté attention. « Ma référente est venue me dire qu’une partie très importante du règlement intérieur avait changé », rembobine la quadra. Quelques jours plus tard, le 29 septembre, elle est convoquée par le directeur régional qui lui demande de retirer son voile. Elle répond par la négative. Léna s’en étonne encore : « Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce qui a changé entre hier et aujourd’hui ? » Lors de son entretien préalable de licenciement, le 30 octobre, sa RH et son supérieur hiérarchique lui auraient précisé que la décision n’avait rien à voir avec son travail et que son voile était « un signe ostentatoire ». « Je leur ai dit que je n’avais jamais revendiqué que j’étais musulmane, je ne parle même pas de ma religion. » La mère de trois enfants, qui s’inquiète pour sa perte de revenus, ne trouve plus le sommeil depuis son licenciement :

« Ça nous a vraiment touchées, psychologiquement et physiquement. Ce qui m’a le plus déçue, c’est que je ne m’y attendais pas. J’ai toujours travaillé avec des entreprises de services numériques et je n’ai jamais eu de souci. »

Le nouveau règlement intérieur est envoyé par mail à partir du 25 septembre, à des jours différents, aux différentes filiales. / Crédits : DR

La consultante Marwa (1), sa collègue au sein de la même entité, n’a pas davantage prêté attention au règlement intérieur. Mi-octobre, alors qu’elle est en mission auprès de la banque franco-belge Dexia, sa RH l’appelle pour l’informer que la clause de neutralité la concerne également. Un mois plus tard, le 13 novembre, cette ingénieure en informatique en poste chez Magellan Partners depuis quatre ans est convoquée à son tour. La RH et le directeur régional lui demandent si elle souhaite retirer son voile. Elle refuse. « Tu vas recevoir notre réponse dans 48 heures », lui aurait répondu sa RH. Marwa est licenciée pour faute le 18 novembre. Chez Dexia, ses collaborateurs n’auraient pas été mis au courant de la véritable raison de son départ. « On ne cherche que la neutralité mais où sont la liberté et le respect ? Ils sont en train de jouer avec la loi. » La Tunisienne, mère d’une fille de 3 ans, s’exaspère :

« C’est difficile, c’est injuste, c’est illégal. Je vais dire quoi à ma petite fille quand elle sera grande ? »

Pour le moment, Marwa n’a pas réussi à annoncer son licenciement à ses parents qui vivent à Tunis. Elle a accepté de raconter son histoire pour les plus précaires qu’elle : « J’ai un profil expérimenté, un mari qui me soutient, je peux dire “non”. Mais chez Magellan Partners, il y a des filles qui ne peuvent pas, qui ont besoin d’un salaire à la fin du mois. » StreetPress a connaissance d’au moins une salariée qui a accepté de retirer son voile face à la menace de perdre son emploi.

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La responsable diversité virée pendant l’été

Sur le papier, Magellan Partners se targue d’être à la pointe du bien-être au travail et multiplie les initiatives pour promouvoir la diversité. Depuis 2019, l’entreprise est signataire de la charte de la Diversité qui l’engage à lutter contre les discriminations. Au printemps, elle a adhéré à l’Association française des managers de la diversité.

À la même période, la société impose ce nouveau règlement intérieur. Lorsque Lisa, la responsable RSE de Magellan Partners, entend parler du projet de clause, il aurait déjà été validé par le comité de direction. « J’étais en état de choc parce que je suis la responsable diversité et inclusion et la direction ne m’a même pas informée », se remémore l’ex-salariée. Le 23 avril, elle adresse un courriel à ses supérieurs, exigeant d’être incluse dans les discussions. Le 11 juin, lors d’une réunion, Lisa fait savoir au PDG et à la DRH qu’elle ne juge pas la clause de neutralité pertinente et qu’elle s’inquiète de potentiels effets délétères :

« J’ai fait toute une présentation qui décrit pourquoi c’est un risque discriminatoire énorme. Puis, je leur ai dit, en gros, si vous le faites, voici comment il faut le faire dans le cadre de la loi. »

La cadre leur rappelle qu’il serait illégal de l’appliquer au sein des locaux et pour des salariés qui ne seraient pas en lien direct avec les clients. Dans le cas contraire, pointe-t-elle, l’entreprise a l’obligation de relocaliser les personnes concernées à des postes en interne. Le lendemain, lors du comité RSE du 12 juin, Lisa exprime son désaccord avec une décision de la direction — sans révéler laquelle — assure-t-elle : « Cela fait partie de mes fonctions, en tant que responsable RSE. Mon rôle est de veiller à la légalité et à l’éthique des politiques. »

Au printemps, Magellan Partners a adhéré à l’Association française des managers de la diversité, comme l'annonce ce post Linkedin de la directrice des ressources humaines, Anne-Flore Le Gal. / Crédits : DR

Le matin du 17 juin, le mot de passe de son ordinateur ne fonctionne plus. Quelques minutes plus tard, la responsable juridique l’accompagne vers la sortie. L’ex-salariée raconte :

« C’était extrêmement violent. J’ai été expulsée des locaux devant des gens avec qui je travaillais depuis plus de cinq ans. »

Mise à pied à titre conservatoire et privée de revenu pendant un mois, elle est licenciée pour faute le 2 juillet. En parallèle, le règlement intérieur a été soumis aux membres de la dizaine de comité social et économique (CSE) du groupe — un pour chaque entité — qui l’auraient tous validé, excepté deux CSE. Pour Magellan Partners, cette division en plusieurs sociétés a l’avantage de ne pas dépasser un seuil légal de salariés qui l’obligerait à renforcer leur protection, notamment syndicale. « À l’époque, il ne nous apparaissait pas que ces changements pouvaient entraîner une telle décision de la part de l’entreprise. Les personnes concernées par ces licenciements étaient présentes depuis longtemps et n’avaient jamais posé de problème », écrit à StreetPress un représentant du personnel d’un des CSE :

« Je n’approuve pas la brutalité et l’inflexibilité dont l’entreprise a fait preuve dans le licenciement de ces collaboratrices. Cela me semble en totale contradiction avec les discours sur le bien-être au travail, la tolérance et le respect du vivre-ensemble. »

Clause de neutralité

Le nouveau règlement intérieur est envoyé à partir du 25 septembre, à des jours différents, aux différentes filiales. Son article 29, nommé « principe de neutralité », indique que « les salariés doivent s’abstenir de manifester leurs convictions politiques, religieuses ou philosophiques dans leurs propos, leur tenue vestimentaire ou leur comportement », dans les lieux de travail. Il précise que « tout acte de prosélytisme […] est également interdit […] qu’il s’agisse de paroles, comportement, envoi de message etc. ». La clause cite l’article L.1321-2-1 du Code du travail, datant de 2016, qui précise pourtant que ces dispositions doivent être justifiées « par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise » et « proportionnées au but recherché ».

L'article 29 du règlement intérieur de Magellan Partners met en place une clause de neutralité. / Crédits : DR

La direction justifie ce changement par une nécessaire harmonisation des règlements intérieurs du groupe. Selon nos informations, la nouvelle clause n’est cependant pas appliquée dans certaines filiales du groupe à l’étranger, notamment à Casablanca, au Maroc. Le document est signé par le président du groupe, Didier Zeitoun.

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Un PDG pro-Trump en guerre contre l’islam ?

Ancien cadre dirigeant du géant français du numérique Atos, Didier Zeitoun crée Magellan Partners en 2008 avec deux associés, Claude Aulagnon et Michel Hatiez. En dix-sept ans et grâce à de nombreux rachats d’entreprises — qui deviennent les différentes entités —, le cabinet de conseil se hisse parmi les gros du secteur. Désormais seul à la tête du groupe, Didier Zeitoun vise un milliard d’euros de revenus d’ici 2030, selon « Le Figaro ».

Didier Zeitoun, PDG de Magellan Partners, envoie un mail à ses salariés pour annoncer un don de plusieurs dizaines de milliers d'euros à « des associations israéliennes de secours ». / Crédits : DR

En off, un salarié proche de la direction décrit un patron « très bosseur » mais « autoritaire », qui souhaite garder le contrôle sur toutes les décisions. Quitte à tout mélanger et imposer sa vision politique ? Le PDG aurait par exemple cité le président américain Donald Trump en exemple, se réjouissant du recul des politiques de diversité dans les entreprises aux États-Unis. Le 11 octobre 2023, quatre jours après les attaques sanglantes du 7 octobre 2023 en Israël, qui ont fait 1.195 morts, il envoie un mail à ses salariés pour exprimer sa solidarité avec les victimes et annoncer un don de 30.000 euros à « des associations israéliennes de secours » :

« Nous ne pouvons rester silencieux. Les États-Unis ont connu le 11 septembre 2001, la France a connu le 15 novembre 2015, Israël connaît le 7 octobre 2023. Nous condamnons avec force ces actes terroristes qui nous touchent tous. »

Dans les mois qui suivent, des salariés s’inquiètent de ne pas recevoir de message de solidarité envers les Gazaouis, en Palestine, dont près de 70.000 sont morts depuis les bombardements lancés par Israël le 7 Octobre. Selon des sources proches de la direction, Didier Zeitoun aurait évoqué une lutte contre « l’islamisme » pour justifier la clause de neutralité. Le PDG aurait raconté à plusieurs reprises qu’un salarié musulman de Magellan Partners aurait critiqué la consommation d’alcool lors des évènements d’entreprise.

Des cadres intermédiaires dégoûtés

« J’ai rejoint cette entreprise justement parce qu’elle est humaine, inclusive et ouverte d’esprit », raconte Naïm (1), cadre, « choqué » par les licenciements de ses collègues voilées. « Dans l’informatique, il y a énormément de gens originaires du Maghreb, et aussi un peu d’Afrique de l’Ouest, même si c’est rare au niveau des cadres dirigeants », détaille le consultant chez Exakis Nelite. « Ça n’a jamais posé de problème, tout le storytelling de Magellan Partners était qu’on acceptait tout le monde ! » Selon le salarié, la nouvelle réglementation est « ciblée ». Il cherche désormais à quitter la boîte :

« Je suis très bien payé mais là, je ne me retrouve plus du tout dans les valeurs. Demain, si j’ai deux, trois poils de barbe, on va peut-être me dire de les enlever. Ça ne s’arrêtera jamais. »

Fabien (1), manager depuis plusieurs années au sein de la même entité, se dit « révolté » et « dégouté » par cette mesure « disproportionnée et scandaleuse », qui dénote avec les discours de l’entreprise. Comme plusieurs responsables intermédiaires, il a refusé de participer à faire appliquer la mesure. « Ils n’en ont même pas parlé en réunion d’information, ils acceptent de le faire pour nous… Ça prouve qu’ils ne sont même pas à l’aise avec leur mesure. » Pour lui : « C’est une double discrimination envers des femmes et envers les femmes musulmanes. »

(1) Le prénom a été modifié.

(2) Si Jad Zahab reste discret sur son emploi de consultant senior, il était présenté comme tel sur ce post Linkedin de janvier et a représenté à nouveau l’entreprise en novembre aux côtés de Gabriel Attal. Nous avons également pu lui envoyer nos questions, laissées sans réponse sur son adresse mail professionnelle rattachée à Magellan Consulting, l’une des entités du groupe. _

Illustration de Une par Léa Guiraud et Kiblind.