19/02/2018

« Je devais revenir avec l'argent ou la capote »

Sam 19 ans, lycéenne et ex-prostituée

Par Emmanuel Denise ,
Par Emmanuel Bossanne

Après un accident de vie et pour payer sa conso de cocaïne, Sam* s'est prostituée pendant près d'un an. Du bois de Boulogne à la forêt de Sénart, elle a vécu une vie de toxicomane en accéléré, avant de parvenir à décrocher.

Quand je rencontre Sam, elle éclate de rire, je ne sais pas pourquoi. Du haut de son petit mètre soixante, elle aborde le monde avec un grand sourire. Dans les locaux des Équipes d’Action Contre le Proxénétisme, une association qui vient en aide aux prostituées, on nous prête un « petit bureau » – en fait, deux chaises au milieu d’une cuisine minuscule. C’est là que, pendant près de deux heures, cette jeune adulte de 19 ans déballe son histoire avec une foule de détails. La petite brune aux cheveux courts se raconte sans embarras, sans tabou : drogue, prostitution, violence… Elle a quitté le bois de Boulogne et petit à petit remonte la pente. Ce n’est pas facile tous les jours. Si elle accepte de témoigner, c’est parce qu’elle est persuadée que parler fait partie de la solution.

« Je suis banlieusarde. J’ai grandi dans une cité de l’Essonne, avec mes parents et mes petits frères et sœurs. J’étais une fille intelligente, qui avait les félicitations à chaque trimestre. J’allais à la bibliothèque, au conservatoire, je faisais mes devoirs. À la maison, mon père était alcoolique et violent. Un mois après mes 14 ans, un signalement a été fait à la juge pour enfants. C’est dans son bureau qu’on m’a dit :

« Bon, ben voilà, tu vas aller en famille d’accueil. »

Et mon quotidien est devenu un aller-retour perpétuel entre les familles d’accueil et les foyers.

Mon premier joint, je l’ai fumé au foyer. Il fallait en quelque sorte faire ses preuves, montrer que j’étais aussi dure que les autres, capable de faire les mêmes choses, et que je ne me laisserai pas marcher dessus. Au début, c’était pour m’intégrer, puis j’ai commencé à fumer énormément. En parallèle, je prenais des antidépresseurs que l’on m’avait prescrits. J’ai eu mon brevet mention « Bien », tout en traînant avec les grands du foyer et ceux du quartier. Je suis devenue accro à cette ambiance. Je rendais des services en donnant un peu de drogue à un tel et en prenant de l’argent pour tel autre.

En mars 2016, deux mois avant mes 18 ans, mon père a été assassiné de 24 coups de couteaux, à la gare, par un toxicomane – je l’ai appris depuis mon foyer, en lisant un article du Parisien, avant que mon éducatrice ne m’appelle. J’ai eu l’impression de perdre une partie de moi. Celle qui aurait voulu avoir des réponses : pourquoi il était comme ça, pourquoi il nous battait. Subitement, je n’avais plus rien à perdre et je n’en avais plus rien à foutre de rien. Et j’ai commencé à boire, beaucoup, et à prendre de la cocaïne.

À cette époque, j’habitais dans un lieu de vie – une structure sociale – dans la Creuse. On m’avait envoyé là en espérant que je ne trouve ni cannabis ni mauvaises fréquentations. Récemment, j’y suis retournée pour récupérer mes dernières affaires. Dans un cartable, il y avait une petite bouteille d’eau remplie d’un liquide jaune. Je l’ai ouverte, j’ai senti, et tous les souvenirs sont remontés : à l’époque, je tournais à la Vodka-Redbull, à l’école. Partir en cours avec une bouteille de Vodka, c’est glauque.

À l’époque, je sortais tout le temps, je buvais, je me droguais. La cocaïne, ce n’est pas la même chose que le cannabis. Le cannabis, ça t’apaise mais quand tu commences à trop t’enfumer, tu deviens parano et mal dans ta peau. Avec la cocaïne, au contraire, tout est rose, tout est beau. Tu te sens bien, invincible. Mon médecin m’a dit d’arrêter les antidépresseurs. Combinés à la cocaïne, ils accélèrent le coeur. Il pouvait péter.

Ma Terminale S, je l’ai laissé tomber dès la première semaine de rentrée. Je venais d’avoir 18 ans et pouvais faire ce que je voulais. Je suis retournée dans ma banlieue parisienne.

Un soir – je m’en souviendrai toute ma vie – je suis allée rendre visite à une amie, pas loin de l’un de mes anciens foyers. Dans la rue, il n’y avait pas un chat et une seule voiture. Une BMW. Deux types y discutaient en fumant des joints. Ils m’ont demandé où j’allais. Je leur ai expliqué que je devais aller à la gare, que j’étais déjà en retard. Ils m’ont proposé de me déposer. À l’intérieur de la voiture, un des types fumait un joint, et l’autre tapait des rails de coke. Ils m’ont proposé un rail. De fil en aiguille, j’ai raté mon train, et je suis restée avec eux. De toute façon, j’étais libre, je n’avais aucun compte à rendre, aucune obligation. Personne ne m’attendait.

Au Bois. / Crédits : Emmanuel-Bossanne

Vers minuit, ils ont voulu bouger à Paris. Assez rapidement, j’ai compris qu’ils étaient dealers. Ils vendaient de la cocaïne aux putes, mais aussi à toutes sortes de clients. J’ai commencé à traîner avec eux. C’étaient de vrais escrocs, des blablateurs, des pitres qui se mettaient en scène. Quand un de leurs clients avait basé la coke, ce dernier devenait speed, se trouvait dans un autre monde. Pendant ce temps, l’un des deux lui parlait, lui retournait le cerveau pendant que l’autre fouillait la baraque pour le dépouiller. Moi, je servais juste de petite chair fraîche qui pouvait rincer l’oeil de leur client. Je les aidais à « matrixer » les bolosses – les toxicomanes – pour les dépouiller. On disait qu’on avait « fait » un type.

Ils avaient chacun un surnom : Le « Gros » était le cerveau et ne fumait que des joints ; le « Petit » est un type plus sec, plus nerveux, qui tapait la « C » et était dans l’action. Ils se baladaient avec des faux papiers, racontaient qu’ils travaillaient sur les chantiers, alors qu’en réalité ils ne touchaient que des chèques sous un faux nom.

Au bout d’un moment, ils ont commencé à me « vendre » à leurs potes. J’étais devenue accro et en échange de quelques rails de coke je me prostituais. Quand tu es à fond dans la drogue, tu n’as plus de valeurs, plus de conscience. Tu deviens pute sans même t’en rendre compte. Ils m’ont appâté en me faisant miroiter l’argent que gagnent les prostituées. À Porte de Dauphine, tout le monde connaissait le Gros et le Petit. Et ils ont fini par me négocier une place.

En gros, ce sont des sortes de « terrains » où chacun tient des « filles » : « les Roumaines », « les trans », « les beurettes »… C’est très hiérarchisé entre les vieilles, les jeunes et les plus moches. Et le terrain où il y a le plus de passage de voitures appartient au proxénète qui a le plus d’ampleur, le plus d’emprise, le plus de bras et le plus d’armes. Moi, je me suis retrouvée sur un terrain à Porte Dauphine, mais aussi dans la forêt de Sénart, au bois de Boulogne, au bois de Vincennes. Ils avaient des contacts partout. Je pensais être la seule fille à qu’ils faisaient ça, mais j’ai compris au détour d’une conversation que je n’étais pas la première gamine à qui ils faisaient le coup.

On se captait généralement vers 22h, avant de se rendre dans un bar d’anciens braqueurs, en région parisienne. Ensuite, on partait au charbon. Avant chaque passe, ils me donnaient une capote. Je devais revenir avec l’argent ou la capote. Ça allait vraiment très vite. Les jours les plus rentables étaient le vendredi et le samedi : aussitôt qu’un type avait terminé, un autre arrivait. C’était 50 euros la fellation et 100 euros la passe « totale ». En même temps, tu blablates un peu, tu deviens psychologue pour mecs frustrés. La nuit se terminait quand les gens commençaient à partir au travail, vers 6 ou 7h.

Par nuit, je ramenais au moins 500 ou 600 euros. Je leur donnais tout mon argent. En échange, ils me donnaient des petites traces de coke et un peu d’alcool. Sauf qu’il n’y avait jamais le compte. Ils me disaient :

« Oui, mais là, t’as niqué toute la thune que tu avais, et faut aussi payer l’essence. »

Et je leur répondais :

« C’est pas possible, il y avait tellement d’argent, et j’ai à peine sniffé. »

Pendant que je tapinais, « le Gros » et « le Petit » gardaient mon sac, avec mon téléphone, mes papiers, mes vêtements normaux. Un jour, j’ai essayé de garder un billet que j’avais gagné en le planquant sous ma semelle. Ils ont fini par me cramer et m’ont demandé de le rendre. Je me suis dit :

« Si je l’ai pas, c’est pas toi qui l’aura. »

J’ai déchiré le billet devant eux, ils étaient dégoûtés. Ils m’ont dit : « Ah ouais, tu fais la maline ? » Ils m’ont déposée sur le périphérique à Porte de Charenton et se sont barrés. À 5h du matin, je n’avais ni téléphone ni d’affaires, en « tenue de pute ».

Eux se bourraient la gueule, fumaient des joints et écoutaient de la musique, pendant que je tapinais dans le bois. Ils étaient au loin, discutaient avec les autres proxénètes, tout en vérifiant qu’il y a bien une transaction d’argent, que le mec ne vient pas braquer, etc. En fait, ils ne m’ont jamais protégée de rien, je me protégeais toute seule. J’ai même failli crever au fond du bois de Boulogne. Une nuit, vers 1h du matin, « le Gros » et « le Petit » sont partis chercher de l’alcool. Ils avaient laissé deux potes à eux pour surveiller, en voiture. Un proxénète est venu me voir. Il ne connaissait pas les deux potes restés là et a commencé à les embrouiller. Plusieurs gars sont arrivés avec des bouteilles de whisky cassées. Ils m’ont couru après pour me planter. Je suis montée dans la voiture et j’ai fermé les portes à clef. Les deux types avec qui j’étais n’étaient pas encore montés, mais je me suis dit :

« Vas-y, je vous connais pas, alors niquez vos races, j’ai pas envie de crever là. »

Je les ai laissés dehors. Un s’est fait tabasser par terre pendant que l’autre suppliait les types.

Ils sont arrivés avec des bouteilles en verre cassées. / Crédits : Emmanuel Bossanne

Un matin, j’étais vraiment dégoûtée, ils me prenaient trop pour une conne. Dans notre café, je me suis énervée sur l’un des deux, je lui ai crié dessus et je lui ai envoyé une tarte. Ils m’ont emmené dans la cour. « Le Gros » a bloqué la porte. « Le Petit » m’a renvoyé ma tarte, mais puissance mille. Il me frappait. J’étais par terre et il continuait de me frapper. Du coup, j’évitais de me rebeller, je me tenais à carreau.

Ça a duré comme ça pendant quatre ou cinq mois. Après le café, j’allais voir des clients à moi. Il y en a qui me faisaient dormir ou prendre une douche. La journée, j’allais chercher des joints ou un peu de cocaïne, c’était ça tout le temps. J’étais toxicomane.

Au bout d’un moment, j’ai commencé à les lâcher, à faire ça toute seule. J’étais « escort ». J’avais une coupe de teufeuse, les cheveux colorés. Je me servais de Wannonce pour trouver des clients, un site d’annonce sur Internet, un peu comme Vivastreet, mais gratuit. En réalité, tu ne peux pas faire ça toute seule, c’est trop chaud. Tu as besoin de quelqu’un derrière la porte, parce que tu ne sais pas sur qui tu peux tomber. Il y a des types malsains, vicieux, et tu peux te faire braquer. Du coup, j’ai commencé à faire des « échanges de bons procédés » avec des dealers : je faisais ça en échange de ma consommation. Je préférais m’acheter de la cocaïne que de la nourriture.

Parmi tous ces dealers, j’ai rencontré un type qui s’appelle « Gabin »(1). On faisait ça ensemble. J’étais vraiment escort, je l’accompagnais dans ses transactions. J’ai commencé à le fréquenter, lui et ses potes. On s’entendait bien. Une nuit dans leur ville, alors qu’on allait faire la fête, on a entendu de la musique au loin, de la guitare. Je leur ai dit : « Suivez-moi, s’il vous plaît. » La musique venait d’un bar où s’organisait une jam session. Tout le monde pouvait prendre les instruments et jouer. Il y avait un guitariste, un trompettiste, un bassiste, un batteur, mais personne au piano. Je m’y suis posée et j’ai joué « Hit the road, Jack » avec une petite descente jazz. Tout le monde s’est lancé dessus, le trompettiste a fait son solo. Le patron a branché un micro et j’ai pu chanter.

Je me suis posée et j'ai joué. / Crédits : Emmanuel Bossanne

« Mais tu chantes bien en fait », ils m’ont tous dit. Ils m’ont vue me transformer et se sont rendus compte que derrière la petite toxico, il y avait un cerveau, quelqu’un, une personne. « Gabin » a fini par me dire :

« La vie que tu mènes, c’est pas fait pour toi. Regarde comment tu es, comment tu vas finir dans 10 ans ? »

Lui ne prenait pas de cocaïne, ne buvait pas. Pour me dégoûter, il m’a amené sur ses tournées pour me montrer l’envers du décor :

« Tu vois, le type, je lui ai vendu cinq grammes de cocaïne, mais aussi deux grammes d’héroïne, parce que la descente est trop dure pour lui. Est-ce que tu veux finir comme ça ? Je vends la mort. »

Un jour, il a pris la puce de mon téléphone avec les numéros de mes clients en me disant :

« Voilà, maintenant, tu vas retourner chez ta mère, tu vas faire de la guitare et tu vas te couper de tout ça, arrête de parler à tous ces gens-là. »

J’ai suivi son conseil, je suis retournée chez ma mère dans l’Essonne. Ma mère n’a pas vraiment les pieds sur terre, ce n’est pas trop sur elle que je peux compter pour m’en sortir. Raison pour laquelle j’ai été placée en foyer. Mais elle a pu m’accueillir pendant quelques semaines. J’ai commencée à reprendre une hygiène de vie correcte et à sortir le jour. Mon horloge biologique s’était gravement déréglée après cette routine de vie malsaine. Je me levais à cinq heures et je ne me sentais pas bien, la vie n’était pas très belle. Il y a un parc derrière chez ma mère, j’allais courir là-bas. C’était l’hiver de l’année dernière et je regardais les gens partir au travail. Il y avait du brouillard, la vie était triste. Mais en rentrant, quand je prenais ma douche, je me sentais bien, … mieux. J’avais un sentiment de bonheur qui m’envahissait je devenais heureuse. J’ai compensé le manque de la cocaïne par le sport et la musique. J’ai repris une bonne hygiène de vie, un sommeil correct, une routine normale.

Je cours dans le parc derrière chez moi. / Crédits : Emmanuel Bossanne

J’ai depuis enregistré en studio. Un mois après cette fameuse jam session, je me suis produite lors d’un café-concert avec un groupe à qui il manquait une chanteuse. Ils m’ont de nouveau recruté cette année. J’ai chanté pour les voeux du maire de ma ville d’enfance. C’est fou ! Jamais je n’aurais cru pouvoir monter sur une vraie scène et que des gens m’écouteraient.

Malgré tout, j’ai gardé contact avec « Gabin ». Il travaillait pour un grossiste, il y avait de la cocaïne sur la table. Des fois, je fermais certaines bonbonnes de cocaïne pour leurs clients. Lui me fixait du coin de l’oeil. Ça m’a endurcie. Se retrouver avec ces gens qui prennent leurs rails de cocaïne et ne pas en prendre soi-même, ça fait quelque chose, c’est comme si tu regagnais un peu de ta dignité.

Gabin a depuis arrêté à cause d’embrouilles. Il avait arnaqué trop de monde et s’est barré. Il a loué une chambre dans un foyer de jeunes travailleurs où je vis en ce moment. Il y a des chambres d’amis. On a dormi ensemble, on n’a rien fait. C’est des trucs qui font plaisir, de voir que quelqu’un peut, malgré tout, te considérer en tant que personne morale et non physique. Il a contribué à me sortir la tête de l’eau et m’a redonné goût à la vie. Gabin a clairement changé le cours de mon destin.

Aujourd’hui, j’ai 19 ans, je suis en classe de terminale scientifique, spécialité mathématique. La vie reprend son cours. Dans l’idéal, je voudrais être ingénieure dans le développement durable. J’aimerais me coucher le soir et me dire : « Aujourd’hui j’ai fait quelque chose de bien ». Je n’ai pas le même mode de vie que les autres élèves. Je sens clairement le décalage, mais du coup, j’aborde les cours avec une autre optique. C’est quand tu perds quelque chose que tu te rends compte de sa valeur. La dignité en fait partie aussi. Ce n’est pas facile tous les jours, je pense qu’il va encore me falloir un peu de temps avant de me reconstruire et de pardonner. »