09/06/2021

« Je m’appelle Edith Garnier et personne ne me fait peur. »

Cris, humiliations et larmes au ministère de l’Agriculture

Par Clara Monnoyeur ,
Par Caroline Varon

Depuis l’arrivée d’une nouvelle cheffe du bureau du cabinet, certains des collaborateurs du ministre sont à bout. Ils travaillent la boule au ventre et certains parlent même de pensées suicidaires. Malgré plusieurs alertes, rien ne bouge.

Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation – Fin d’année dernière, Daniel (1) monte les escaliers. Des cris s’échappent du bureau de la cheffe du bureau du cabinet. Une de ses collègues sort en pleurs. Dans la panique, il fait demi-tour : « J’avoue que je n’ai pas trop cherché à comprendre. Ça criait trop fort », raconte-t-il au téléphone à StreetPress. Quelques semaines plus tard, il trouve cette fois-ci une autre de ses collègues en pleine crise de sanglots dans son bureau. Selon lui, elle répétait en boucle : « J’en peux plus. Il faut que je me barre. » Après un temps d’arrêt, il poursuit :

« Je l’ai vu dans un sale état, elle était vraiment au bout… »

Ce dont a été témoin Daniel au sein de ce bureau serait fréquent depuis l’arrivée en janvier 2019 de la nouvelle cheffe du bureau du cabinet : Edith Garnier. Au 31 décembre 2020, il y avait 82 agents au bureau du cabinet, dont une soixantaine sous la direction d’Edith Garnier.

Au sein du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, le bureau du cabinet est sous l’autorité du chef de cabinet et de son adjoint. Il gère notamment la gestion des ressources humaines, les courriers, et l’organisation des événements du ministre, Julien Denormandie. « On est un peu le back-office, il faut être derrière sur tous les aspects du quotidien du ministre », explique un membre du personnel. Sous pression constante, une partie de ces agents œuvrent dans l’ombre pour l’homme politique et la cheffe du bureau du cabinet. Certains dénoncent envers cette dernière un « management par la terreur », « des propos violents » et « insultants ». Ils racontent aussi des comportements « humiliants » et de « harcèlements ». Durant la crise sanitaire, le télétravail aurait également été refusé à certains personnels dont un agent considéré comme « personne vulnérable ». Malgré plusieurs alertes auprès des syndicats, la médecine du travail ou les IGAPS (ingénieur général d’appui aux personnes et aux structures), rien ne semble avoir été fait pour mettre fin à ce sentiment de mal-être qui dure depuis deux ans.

Des propos dévalorisants et des humiliations

Lucie (1) travaille au bureau du cabinet. Jamais elle n’aurait pensé vivre cet enfer. En automne 2019, comme deux de ses collègues, elle entend, dit-elle, des hurlements résonner dans le couloir. La voix de leur cheffe aurait lancé : « Tu n’es qu’une demi-portion, tu vaux zéro. Tu n’es qu’une moitié de rien du tout », à un de leur collaborateur convoqué dans son bureau. Ce dont a été témoin Lucie, elle l’aurait aussi vécu. Edith Garnier lui aurait déjà crié :

« Tu n’as pas à parler aux gens. Tu n’as rien à leur dire. C’est moi qui parle. Maintenant, tu fermes ta gueule. C’est moi la cheffe du BDC (bureau du cabinet), tu n’as pas à prendre ma place. »

Des scènes d’« humiliations », selon ses mots, qui ont lieu la plupart du temps porte close, dans son bureau. Mathilde, qui travaille aussi auprès de madame Garnier, raconte à son tour les propos qu’on lui aurait lancés comme :

« Tu n’es pas là pour étaler ta science. On n’en a rien à foutre de ce que tu sais. Ici, il n’y a que moi qui parle et d’abord tu fermes ta gueule ! »

Florent (1) se souvient lui aussi de propos qui lui auraient été lancés à l’été 2020 d’un ton agressif :

« Tu ne sais pas travailler, tu ne comprends rien à ce qu’on te dit ! »

Parfois les cris traverseraient les murs. Lucie raconte avoir entendu sa cheffe lancer à une de ses collègues : « Maintenant, tu fermes ta gueule. Ce n’est pas un dialogue c’est un monologue ! ». « J’avais une collègue qu’elle humiliait aussi, elle lui criait dessus. Elle pleurait régulièrement à cause d’elle », complète Mathilde. Mais lors des réunions aussi. Deux personnes présentes ce jour-là racontent ce qu’Edith Garnier aurait crié à une partie de son équipe :

« Vous êtes des nuls. C’est le ministère de l’approximatisme et de l’amateurisme. Vous ne savez pas travailler. Heureusement que je suis là. Moi, je suis Edith Garnier, je sais travailler. Je viens de Beauvau. À Beauvau, on sait travailler. Je m’appelle Edith Garnier et personne ne me fait peur. »

« C’est toujours des propos disant qu’on ne sait pas travailler, qu’on est des amateurs… On est rabaissés, c’est très difficile… » confie Sébastien (1) d’une voix basse. Personne ne serait épargné : « Je me souviens que son adjointe a commencé une réunion en larmes », ajoute-t-il.

Depuis son arrivée, une ambiance délétère pèserait sur l’équipe. « En réunion, elle humilie les gens parce qu’ils ont osé poser une question. C’est assez infernal », précise Daniel. Conséquence : plus personne n’oserait prendre la parole, selon lui. Mathilde ajoute :

« Je n’ai jamais vu quelqu’un s’acharner comme elle le fait. »

Le sentiment d’être surveillé constamment

Les personnes interrogées racontent aussi subir une surveillance excessive. Ils n’auraient par exemple plus le droit d’échanger entre eux. Un des agents explique : « Le matin, si un ou deux collègues viennent boire un café dans mon bureau, elle fait dégager tout le monde. Elle s’enferme avec moi et me dit : “Personne n’a le droit de s’approcher de toi, personne ne discute, tu n’as pas le droit d’adresser la parole aux gens”. » Lucie raconte devoir demander l’autorisation pour sortir de son bureau, comme plusieurs de ses collègues selon elle :

« Si je sors pour aller dans un autre département, elle envoie des collègues me chercher dans les services. Si elle ne me voit plus, elle crie : “Elle est où ? Qu’est-ce qu’elle fait ? Vous allez me la chercher !” Ça arrive tout le temps, même encore aujourd’hui. »

Des situations qu’elle considère comme humiliantes. « Il y a un temps je devais demander l’autorisation pour faire pipi. Fallait que je lui dise : “Est-ce que je peux aller aux toilettes ?” », s’énerve-t-elle.

Pour les pauses déjeuner, certains agents devraient également demander l’autorisation pour manger à l’extérieur. Madame Garnier exigerait aussi de tout vérifier. Par exemple, trois agents expliquent qu’ils doivent faire valider quasiment chaque mail avant leur envoi et mettre la cheffe du bureau du cabinet systématiquement en copie.

Un document que StreetPress a pu consulter confirme les témoignages recueillis. Un cabinet d’Audit parisien a mené une enquête auprès des agents dans le cadre de la réorganisation du bureau du cabinet. Les résultats montrent notamment que « 50% des agents estiment ne pas avoir le niveau d’autonomie adapté à leurs compétences et à leur poste ».

Les personnes interrogées dénoncent également une dégradation de leurs conditions de travail. Mais aussi un « déclassement » dans leurs fonctions. Certains se retrouveraient à faire des tâches qui n’ont rien à voir avec leurs missions de départ. Selon ce même rapport, il est écrit que « 60% des agents jugent que leurs compétences et savoir-faire pourraient être mieux exploités. »

Selon une enquête menée auprès des agents par un cabinet d'Audit : « 50% des agents estiment ne pas avoir le niveau d’autonomie adapté à leurs compétences et à leur poste », et « 60% des agents jugent que leurs compétences et savoir-faire pourraient être mieux exploités. » / Crédits : StreetPress

À cette pression constante s’ajouterait également une charge de travail conséquente et des horaires à rallonge, selon les agents interrogés. « Je n’ai jamais travaillé autant de ma vie », abonde Florent, qui indique bosser certains jours « de 8h à 20h. » Les agents interrogés parlent également d’appels d’Edith Garnier durant leurs congés, leurs week-ends ou tard le soir, pouvant aller jusqu’à 23h ou dès 7h30 le matin, avec l’obligation de répondre immédiatement, selon leurs dires. Dans les principales observations du cabinet d’Audit, on peut aussi lire la présence d’un « sentiment de perte d’autonomie, voire de mal-être au travail », avec « une problématique générale de désengagement des équipes à rapprocher principalement de problématiques relationnelles en interne et d’une incompréhension face aux nouvelles méthodes de travail proposées (modalités de suivi, de contrôle, etc). »

Dans les principales observations du cabinet d’Audit, on peut aussi lire la présence d’un « sentiment de perte d’autonomie, voire de mal-être au travail » / Crédits : StreetPress

Des agents en situation de mal-être

C’est cette ambiance angoissante qui a poussé Maya (1) à s’en aller. « Et je peux dire que si je suis partie, c’est à cause d’elle. Ce n’est pas pour une autre raison », insiste la femme. Elle raconte avoir perdu une dizaine de kilos à cause du stress : « Quand elle venait dans mon bureau, elle me disait : “Mais t’as vu ta tête ? T’as enterré un mort ?” Il faut sourire hein !” » souffle-t-elle. Maya confesse aussi avoir pensé à mettre fin à ses jours. Une de ses anciennes collègues abonde :

« Elle m’a dit avoir pensé plusieurs fois à se suicider. Elle a vécu un enfer. Je l’entendais lui gueuler dessus, et elle, elle pleurait. Elle lui disait qu’elle était nulle, qu’elle ne comprenait rien à ce qu’elle lui demandait. »

Selon les différentes personnes interrogées, un de leur collègue aurait voulu passer à l’acte avant d’être arrêté par sa collègue le 26 janvier dernier. Selon nos informations, il a été pris en charge au sein d’une clinique psychiatrique. Pour ses collègues, cela ne fait aucun doute que la situation au travail a participé à son mal-être. StreetPress n’a cependant pas pu s’entretenir avec lui. D’autres facteurs que nous ignorons ont aussi pu contribuer à ce mal-être.

Maya, qui avoue « revivre » depuis qu’elle ne travaille plus au bureau du cabinet, continue de s’inquiéter pour ses anciens collègues. Dans un message qu’elle a reçu, l’une d’elle lui aurait écrit :

« “J’essayerais de tenir jusqu’à ce que je tombe et que je ne me relève plus”. Je ne sais pas comment le prendre. »

Lucie, elle, se sent fatiguée et confie régulièrement pleurer chez elle : « J’en suis même arrivée à un point où je vomis le matin avant d’aller au travail. » Elle voit un psychiatre et prend des anxiolytiques, dit-elle. « Tous les matins, je me pose la question pour savoir s’il faut que je parte… », ajoute-t-elle. Mathilde, de son côté, pleure elle aussi régulièrement et verrait également un psychiatre. Daniel, lui, raconte s’être remis à fumer après avoir arrêté il y a cinq ans. Il souffre aussi d’insomnies, « selon les mails [qu’il] reçoit, plus ou moins acides », précise-t-il. Quant à Sébastien (1), il aurait déjà été arrêté à deux reprises par un médecin.

Interdit de télétravail

Ce qui révolte également plusieurs agents, c’est le refus de la mise en place du télétravail par Edith Garnier. Selon nos informations, un agent considéré comme « personne vulnérable » n’a pas eu le droit au télétravail durant plusieurs mois. De juin 2020 à novembre 2020, cette personne a continué de se rendre au travail quotidiennement. Du 4 novembre à décembre 2020, elle a réalisé entre trois et quatre jours de télétravail par semaine. En janvier 2021, elle n’a eu aucun jour de télétravail, et depuis le 5 février, elle a travaillé deux ou trois jours à distance par semaine.

Pour les autres agents, ce n’est guère mieux. Lors de la semaine du 20 mars 2021, par exemple, sur 46 personnes qui avaient un poste « télétravaillable », huit n’avaient aucun jour de distanciel. 26 n’en avaient qu’un à deux jours par semaine. 7 avaient trois jours, et deux 4 jours. Et seulement trois personnes étaient totalement en télétravail cette semaine-là. Pourtant, dans un mail du 30 octobre 2020 que StreetPress a pu consulter, la secrétaire générale Sophie Delaporte recommandait un « basculement maximal en télétravail pour les activités qui s’y prêtent » (2).

Dans un mail du 30 octobre 2020, la secrétaire générale Sophie Delaporte recommandait un « basculement maximal en télétravail pour les activités qui s’y prêtent ». Elle faisait notamment référence à la circulaire de la Ministre Amelie de Montchalin datant du 29 octobre 2020. / Crédits : StreetPress

De février à fin avril, il y aurait eu 10 agents positifs au Covid-19.

Malgré les signalements, rien n’est fait

Selon nos informations, au total, au moins quatre agents ont saisi à plusieurs reprises les syndicats au sujet d’Edith Garnier. Un des syndicats (3) confirme à Streetpress avoir reçu trois alertes à ce sujet. Les signalements – principalement faits par téléphone ou à l’oral lors d’entretiens – concernent une « charge de travail énorme, incompatible avec les horaires de travail », « un problème de management », « une trop grande pression », et « des comportements et propos dénigrants ».

StreetPress a également pu consulter différents mails de membres du bureau adressés aux syndicats. Le 2 février, un agent leur écrit : « […] En effet, c’est très compliqué, [Edith Garnier] est imbuvable ici beaucoup de monde souhaite partir. Par ailleurs, je tenais à vous signaler qu’il y a une autre personne qui a déclaré qu’elle n’allait pas bien et qu’elle pourrait faire un acte irrémédiable. […] Les cas s’empilent, nous finirons par avoir un acte très sérieux. […] Je m’accroche mais je ne peux pas dire que vais bien et je ne suis pas la seule par ailleurs. »

Extrait du mail d'un agent adressé à un des syndicats. / Crédits : StreetPress

Quelques semaines après son altercation avec Edith Garnier, Florent est décidé à ne pas se laisser faire et se syndique pour la première fois. Durant le rendez-vous avec une conseillère, cette dernière lui aurait répondu : « Oui, on est au courant de la situation. »

Maya fait aussi partie des personnes qui ont alerté leur syndicat. Elle explique également qu’elle aurait été reçue à deux reprises par l’IGAPS : « La seule chose qu’il a su me dire, c’est qu’il fallait se protéger, qu’on savait ce qui se passait, mais qu’il ne pouvait rien faire », lâche-t-elle. Un des syndicats nous confirme également par téléphone avoir signalé ces faits à l’IGAPS (chargé, si nécessaire, de signaler les alertes reçues au secrétariat général), et n’avoir jamais eu de retour à ce jour. Contacté, l’IGAPS s’est retranché derrière le secret professionnel.

Le service médical du ministère aurait également été alerté à plusieurs reprises. Dans un mail du 11 janvier 2021, un agent demande à les voir, en précisant notamment :

« Je souhaiterai prendre rendez-vous avec vous et uniquement avec vous car je vais extrêmement mal et je suis dans une situation plus qu’alarmante qui se dégrade chaque jour un peu plus, pour ne pas dire que je suis harcelée. »

Mail d'un agent au service médical. / Crédits : StreetPress

Dans un autre mail du 5 février 2021, une autre personne écrit au service médical. On peut notamment lire : « Cela devient très éprouvant de travailler dans le stress et une atmosphère aussi suspicieuse avec des ordres et contre-ordres constamment. »

Extrait d'un mail d'un agent destiné au service médical. / Crédits : StreetPress

L’inspecteur en santé et sécurité au travail a également été alerté. Le 2 avril 2021, il écrit à Madame Garnier : « Je vous contacte à la suite de plusieurs retours qui m’ont été faits sur les conditions de travail au bureau du cabinet. Il semble qu’en 2020 une enquête menée auprès des agents a notamment mis en évidence les attentes fortes des agents en termes d’amélioration des conditions de travail. »

Mail de l’inspecteur en santé et sécurité au travail à Édith Garnier. / Crédits : StreetPress

Tous espèrent sortir de ce « calvaire ». Mathilde conclut : « On parle de créer une loi sur le bien-être animal, mais il faudrait déjà bien s’occuper des collaborateurs du ministre. Nous aussi on demande une loi, on n’est pas moins qu’un animal. »

(1) Par « peur des représailles », toutes les personnes interrogées ont souhaité garder l’anonymat.

(2) Et faisait notamment référence à la circulaire du 29 octobre 2020 de la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques destinée aux ministres qui indique (qu’à compter de vendredi 30 octobre) : « Les agents dont les fonctions peuvent être exercées totalement ou principalement à distance doivent impérativement être placés en télétravail cinq jours par semaine. »

(3) Pour protéger les personnes qui ont témoigné auprès d’eux, ce syndicat a souhaité qu’on le nomme pas.

Contactée, Edith Garnier n’a pas répondu à nos sollicitations à ce jour.

Contactée, Marion Giroud, conseillère communication du ministre Julien Denormandie, met en avant les dispositifs de prévention et de signalements « des discriminations, harcèlements, violences sexistes et sexuelles » et notamment le service de médecine préventive, les IGAPS et une cellule de signalement. Le ministre peut également faire appel à un prestataire extérieur spécialisé appelé : « Allodiscrim ». Concernant l’organisation du travail en période de Covid, le ministère assure avoir fait le maximum « pour participer à l’effort de réduction de la présence sur site et développer la pratique du télétravail pour chaque agent dont l’activité le permettait, tout en veillant à assurer la continuité de service. » Le cabinet assure « n’avoir eu connaissance d’aucun cas dans lequel un agent du bureau du cabinet ou d’un autre service se serait vu refuser la possibilité de télétravailler dès lors que ses missions le permettaient, conformément à la consigne du Gouvernement pour l’ensemble des secteurs d’activité. »

L’intégralité de leur réponse est à lire ici