21/10/2021

Le livre Ventes d’armes, une honte française revient sur l’histoire des exportations hexagonales, peu reluisantes et coûteuses

La France, fournisseur d’armes officiel des pires dictatures

Par Christophe-Cécil Garnier

Quel est le point commun entre l’Afrique du Sud de l’Apartheid, la dictature de Franco ou l’Égypte qui réprime férocement ses opposants ? Ils ont tous acheté des armes à la France, comme le rappelle le livre Ventes d’armes, une honte française.

L’Australie a fait un sale coup à la France. Le premier a rompu un accord historique, « le contrat du siècle » même. Une vente de douze sous-marins pour une trentaine de milliards qui a fait plouf. Colère, trahison et autres superlatifs ont fusé entre les belligérants. Une véritable affaire d’État surmédiatisée. Car dans l’Hexagone, chaque vente d’avions de combat, de canons ou de frégates est célébrée comme une victoire nationale et consolide notre troisième place d’exportateur mondial d’armes. Cette industrie a un poids prépondérant, au point de bafouer les droits de l’homme. Car la France fournit des blindés à des régimes comme l’Égypte du Maréchal al-Sissi qui s’en sert pour réprimer sa population ou des canons à l’Arabie Saoudite qui les utilise dans sa guerre au Yémen, qui a fait plus de 230.000 morts.

C’est ce constat macabre qui a amené le journaliste Sébastien Fontenelle et Aymeric Elluin, responsable « Armes et peine de mort » chez Amnesty international France, à écrire l’ouvrage Ventes d’armes, une honte française (éditions Le passager clandestin). Devant un café, le premier, auteur d’une quinzaine d’essais, explique que le livre se veut « une sorte de vade-mecum » :

« Quelqu’un qui ne saurait rien des ventes d’armes problématiques de la France devrait sortir de là en sachant où est le problème. »

Utilisation de l’argent public, clients peu reluisants, absence de consultations démocratiques… Dans cet ouvrage, Sébastien Fontenelle et Aymeric Elluin font ressortir les nombreuses problématiques liées à ce trafic mortifère. Ils rappellent également qu’en 2019, Amnesty International et cinq autres ONG ont demandé à la Cour pénale internationale (CPI) d’enquêter sur des entreprises françaises comme Dassault et Thalès, afin de déterminer si elles ont contribué aux crimes de guerre commis au Yémen avec leurs ventes d’armes. Même si le sujet de la discussion est lugubre, le journaliste note que les industriels de l’armement ont « de plus en plus de difficultés à trouver des soutiens bancaires pour leur trafic ». « Il y a une prise de conscience », conclut-il.

Dans leur livre Ventes d’armes, une honte française, Sébastien Fontenelle et Aymeric Elluin font ressortir les nombreuses problématiques liées à ce trafic mortifère. / Crédits : StreetPress

Comment expliquer qu’aujourd’hui, chaque vente d’armes, d’avions ou de navires de guerre soit célébrée par l’État et les médias français comme si c’était une victoire collective ?

Ça remonte à la vieille doctrine mise au point par la France dans les années 50 pour justifier ses exportations militaires. Elle repose sur deux piliers. D’abord, la préservation de la souveraineté française : la France a besoin d’être forte militairement pour la garantir et, pour cela, elle serait obligée de vendre des armes. Ensuite, l’industrie de l’armement est pourvoyeuse d’emplois. Ce dernier point s’est installé progressivement dans l’argumentaire gouvernemental. C’est pour ça qu’on entend toujours ce côté : « Cocorico ! Un grand bravo à l’industrie française ».

Un autre des discours tenus par le gouvernement serait que, si on ne vend pas ces armes, d’autres États le feront à notre place. Très bien, et alors ? Laissons les autres faire. Un peu de morale n’est pas un gros mot.

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Ça représente vraiment un réservoir d’emplois considérable ?

À la louche, ça doit faire 200.000 emplois en France. Mais ça ne dit rien de ce commerce-là. L’industrie de l’armement existe en dehors des ventes à des régimes ultra-problématiques comme l’Arabie Saoudite ou l’Égypte du maréchal Sissi. Ce sont des ventes considérables et ce sont les deux plus gros acheteurs d’armes françaises mais ça ne représente pas le PIB de la France. Les différents emplois pourraient être préservés sans eux, avec une volonté politique.

De plus, ces ventes se font à nos dépens. Une des plus récentes, ce sont les 30 avions Rafales vendus par Dassault à l’Égypte pour 3,5 milliards d’euros. Pour payer ces appareils, l’Égypte a emprunté. Et ces prêts sont garantis par l’État français à hauteur de 85 pour cent. Cela veut dire que si l’Égypte ne paie pas – et c’est une hypothèse tout à fait envisageable car le pays est dans une situation financière compliquée – ce sera le contribuable français, nous, qui allons financer Dassault. Si la vente de ces Rafales correspond au sauvetage de 2.500 emplois, on aurait pu sauter l’étape Sissi et maintenir les postes avec les 3,5 milliards.

Ces prêts garantis par l’État font écho à une autre pratique de Dassault. Dans votre ouvrage, vous précisez que l’entreprise a « un recours constant aux finances publiques ». Comment ça ?

Pour ne citer que cet exemple, le développement du Rafale a coûté plusieurs dizaines de milliards d’euros à l’État – donc aux contribuables – français. C’est d’autant plus frappant pour la société Dassault car elle possède le Figaro, qui fait des papiers tous les trois jours sur la grande nécessité de réduire les dépenses publiques. Le Figaro Magazine a inventé le terme « d’assistanat » et l’a mis en Une. Pour moi, la France des assistés, c’est en fait, par exemple, le groupe Dassault.

Nous avons découvert que ça remonte au tout début du groupe. Dans les années 60, Dassault est gavé de centaines de millions de francs d’aide étatique.

Vous rappelez également que les Français paient le salaire de « représentants du commerce » au sein des pays étrangers. Est-ce que vous pouvez détailler leur fonction ?

Ce sont des attachés militaires dans certaines ambassades qui sont des VRP de l’armement français. Des fonctionnaires donc, rémunérés par l’État, mais qui servent à rapporter de l’argent aux industriels. Ils assurent la promotion de la production française auprès de certains gouvernements pour qu’ils achètent toujours plus d’armes. On peut inscrire cette pratique dans le commerce international et la dure loi de la concurrence… Mais une fois que c’est en Arabie Saoudite ou dans des endroits similaires où les armes servent à faire des victimes civiles, ça devient un peu compliqué de savoir qu’on sollicite ce genre de pays.

Aujourd’hui, les associations critiquent les arrangements du gouvernement français avec des régimes répressifs comme l’Égypte d’Al-Sissi ou l’Arabie Saoudite. Pourtant, vous montrez que cela fait 50 ans que la France a ce genre de clients.

En effet, c’est important à démontrer. Nous voyons ça comme un bégaiement sinistre de l’Histoire. Quand la France décide de vendre des armes dans les années 60, le marché est très encombré avec les USA et les Russes. La France se glisse alors dans des interstices et se constitue une clientèle de régimes tous plus effroyables les uns que les autres. On a les pires juntes latino-américaines – Brésil ou Argentine –, la Grèce des Colonels, l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar – une atrocité qui mène des guerres coloniales effroyables avec des armes françaises. Et l’Afrique du Sud de l’Apartheid, excusez du peu !

C’est vraiment « grâce » à cette clientèle que la France devient au tout début des années 70 le troisième plus gros marchand d’armes mondial. Et c’est exactement ce qu’il se passe à nouveau depuis le quinquennat d’Hollande. La France est revenue dans le trio de tête parce qu’elle vend à des régimes totalement infréquentables comme l’Egypte ou l’Arabie Saoudite.

La France a pourtant signé et promu des traités, comme le traité sur le commerce des armes (TCA) en 2013 qui vise à arrêter la circulation d’armes vers des pays où l’on sait qu’elles serviraient à commettre des atteintes graves aux droits humains. Comment l’État français réussit-il à justifier ce grand écart avec ses ventes à l’Égypte ou l’Arabie Saoudite ?

En disant qu’ils ne savaient pas. Quand un rapport de la Direction du renseignement militaire (DRM), dont le contenu a été révélé par Disclose, établit que des armes françaises ont très probablement été utilisées par la coalition saoudienne au Yémen, c’est la stupéfaction chez nos gouvernants. Ils avaient pourtant connaissance de ce rapport, avant que des journalistes ne le fassent fuiter.

Mais maintenant que tout le monde sait, est-ce qu’on a arrêté de vendre des armes à ces gens ? Pas du tout. Est-ce qu’on a entendu Jean-Yves le Drian dire qu’ils ont bafoué notre confiance ? Non. Par contre, quand l’Australie ne veut plus nous acheter nos sous-marins, là, tout d’un coup, la France crie à la trahison. Cette réaction est intéressante. Ça en dit beaucoup sur notre politique.

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Normalement, le Parlement doit contrôler ces ventes d’armes. Pourquoi n’est-ce pas le cas ?

Il devrait. Le conditionnel est important car il n’a pas les moyens de contrôler. En Angleterre, même si c’est loin d’être parfait, il y a beaucoup plus d’échanges, les parlementaires peuvent faire des remarques. Ici, il n’y a rien de tout ça. C’est une opacité absolue depuis toujours. Et nos parlementaires ne se sont pas surmobilisés pour obtenir un droit de regard. Depuis un demi-siècle, ils adhèrent étroitement à la politique française d’exportation d’armement. Mais c’est en train de changer. Notamment grâce à un député, Sébastien Nadot, qui a été viré de LREM. Il a fait une action tout seul à l’Assemblée avec une banderole. Des parlementaires se sont agrégés autour de lui. Mais je suis toujours sidéré de voir que, à l’approche d’une présidentielle, les ventes d’armes de la France ne font pas partie du débat public.

C’est important que les Français et Françaises soient concernés, qu’on ait notre mot à dire. À chaque fois qu’il y a des sondages, les gens sont fortement opposés à ce commerce. En 2018, 88 pour cent de la population a estimé qu’on devrait arrêter les exportations d’armes aux pays qui risquent de les utiliser contre des populations. Les Français ont leur mot à dire et celui-ci va contre la politique gouvernementale.