17/10/2022

À Saint-Denis, la première Marche féministe antiraciste

« Les quartiers ne sont pas des déserts féministes »

Par Victor Mottin ,
Par Quentin Girardon ,
Par Inès Belgacem

Ce samedi 15 octobre, des centaines de personnes ont défilé dans les rues de Saint-Denis à l'occasion de la première édition de la Marche féministe antiraciste.

« Nos quartiers ne sont pas des déserts féministes », scandent en choeur les centaines de personnes réunies ce samedi 15 octobre, devant la basilique de Saint-Denis (93), pour la première édition de La Marche féministe antiraciste. Annoncé à l’occasion de la Pride des banlieues en juin dernier, cet événement organisé par une quinzaine de militantes entend « porter un féminisme populaire antiraciste en rupture avec le féminisme d’État ».

Face à la foule, Hanane Ameqrane, 39 ans et co-organisatrice de cette marche, motive les troupes avant de sonner le top départ de la manifestation. Émue, la militante franco-marocaine lesbienne raconte :

« Cette marche, c’est celle d’amies qui n’avaient de place dans aucune mobilisation. »

Hanane Ameqrane, 39 ans et co-organisatrice de cette marche, motive les troupes avant de sonner le top départ de la manifestation. / Crédits : Quentin Girardon

Des revendications propres aux quartiers populaires

L’objectif de la journée est clair : mettre sur le devant de la scène les revendications féministes et LGBTQIA+ propres aux quartiers populaires et trop souvent négligées par les collectifs nationaux. La veille, par téléphone, Hanane explique :

« Quand on est issu de quartier, les questions des féministes ne se posent pas sans la question matérielle. Précarité, racismes ou lesbophobie sont liés. »

« Solidarités avec les femmes du monde entier », scande la foule. Ou : « En l’honneur de toutes nos sœurs et contre Darmanin, nous on est là ». Un premier groupe en mixité choisie ouvre la voie, suivi par une cohorte de militantes et militants aux diverses revendications. Des marxistes LGBTQIA+ du collectif Inverti.es, en passant par les écolos défenseurs des jardins d’Aubervilliers. Il y a également les comités contre les violences policières, dont les proches de Yanis – mort dans une course poursuite avec les forces de l’ordre en juin 2021 – et de Lamine Dieng – qui a subi un plaquage ventral dans un fourgon de police en 2007. Tous s’accordent sur « la nécessité de lutter contre toutes les formes d’oppression des quartiers ».

Lihn est originaire du Vietnam. Elle est arrivée en France il y a 14 ans et brandit une pancarte dénonçant la « récupération politique » des luttes féministes antiracistes :

« Ce sont toujours les femmes, les personnes racisées et les pauvres qui sont les plus discriminées. »

L'association Les Dégommeuses était aussi présente. / Crédits : Quentin Girardon

« Quand on est issu de quartier, les questions des féministes ne se posent pas sans la question matérielle. Précarité, racismes ou lesbophobie sont liés. » / Crédits : Quentin Girardon

Même son de cloche pour Inès, représentante de l’association MaMaMa, qui soutient les mères en difficulté en distribuant des colis d’urgence pour les nourrissons jusqu’à trois ans. Elle intervient notamment dans des hôtels sociaux, où des femmes sans-papiers sont « au centre de toutes les discriminations » :

« Elles sont femmes, elles sont mères, elles n’ont pas d’argent, pas de logement, pas de papiers et aucun espace pour s’exprimer parce que ce n’est pas d’elles dont on parle dans les mobilisations féministes traditionnelles. »

Micro à la main, Leyna s’adresse aux femmes de Paris et des banlieues qui se sont « trop souvent tues ». Symbole de la relève féministe dans les quartiers, la jeune fille de 11 ans assure : « Demain sera meilleur parce qu’aujourd’hui on se bat. »

« Ce sont toujours les femmes, les personnes racisées et les pauvres qui sont les plus discriminées. » / Crédits : Quentin Girardon

L’objectif de la journée est clair : mettre sur le devant de la scène les revendications féministes et LGBTQIA+ propres aux quartiers populaires et trop souvent négligées par les collectifs nationaux. / Crédits : Quentin Girardon

Réaffirmer l’histoire du féminisme des quartiers populaires

« On en avait marre de ne pas avoir d’espaces pour s’organiser et porter nos revendications », explique Massica, co-organisatrice de l’événement. « On a décidé d’élaborer cette marche autour d’une date qui n’est pas anodine. » Le 4 octobre 2002, Sohane Benziane, une jeune femme de 17 ans, est retrouvée inanimée dans un local poubelle de Vitry-sur-Seine (Val-De-Marne). Brûlée vive par son ex-petit ami, elle décède quelques heures plus tard. S’ensuit alors d’importantes vagues de protestations. « Mais comme la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 83, le mouvement a été récupéré par le PS », contextualise Hanane. À l’époque, Ni Putes Ni Soumises, le pendant féministe de la maison des potes, vient d’être crée et trouve un élan dans cette mobilisation des quartiers. Massica, 30 ans, assure :

« Ni Putes Ni Soumises s’est réapproprié la lutte des féministes racisées des quartiers populaires en affirmant que le sexisme est uniquement du fait des hommes des quartiers. Comme si Darmanin ou Hulot venaient des banlieues. »

Plus tôt dans la journée, Salih Amara – l’une des marraines de l’évènement – s’en rappelait à ses souvenirs de militante de la première heure. Depuis les années 70, elle œuvre notamment pour la stigmatisation des clichés autour des quartiers et de l’immigration, à travers la culture ou les médias :

« Pour la gauche, il était impossible que l’égalité, le racisme et le sexisme soient entre les mains des femmes et des militants des quartiers. On nous a muselé et ce n’est que 20 ans après que la vérité éclate au grand jour. »

Salih Amara, l’une des marraines de l’évènement, œuvre depuis les années 70 à la stigmatisation des clichés autour des quartiers et de l’immigration, à travers la culture ou les médias. / Crédits : Quentin Girardon

La date de la manifestation n'est pas anodine, elle fait référence à la mort de Sohane Benziane. Brûlée vive par son ex-petit ami en 2002, son décès avait provoqué d'importantes vagues de protestations. / Crédits : Quentin Girardon

S’inscrire dans l’agenda féministe

Alors que plus de 70 collectifs, parmi lesquels Lallab, Diivineslgbtqi+, le Strass ou le comité Justice et Vérité pour Yanis se sont associés à l’évènement, un en particulier fait figure de grand absent : Nous Toutes. Pour Samantha de Décolonisons le féminisme, « Nous Toutes est une organisation féministe pour les femmes cis-blanches qui ne représente pas les femmes racisées des quartiers populaires. C’est vraiment les mêmes procédés que Ni Putes Ni Soumises, version 2022. Le féminisme qu’elles défendent actuellement, ce n’est pas le nôtre. » Et à Pierrette, fondatrice de l’association Diivineslgbtqi+, d’abonder : « Les marches féministes généralistes oublient trop souvent nos territoires d’Outre-mer ». En arrière-plan, une affiche résume l’essentiel :

« Les hommes nous violentent. Les blanches nous trahissent. »

« C’est un mot d’ordre un peu tranchant, mais on l’aime bien », rigole Hanane au téléphone. Elle raconte que Nous Toutes leur a proposé de participer. Les organisatrices ont préféré décliner : « On ne veut pas faire de surenchère, c’est une rupture avec tout ce qui ne nous plaisait pas dans les mouvement féministes, mais également antiracistes. Il n’y a pas de concurrence entre les mouvements, mais nos voix et revendications sont nécessaires. »

« Les marches féministes généralistes oublient trop souvent nos territoires d'Outre-mer », commente Pierrette, fondatrice de l'association Diivineslgbtqi+. / Crédits : Quentin Girardon

À la manifestation, les participantes et organisatrices veulent faire entendre « toutes les victimes des violences sexistes, LGBTQIphobes et sexuelles ». / Crédits : Quentin Girardon

Toutes voudraient maintenant faire entendre leurs militantes et les drames qui les ont forgés. Celui de Sohane Benziane, mais également de Fouad, Dinah, Melissa, Alisha, Farida, Vanessa Campos, Ivana « et toutes les victimes des violences sexistes, LGBTQIphobes et sexuelles », rappellent les slogans.

Dinah : lycéenne de 14 ans qui s’est suicidée le 5 octobre 2021 chez ses parents, près de Mulhouse (Haut-Rhin), après avoir subi du harcèlement scolaire raciste et lesbophobe.

Alisha Khalid : jeune fille de 14 ans tabassée et poussée dans la Seine à Aubervilliers, le 8 mars 2021 à Argenteuil, par son ex-petit-ami Théo, 15 ans, et sa nouvelle copine Juni, 15 ans. Alisha est morte noyée.

Melissa : poignardée chez elle par son conjoint à l’âge de 26 ans, à Cayenne, en Guyane, en juillet 2019.

Farida Laouadi : quinquagénaire poignardée chez elle par son mari en mars 2022, à Roubaix.

Fouad : jeune fille transgenre de 17 ans. Elle avait été réprimandée par la direction de son lycée pour être venue en cours en jupe. Elle s’est suicidée 15 jours après, le 16 décembre 2020, chez elle à Lambersart (Nord).

Vanessa Campos : travailleuse du sexe transgenre et sans-papiers de 36 ans. Elle a été tuée en août 2018 par un groupe d’hommes dans le bois de Boulogne.

Les noms de leurs figures aussi, « effacées de l’histoire féministe », dénonce Hanane. Elle cite par exemple Sarah Oussekine, la sœur de Malik Oussekine, assassiné par la police à Paris en 1986. « Elle a monté une structure pour les femmes victimes de violences dans les années 80 et a toujours lutté contre le racisme et le sexisme. » Pour les femmes réunies aujourd’hui à Saint-Denis, la marche n’est qu’une première pierre pour rappeler et construire la longue histoire du féminisme des quartiers. Hanane conclut :

« Pourquoi on connait tous Zyed et Bouna et les émeutes de 2005, mais on a oublié le 4 octobre 2002 et Sohane ? Nous allons faire en sorte qu’on ne l’oublie plus. »

« Il n’y a pas de concurrence entre les mouvements, mais nos voix et revendications sont nécessaires. » / Crédits : Quentin Girardon

Pour les femmes réunies aujourd’hui à Saint-Denis, la marche n’est qu’une première pierre. / Crédits : Quentin Girardon