20/12/2022

Les bons comptes font les bons amis

Bernard et Jacques Attali, les très chers amis de Patrick Drahi

Par Florence Gaillard

Dans la famille Attali, il y a Jacques, ex-conseiller de Mitterrand. Mais aussi Bernard, son frère jumeau, directeur financier et consultant. Les deux frères, au carnet d’adresses bien garni, partagent un même et riche client : Patrick Drahi.

« Avoir un bon copain, voilà c’qu’il y a d’meilleur au monde », chantait Henri Garat en 1930. Un refrain que donnent envie de chanter certains des documents issus des DrahiLeaks. Ce n’est un secret pour personne que les milieux financiers et politiques entretiennent d’étroites relations, dans un système de « renvois d’ascenseurs » plus ou moins opaques. Patrick Drahi n’échappe pas à cette règle, les #DrahiLeaks nous permettent de découvrir certaines de ces « connivences » à l’œuvre. À combien se négocie un bon carnet d’adresses et qu’y a-t-il dans les ascenseurs ? Exemple avec deux « copains » de Patrick Drahi que Reflets, StreetPress et Blast ont trouvé dans les #DrahiLeaks : Jacques Attali et son frère jumeau, Bernard Attali.

#DRAHILEAKS
Patrick Drahi est un homme d’affaires puissant. 11e fortune française bien que domicilié en Suisse, il est à la tête du groupe Altice. Un empire tentaculaire qui réunit notamment des entreprises de télécom (SFR, Cablevision…), des médias (BFM TV, RMC…) ou de commerce d’art (Sotheby’s)…

Courant août, le groupe de hackers russes Hive a mis en ligne dans un recoin caché d’Internet des centaines de milliers de documents piratés à Altice après avoir échoué à faire chanter l’homme d’affaires. Reflets, Blast et StreetPress se sont associés pour explorer ces leaks.

Les documents mettent en lumière un groupe industriel complexe, implanté dans des pays très souples en matière fiscale et très endettés. Ils donnent incidemment à voir le train de vie faramineux d’une famille aussi discrète que riche. Bien loin de la fin de l’abondance annoncée par Emmanuel Macron.

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La carrière très médiatique du premier est bien connue. Hier conseiller de François Mitterrand, aujourd’hui proche d’Emmanuel Macron. Une carrière sans faute au cours de laquelle « l’écrivain, chef d’entreprise, économiste et haut fonctionnaire » a eu de quoi remplir un épais carnet d’adresses de « premiers de cordée », parmi lesquels figure Patrick Drahi. Des amis qu’il lui arrive d’inviter à déjeuner, comme en avril 2014 lorsque Jacques Attali a convenu d’un déjeuner avec Patrick Drahi et Jean-Charles Naouri. Ce dernier, après avoir été associé-gérant de la banque Rothschild et Cie est aujourd’hui PDG du groupe Casino.

L’autre Attali

D’un frère Attali à l’autre… Le 20 mai 2014, Bernard est nommé administrateur indépendant de Numericable Group, racheté en 2002 par le fonds d’investissement d’Altice. Un poste qu’il conserve en 2016 lorsque Numericable-SFR devient SFR-Group et renouvelé lors de l’assemblée générale du 31 mai 2017.

Moins connu que son frère, Bernard Attali n’en a pas moins mené une carrière qui n’a rien à envier à celle de Jacques. En témoigne son CV présenté lors de l’assemblée générale de Numericable Group. Ancien élève de l’IEP et de l’ENA, aussi à l’aise dans le public que dans le privé, Bernard Attali a été, entre autres, magistrat à la Cour des comptes, directeur financier de la Délégation à l’aménagement du territoire, directeur financier de Club Méditerranée, président général du groupe Air France, vice-président Europe de Deutsche Bank ou encore conseiller pour les affaires européennes du Groupe Commercial Union. Il a également été membre du conseil d’administration d’entreprises comme la SNCF, BNP, la Société Générale ou encore La Poste. Il est aussi conseiller senior de plusieurs fonds d’investissement. Côté décorations, Bernard Attali est notamment commandeur de la Légion d’honneur (2006). Jacques n’est que Chevalier. Bref, le profil idéal pour un poste d’administrateur indépendant censé garantir une gouvernance « équilibrée » de l’entreprise et aider le conseil d’administration à prendre les « bonnes » décisions. C’est ainsi qu’il supervise en 2017, avec deux autres administrateurs, les notes préparatoires à la sortie du marché boursier d’Altice qui a lieu en janvier 2021.

Les administrateurs indépendants, dont la fonction est encadrée par le code de gouvernement d’entreprises « Afep-Medef », engagent leur responsabilité civile et pénale et sont solidairement responsables de la décision collective. Pas une mince affaire mais en contrepartie, ils sont rémunérés. 50.000 euros par an en moyenne, hors jetons de présence, selon Agnès Touraine.

La présidente de l’Institut français des administrateurs (IFA) explique également que pour être qualifié d’indépendant, l’administrateur « ne doit pas avoir été salarié, dirigeant mandataire social exécutif, client, fournisseur ou banquier de la société ou de sa société mère au cours des cinq dernières années. »

Or, lorsqu’il est nommé en mai 2014, administrateur indépendant de Numericable, Bernard Attali réaliserait par ailleurs une mission de conseil pour Altice SA. Dans les leaks, on trouve en effet une facture d’un montant de 100.000 euros pour une « prestation de conseil à ALTICE (premier semestre 2014) ».

Dans les leaks, on trouve en effet une facture d’un montant de 100.000 euros pour une « Prestation de conseil à ALTICE (premier semestre 2014) ». / Crédits : Drahileaks

Une facture qui, au passage, ne semble pas tout à fait conforme au code général des impôts (CGI). En effet, elle indique un montant TTC sans aucune mention à la TVA. Or selon le GGI, elle aurait dû donner un montant hors taxes et préciser : « TVA non applicable – Autoliquidation par l’acheteur – Article 283-2 du CGI ». Oubli ou erreur de comptabilité ?

Nous avons envoyé un mail à Bernard Attali afin qu’il nous éclaire sur ce point, mais nos sollicitations sont restées lettre morte.

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Ma petite entreprise

Pour encaisser ses honoraires facturés, Bernard Attali a créé en 1995 sa petite structure d’entrepreneur individuel, « ATTALI BERNARD ». Nous n’en saurons guère plus puisque cette société ne publie pas ses comptes.

Certes, depuis 2016, une loi dite « Macron » (n° 2015-990 du 6 août 2015) donne la possibilité aux entreprises de déposer leurs comptes annuels sans qu’ils ne soient rendus publics. Mais la publication au bulletin officiel des annonces civiles et commerciales (BODACC) n’en demeure pas moins obligatoire. Les comptes sont alors publiés, mais rendus inconsultables.

Refus de participer à la transparence de la vie économique et financière, ou simple « négligence » ? Quoi qu’il en soit, en 2014, les affaires de Bernard Attali vont bon train, dans le privé comme dans le public.

Photo de classe

À la fin de cette année-là, le Premier ministre Manuel Valls et le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian commandent à Bernard Attali un rapport sur l’École polytechnique. Un rapport intitulé « L’X dans une nouvelle dimension » dont le préambule se termine sur cette sentence : « Il va de soi que je suis seul responsable des jugements hâtifs ou erronés que certains lecteurs pourraient découvrir au fil de la lecture. C’est la raison pour laquelle il m’a semblé normal de l’écrire à la première personne. »

Hâtifs et erronés ? Bernard Attali semble pourtant s’être donné du mal et avoir pris le temps, à la vue de la longue et très hétéroclite liste de personnes auditionnées pour ce rapport. Parmi elles, avec leurs fonctions de l’époque, Emmanuel Macron (ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique), Jean-Pierre Jouyet (secrétaire général de l’Élysée) et Jean-Christophe Mieszala (directeur général de McKinsey France). Entre des ingénieurs, des responsables de grandes écoles, des députés, des ministres, Bernard Attali a également entendu tout ce que la République et l’industrie française comptent de polytechniciens comme Valéry Giscard d’Estaing, Jean-Bernard Lévy (PDG d’EDF), Gérard Mestrallet (PDG de GDF Suez), Claude Bébéar (président honoraire d’AXA), Patrick Pouyanné (PDG de Total) ou encore Marwan Lahoud (directeur général délégué d’Airbus Group). Cet ancien de l’X est cité dans des affaires de corruption dans lesquelles Airbus est impliqué. Mais c’est sans importance. Bref, tout le carnet d’adresses de Bernard Attali à ciel ouvert et une belle photo de classe à laquelle il faut ajouter deux autres anciens de l’X, chers au cœur et au portefeuille de Bernard : son frère, Jacques Attali, et l’homme d’affaires Patrick Drahi.

Bonnes œuvres

Un duo que l’on ne s’étonne pas de retrouver « en affaires » dans les leaks sous la forme d’un contrat passé entre la fondation du couple Drahi « Patrick and Lina Drahi Foundation » (PLFA) et « Positive Planet », une ONG créée en 1998 par Jacques Attali. Cette organisation s’est donnée pour mission de « favoriser l’inclusion économique des habitant.e.s de quartiers populaires à travers l’entrepreneuriat positif et l’amélioration de leur employabilité ». La PLFA quant à elle a été créée en 2014 « dans le cadre de la vision entrepreneuriale globale de Patrick Drahi et de ses enfants, qui croient que le succès en affaires implique la responsabilité de redonner et de créer des opportunités pour les autres ». Ou comme le disent si bien Roosevelt et Spider-Man : un grand pouvoir implique de grandes responsabilités.

Une telle « vision » commune de l’entrepreneuriat « solidaire » ne pouvait qu’aboutir à une collaboration entre les deux entités. Collaboration scellée en mars 2021 par un contrat d’un montant de 238.000 euros versés par la PLFA à Positive Planet afin « d’accompagner 200 jeunes porteurs de projets issus de quartiers défavorisés dans la création de leur entreprise ».

La collaboration se passe manifestement très bien puisqu’en mars 2022, la Fondation Patrick et Lina Drahi fait appel à ce proche d’Emmanuel Macron, mais cette fois en tant que conseiller pour un projet qu’elle a initié et intitulé « Education Four (E4) ». Un projet éducatif un peu flou, mais que, justement, Jacques Attali, à travers sa société Attali & Associés (A&A), se propose de définir et de mener à bien, comme l’ont révélé nos confrères suisses de Heidi.news.

Ce contrat, que nous avons également pu consulter, précise qu’il s’agit d’un « projet qui s’inscrit dans le cadre inédit d’une coopération internationale entre Israël, les Émirats Arabes Unis, le Maroc [patrie de naissance de Patrick Drahi, NDLR] et la France ». Au paragraphe intitulé « Mobilisation des gouvernements prioritaires (France et Maroc) », on peut lire : « Attali & Associés apportera son soutien dans la définition d’une stratégie de mobilisation des gouvernements français et marocain. Le tout pour un montant de 350.000 euros hors taxes (HT) payable en quatre versements et exonéré de TVA (en principe de 20% pour des activités de conseil) ».

De plus, Attali & Associés percevra 450.000 euros HT pour chaque lancement de ce programme en France, au Maroc et dans les Émirats Arabes Unis, soit 1.350.000 euros HT. Pour l’extension de ce programme à neuf autres pays apparemment candidats, la « commission » oscille entre 150.000 et 250.000 euros HT. L’entreprise de Jacques Attali pourrait donc encaisser au total plus de trois millions d’euros, si le projet arrive à son terme.

Un premier versement de la fondation Drahi à A&A d’un montant de 87.500 euros a bien été effectué en mars 2022. Et manifestement, en juin 2022, Jacques Attali était au travail avec deux de ses associés, comme en atteste une facture présentée par A&A à la fondation pour un séjour de trois jours et deux nuits pour trois personnes à l’hôtel The Norman de Tel Aviv. Montant de la douloureuse : 10.676,17 euros tout de même, payés par la fondation de Patrick Drahi.

Car il est bien stipulé dans le contrat que les frais occasionnés par la mission Education Four, notamment les frais de déplacement et d’hébergement, sont à la charge de la fondation. Faut pas pousser.

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Une amitié et des attentions qui devraient redonner de la hauteur au chiffre d’affaires d’A&A et à son résultat net. On appelle cela aligner les… planètes.

« Ce projet a déjà été annoncé publiquement. Rien à dire de plus pour le moment ». C’est par ces deux phrases adressées par texto, après un échange téléphonique réduit au strict minimum, que Jacques Attali a repoussé notre sollicitation pour discuter de ses relations et contrats avec Patrick Drahi et sa fondation.

Illustrations en Une par Caroline Varon, enquête de Florence Gaillard.

« Je n’aime pas payer des salaires, je paie le moins possible », avait lancé publiquement Patrick Drahi. Nous si ! Plusieurs journalistes se consacrent depuis des semaines, à temps plein, à cette enquête. Et ce n’est pas fini : nous n’avons pas prévu de lâcher le morceau. De nombreux autres articles paraîtront sur StreetPress, Reflets et Blast.

Nous savons aussi que nous devrons faire face à de nombreuses procédures juridiques qui vont s’étendre sur plusieurs années.

Tout cela coûte cher, c’est pourquoi nous avons créé, les trois médias ensemble, une cagnotte de soutien. Chaque euro versé servira exclusivement à financer cette investigation.