« La boîte de mouchoirs doit être pliée en un point » ; « le dessus de la mousse de rasage de Monsieur D. doit être nettoyé chaque jour »… Des manuels de bonnes pratiques à destination du personnel recensent dans le moindre détail les habitudes et exigences de Patrick Drahi. Une plongée inédite au cœur de la vie d’un ultra-riche où tout est anticipé : du pliage du papier toilette jusqu’à la température du beurre ou la manière dont doit être disposée la sauce dans les plats de « Monsieur ». En creux, se dessine aussi la personnalité du magnat des télécoms et des médias : control freak, radin, frôlant parfois le sexisme avec son personnel féminin. « Monsieur Drahi est très simple, peut-on lire, mais il aime quand même avoir des choses d’une certaine manière. » Ainsi, lorsqu’il voyage en avion, Patrick Drahi aime, une fois installé dans son jet privé, se voir offrir un « oshibori » – une serviette chaude issue de la tradition japonaise. Et s’il fait plus de 30 degrés, il faut lui proposer en complément un linge froid. « Monsieur » pourra ainsi faire son choix. Si c’est le matin, il faut que cela s’accompagne d’un jus de carotte.
#DRAHILEAKS
Patrick Drahi est un homme d’affaires puissant. 11e fortune française bien que domicilié en Suisse, il est à la tête du groupe Altice. Un empire tentaculaire qui réunit notamment des entreprises de télécom (SFR, Cablevision…), des médias (BFM TV, RMC…) ou de commerce d’art (Sotheby’s)…
Courant août, le groupe de hackers russes Hive a mis en ligne dans un recoin caché d’Internet des centaines de milliers de documents piratés à Altice après avoir échoué à faire chanter l’homme d’affaires. Reflets, Blast et StreetPress se sont associés pour explorer ces leaks.
Les documents mettent en lumière un groupe industriel complexe, implanté dans des pays très souples en matière fiscale et très endetté. Ils donnent incidemment à voir le train de vie faramineux d’une famille aussi discrète que riche. Bien loin de la fin de l’abondance annoncée par Emmanuel Macron.
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Tout est sous contrôle
Patrick Drahi est la 11ème fortune de France. L’homme d’affaires mène le train de vie qui va avec : villas aux quatre coins du monde, jet privé et yacht. Des dizaines de personnes se pressent pour anticiper ses moindres désirs. Des tableaux dressent ses préférences. Petit-déjeuner, fromages, musiques… Monsieur doit « TOUJOURS » avoir une bouteille d’eau Evian dans les porte-gobelets de sa cabine. À bord, il doit toujours y avoir du lait, des citrons, des yaourts à la vanille de la marque « La Fermière », des boîtes de chocolats suisses, car « Monsieur Drahi aime en amener à des amis ou à des collègues lorsqu’il voyage ». S’il y a des fleurs, il ne faut pas qu’elles sentent trop fort. L’homme de 59 ans est aussi un grand fan de bonbons. « Toujours avoir des Haribo dans le tiroir […] Il aime les fraises Tagada et les Mix World. »
En vol, il aime manger « immédiatement ». Il faut lui demander avant de mettre la sauce dans ses plats, et la servir « TOUJOURS » à côté. Un détail qui n’en est pas un puisque la consigne est répétée, écrite en rouge et en lettres capitales suivie d’un point d’exclamation. Chaque détail a son importance et ce, jusque dans les toilettes.
La dernière feuille du rouleau de papier toilette doit être pliée en un point – comme c’est l’usage dans les hôtels de standing. Une manière d’indiquer que personne n’a fait usage des commodités depuis le dernier nettoyage. Monsieur Drahi aime qu’on applique ce même pliage aux rouleaux de rechange, précise une note. Même sens du détail pour son petit-déjeuner. Le beurre doit être salé mais pas trop dur, plutôt à température ambiante, apprend-on dans un document intitulé « Bible Chalet Zermatt, édition 2022 » (en Suisse). Quelque 58 pages à l’intention du personnel qui listent dans le moindre détail les habitudes des propriétaires des lieux, mais aussi les produits dont il faut faire usage pour nettoyer chaque pièce, voire chaque objet. La salle de bain doit être nettoyée plusieurs fois par jour. Il ne doit rester aucune trace de doigts, pas la moindre poussière.
S’il est si exigeant, c’est parce qu’il « était dans l’armée donc il connaît le nettoyage », apprend-on dans un autre document. Ainsi, quand il séjourne en yacht, « il aime voir que les gens sont proactifs avec le nettoyage. »
Patrick Drahi « voit tout et remarque tout ». Et se mêle de tout :
« Monsieur D. et la famille sont très “particuliers” sur la façon dont les choses fonctionnent et sont placées sur le bateau. Il y a des photos montrant la disposition qu’ils préfèrent. »
Alors qu’il dispose d’un personnel pléthorique, Patrick Drahi valide en personne chaque changement. Pour accrocher un puzzle au mur, ou changer le modèle de poubelle de la cuisine, il faut l’aval de « Monsieur ». Il aime être appelé ainsi. Et là non plus, ce n’est pas quelque chose à prendre à la légère. C’est écrit en lettres capitales rouges : « NE PAS L’APPELER MONSIEUR DRAHI ». Sous peine de ?
Patrick Drahi choisit les tenues de son personnel féminin
Le contrôle de Patrick Drahi s’étend jusqu’à la manière dont son personnel, en particulier féminin, doit se vêtir. À Zermatt, ses employées de maison – qu’il nomme « les filles » – doivent porter une tenue spécifique. Dans la rubrique « Code vestimentaire », il est détaillé : « Lorsque le chalet est occupé, vous porterez le pantalon noir ample et un t-shirt avec le logo de montagne. » Interdiction d’être dépareillée :
« Il y a un mélange de t-shirts blanc et noir. Assurez-vous que les deux filles portent bien la même couleur le même jour. »
Pour les chaussures, il faut porter des « Nike Trainer » à l’intérieur. Le contrôle de leur apparence va jusqu’à préciser qu’il ne faut ni « vernis à ongle ébréché », ni « lourd maquillage », « aucun parfum fort » et seulement des bijoux « subtils ».
Les « filles » sont libres de choisir leurs tenues uniquement lorsque la famille Drahi n’est pas là :
« Lorsque le chalet est vacant, vous pouvez porter un legging et un t-shirt confortable. »
Parfois, Patrick Drahi va même jusqu’à imposer des uniformes, un peu particuliers. En janvier 2020, il demande :
« Vous avez vu les filles des chalets d’à côté comment elles sont habillées, c’est sympa, on pourrait faire cela quand on a des invités (tenue montagnarde zermattoise, jupe longue, chemise blanche et gilet), qu’en pensez-vous ? »
Même sa collaboratrice semble perplexe. À un autre collègue, elle déclare :
« Est-ce que tu sais si il y a une boutique de costumes traditionnels suisses à Zermatt ? Monsieur veut que les filles portent des tenues traditionnelles quand ils ont des invités… »
Mais on ne peut rien refuser à Patrick Drahi, pas même de vêtir « les filles » en tyrolienne. Un peu moins de vingt jours après sa demande, le PDG confirme la commande de huit costumes sur-mesure pour près de 2.000 euros. Le magnat des télécoms s’offre un petit plaisir au passage : « Extra, commandez aussi pour Lina. » Voilà sa femme rhabillée pour les soirs de fête.
On ne peut rien refuser à Patrick Drahi, pas même de vêtir « les filles », ses employés de maison, en costume traditionnel suisse. Comme ici, sur le site où il a acheté les sapes. / Crédits : Gottseidank
Aucune gêne
Le chef d’entreprise n’a par ailleurs aucune gêne lorsqu’il s’agit de commenter le physique de son personnel de maison, dans un comportement qui frôle le sexisme. Il écrit ainsi :
« Aussi pour Nevis [autre résidence de la famille Drahi aux Caraïbes], les filles en mini-jupes ce n’est pas très classe surtout quand elles sont un peu rondelettes, faudrait changer avec des jupes plus longues. »
Si Patrick Drahi n’a aucun problème à choisir la manière dont doivent s’habiller les femmes à son service, et à commenter leur physique, il n’est pas à l’aise quand il s’agit de les croiser. Le personnel doit se faire le plus discret possible. Le document consacré à ses voyages en avion l’indique : « Une fois le service terminé, ne retournez pas trop souvent à la cabine. Fermez la porte de service et attendez qu’il vienne s’il a besoin de quelque chose ». Et la « Bible » de Zermatt précise : « Pour savoir si Monsieur D ou Madame sont à la recherche de l’un de nous, assurez-vous d’utiliser votre téléphone discrètement, et qu’il est sur le silence ». Patrick Drahi et sa famille « n’aiment pas être dérangés. »
Et pour le bateau (qu’il a depuis vendu) tout est également prévu : « Ils n’aiment pas voir les filles dans les cabines (…), se limiter aux heures de repas et aux moments où ils sont hors du bateau. Lors du nettoyage […] assurez-vous de garder la porte fermée car, encore une fois, ils n’aiment pas voir les filles nettoyer. » Cela le mettrait « mal à l’aise ». Il faut croire que l’argent n’achète pas tout, en tout cas pas la zénitude quand le petit personnel fait le ménage autour du milliardaire.
Drahi la pince
Être riche, ce n’est pas dépenser sans compter. « L’homme est aussi un bagarreur et un matheux hors pair, fou de chiffres, qui compte à la vitesse de l’éclair et se décide très vite. À 12 ans, il corrigeait les copies de maths de ses parents », écrivent Les Échos. Ce fils de deux profs de maths n’a – a priori – rien perdu de ses compétences en calcul, qu’il met au service des affaires, grandes ou petites. Sa négociation lorsqu’il reçoit le devis pour des travaux de menuiserie en témoigne.
« J’ai négocié déjà un rabais, total 30’807.90 CHF TTC, écrit sa collaboratrice. Je vais essayer d’avoir le tout à 30’000 CHF, qu’en pensez-vous ? » S’en suit un échange avec Patrick Drahi :
« – Combien a coûté la grande bibliothèque du salon existante ?
- La grande bibliothèque a coûté 140’000 CHF.
- Vous avez ses dimensions ainsi que celles de la nouvelle ?
- Oui bien sûr, j’aurais dû commencer par cela, voici : Grande bibliothèque à 140’000 CHF, Largeur: 4’020 mm, Hauteur: 4’690 mm, Profondeur: 740 mm. Petite bibliothèque offre à 20’530 CHF : Largeur: 1490 mm, Hauteur: 2509 mm , Profondeur: 355 mm
- En m3, il y a un rapport 1 à 10,7 donc la petite devrait être à 13,000 CHF et pas 20,000 CHF. »
Expert en calcul mental, on vous dit, et en ristournes. Il n’y a pas de petites économies pour la 11ème fortune de France. Quand il a envie d’un barbecue pour faire des « grillades et des pizzas », il demande un rabais de 10%. Quand une de ses lampes n’éclaire pas, il demande à être remboursé. Pour ses travaux d’électricité, il souhaite obtenir -20%, de même lors d’une commande de tasses, couteaux, casseroles, planches à découper, où il demande là encore une réduction. Et lorsque Patrick Drahi fait l’acquisition d’une centaine de bouteilles de vin allant d’un peu moins de 20 francs suisses à plus de 130 francs suisses la boutanche, il demande à sa collaboratrice : « Ok demandez-lui une ristourne ou un cadeau et commandez. » Réponse négative, cette fois-ci. « Je n’ai aucune marge pour faire un rabais », précise le commerçant. Ce sera 5.110,50 CHF sans réduction pour « Monsieur ». Dommage. Sans doute pour calmer « Monsieur », sa collaboratrice lui annonce une réduction sur une prochaine commande dont n’a pas parlé le vendeur…
Enfin, sur les droits sociaux aussi, le patron de BFM semble faire des économies. En novembre 2015, il déclarait ceci devant des analystes américains : « Je n’aime pas payer des salaires, je paie le moins possible ». Grâce aux documents que nous avons consultés, on apprend qu’il n’aimerait parfois pas plus payer les assurances-maladies de ses salariés. À propos d’un contrat d’un employé, il donne cette consigne : « L’assurance-maladie est dans le contrat mais une basique pas chère. »
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Contacté, Patrick Drahi n’a pas répondu à nos questions.
Illustration en Une de Caroline Varon, enquête de Clara Monnoyeur.
« Je n’aime pas payer des salaires, je paie le moins possible », avait lancé publiquement Patrick Drahi. Nous si ! Plusieurs journalistes se consacrent depuis des semaines, à temps plein, à cette enquête. Et ce n’est pas fini : nous n’avons pas prévu de lâcher le morceau. De nombreux autres articles paraîtront sur StreetPress, Reflets et Blast.
Nous savons aussi que nous devrons faire face à de nombreuses procédures juridiques qui vont s’étendre sur plusieurs années.
Tout cela coûte cher, c’est pourquoi nous avons créé, les trois médias ensemble, une cagnotte de soutien. Chaque euro versé servira exclusivement à financer cette investigation.
Face au péril, nous nous sommes levés. Entre le soir de la dissolution et le second tour des législatives, StreetPress a publié plus de 60 enquêtes. Nos révélations ont été reprises par la quasi-totalité des médias français et notre travail cité dans plusieurs grands journaux étrangers. Nous avons aussi été à l’initiative des deux grands rassemblements contre l’extrême droite, réunissant plus de 90.000 personnes sur la place de la République.
StreetPress, parce qu'il est rigoureux dans son travail et sur de ses valeurs, est un média utile. D’autres batailles nous attendent. Car le 7 juillet n’a pas été une victoire, simplement un sursis. Marine Le Pen et ses 142 députés préparent déjà le coup d’après. Nous aussi nous devons construire l’avenir.
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