15/09/2025

Usurpation d’identité, images volées, faux profils dopés à l’intelligence artificielle

Faux modèles, vrais faussaires : les hommes escrocs d’OnlyFans

Par Enzo Maisonnat

À l’ombre du succès des créatrices de contenus porno-érotiques sur les plateformes Mym et OnlyFans, un marché parallèle prolifère sur les réseaux sociaux : celui des faussaires du X. Ces hommes se font passer pour des modèles auprès des clients.

Elles se prénomment ManonNude, LolaHot ou Kitsune69. Pseudos évocateurs et photos de profil suggestives, ces femmes s’exhibent sur les réseaux sociaux en proposant des services sexuels tarifés. « Nude fesses et boobs : 25 euros. Vidéo où je me caresse : 60 euros. Ajoute-moi sur ce compte si tu veux t’amuser avec moi », peut-on lire sur X (anciennement Twitter). Certaines accordent même un geste commercial : « Un premier nude offert en échange d’un abonnement, d’un like et d’un partage. »

Derrière ces profils, une partie d’entre eux sont en réalité pilotés par des escrocs aguerris. Si les arnaques liées à « la fausse prostitution » ne datent pas d’hier, elles prennent aujourd’hui un nouveau tournant avec l’essor des plateformes comme OnlyFans ou son équivalent français Mym. Ces sites offrent un accès à du contenu porno-érotique contre des abonnements mensuels.

Ils sont devenus le terrain de prédilection des usurpateurs 2.0. « Depuis un an, c’est devenu dingue », observe Onnawi, modèle OnlyFans installée en Suisse et active depuis cinq ans. « Il existe actuellement des centaines de comptes qui se présentent comme “vendeurs de nudes”, dont une grande partie sont en réalité des fakes, des bots ou des manageurs [des entrepreneurs qui se proposent de gérer les comptes des créatrices] », indique-t-elle.

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Dans l’ombre de ces travailleuses du sexe, ces derniers n’hésitent pas à dérober illégalement l’intégralité de leur contenu pour l’exploiter à des fins commerciales. Ces hommes semblent imprégnés d’une idéologie misogyne où ils estiment avoir droit aux mêmes bénéfices financiers qu’une femme peut tirer de son corps, sans jamais en assumer l’exposition ou la stigmatisation.

Double identité et photos volées

Pour Guillaume (1), 22 ans, tout a commencé en 2021, après la pandémie de Covid-19. Il voit sur ses réseaux sociaux un certain nombre de publications et de messages lui proposant des services sexuels et des photos. Un soir, c’est en « scrollant » sur son téléphone qu’il tombe sur un guide pour simuler, via un logiciel, des photos et vidéos en direct sur Snapchat. Ces images éphémères, censées être prises en instantané, peuvent en réalité être importées depuis la galerie de son téléphone.

L’illusion parfaite pour imiter des clichés immédiats. Compte tenu des sommes que génèrent certaines influenceuses — fin 2024, la modèle américaine Sophie Rain a annoncé qu’elle avait gagné 43 millions de dollars (environ 37 millions d’euros) lors de sa première année sur OnlyFans — Guillaume y voit une aubaine pour « faire croire n’importe quoi et gratter facilement quelques billets ».

L’étudiant en école d’ingé crée « Alice ». Pour lui donner corps, il prend des clichés intimes dérobés à une créatrice de contenu sur un « site de photos fuitées ». « Des photos de ce genre, ce n’est pas ce qu’il manque sur Internet », lâche-t-il, presque désinvolte. Pourtant, l’usurpation d’identité, le vol et le détournement d’image sont éminemment illicites.

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Alexandre (1) se montre plus prudent. C’est lors d’une soirée arrosée, il y a trois ans, qu’un ami rompu aux combines numériques lui révèle les secrets du trucage sur Snapchat. L’escroc de 23 ans soigne alors son personnage jusqu’aux moindres détails. Il précise :

« Pour ne pas éveiller les soupçons, je cherchais une femme peu exposée, étrangère et au physique “passe-partout”. »

Son choix se porte sur une influenceuse américaine. « Je l’ai repérée sur X. Je me suis abonné à son OnlyFans pour avoir plus de contenu. » Résultat : une vingtaine de photos et vidéos, nues et habillées, sauvegardées incognito en captures d’écran. De quoi bâtir un alter ego convaincant, avant de se désabonner.

Hameçonnage sur les réseaux sociaux

Le jour, Alexandre vend sérums et crèmes antirides dans une boutique de cosmétiques. La nuit, il se métamorphose en « Mélanie », une « étudiante en art aux fins de mois difficiles », qui monétise son corps en vendant des images pour « financer ses études ». Le storytelling est bien ficelé. La mécanique est tout aussi limpide.

Tout part d’un hameçonnage sur Snapchat ou X via des émojis évocateurs, des photos savamment choisies ou des propos allusifs : « Pas envie d’être seule ce soir… »,
« Vous faites quoi la nuit pour vous détendre ? »,
« Qu’est-ce que tu ferais si tu étais avec moi ? ». « L’objectif était d’alimenter l’illusion d’une “vraie” personne pour ne pas paraître trop fake ou racoleur. Dans ce business, le défi est de gagner la confiance des clients sur la durée », dit Alexandre. Une brève recherche d’images inversée et quelques clics suffisent souvent à découvrir le pot aux roses :

« Beaucoup de faux comptes comme le mien étaient rapidement signalés et supprimés. Dans ce cas-là, difficile de sortir du lot avec tous les profils qui pullulent sur les réseaux. »

Une fois la conversation amorcée, l’échange bascule rapidement vers des propositions de photos ou vidéos. Puis avec le temps, l’engrenage s’accélère. Durant la pause-café, devant un film ou aux toilettes : chaque moment libre du quotidien est consacré à cette double existence pour nourrir la vingtaine de conversations entretenues en simultané. En repensant à son « deuxième travail », Guillaume se marre :

« Ça pouvait me prendre parfois plus de deux heures par jour. Souvent, je perdais le fil des échanges et je confondais “mes clients”. »

D’autres répondent dès le premier message : « Envoie ta chatte » ou « Montre tes seins ». Sans oublier toutes les photos de pénis non consenties. « Au début, ça me répugnait vraiment. Je trouvais choquant que des hommes puissent envoyer leur sexe sans le moindre échange préalable, sans même considérer la question du consentement », déplore Alexandre, reconnaissant que c’est « devenu banal » par la suite.

Virements PayPal et chèques-cadeaux

Côté finances, l’arnaque se révèle rentable. Alexandre s’étonne encore de la facilité avec laquelle son faux profil aurait généré de l’argent : 25 euros pour une série de trois photos, parfois jusqu’à 400 euros empochés sur un week-end, et près de 2.000 euros pour un client. « Au bout du compte, j’ai dû accumuler près de 6.000 euros en une année. » La manne qu’il a glanée sur le dos des clichés intimes volés a été dilapidée dans des bars ou des clubs, des fringues de marque et des loisirs. Fraîchement en CDD, il reconnaît :

« Ce n’était pas de l’argent nécessaire. Ça me permettait de me payer des choses que je n’aurais pas pu m’offrir autrement, vivre un peu au-dessus de mes moyens. »

Pour Guillaume, tout s’est également enchaîné à une vitesse vertigineuse. « En deux jours, j’avais déjà près de 300 ajouts et les demandes de nudes se multipliaient », confie-t-il, encore abasourdi. En deux ans, le jeune escroc aurait amassé plus de 11.000 euros soutirés à près de 150 personnes. Des sommes transférées avec une facilité déconcertante via des chèques-cadeaux Amazon, Asos, Zalando ou encore des virements PayPal, soigneusement libellés au nom de son faux profil féminin.

« C’était le seul moyen de préserver mon anonymat. Pour brouiller les pistes, l’argent transitait d’abord par ces comptes avant d’atterrir sur un autre relié à ma banque. »

Le faussaire a eu un aperçu de ce que vivent les véritables modèles : sa « bonne vingtaine » de comptes ont « tous été bloqués les uns après les autres pour “suspicion de ventes de contenus sexuels“ ».

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« Deepfake » et chatbot IA

Obsédés par le rendement, d’autres comme Maxence (1) ont vite compris les limites des comptes bricolés à la main. Pour y remédier, ils ont trouvé la parade avec « OnlyFans Managers » (OFM). Le principe : des photos volées à des créatrices porno-érotiques ou à des influenceuses lifestyle, mixées à la technologie « deepfake » pour donner naissance à un nouveau corps.

Tout juste majeur lors de ses débuts, l’étudiant en commerce, féru de crypto et de marketing digital, a rapidement senti « une opportunité de marché simple à saisir, avec un contenu infini à exploiter », présente-t-il froidement.

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Pour apprendre les ficelles, il s’inscrit quelques semaines au canal d’un manageur OFM à peine plus âgé que lui, qui développe comme beaucoup d’entre eux une rhétorique masculiniste. Il en tire « Élisa », inspirée d’une influenceuse polonaise bien réelle, dont Maxence aspire tous ses contenus pour remplacer son visage par un autre, généré sur mesure via une IA. « Je lui ai créé un compte sur Uncove — une plateforme qui autorise le contenu généré par l’intelligence artificielle —, mais planqué entre les lignes des conditions d’utilisation. Les utilisateurs ne s’en doutent pas », glisse l’escroc qui a accroché 124 abonnés.

Peu soucieux de sa moralité, Maxence a également greffé un profil psychologique à son modèle inspiré de son ex-copine, modulable à volonté selon les fantasmes de ses clients. Il lâche, sans filtre :

« Lorsque j’utilise un chatbot pour automatiser la discussion, je peux instaurer différentes personnalités. Celle de la fille fragile, avec une enfance compliquée et en quête de réconfort. Ou la chienne qui balance des trucs trash dès la première phrase. »

Toujours avec l’objectif que ses clients, qu’il dénigre, s’attachent : « Pour payer cher, il faut vraiment qu’il y ait une dépendance affective. » Résultat : Maxence estime avoir encaissé près de 7.000 euros en six mois. Seule l’envie d’une relation fait prendre aux arnaqueurs une distance avec leur clientèle. « L’un d’eux avait réservé une nuit d’hôtel et des billets de train pour me faire une surprise romantique. Il y croyait réellement », raconte Guillaume, vidéo à l’appui.

Un fort sexisme

Les trois hommes ont depuis mis fin à leur activité. Peu ont du recul sur l’illégalité de leurs pratiques. « Pour moi, ce n’était pas une arnaque au sens classique, comme usurper l’identité d’un conseiller bancaire ou jouer les brouteurs africains. Je ne voulais pas faire souffrir, juste répondre à des désirs », se justifie Guillaume.

« Au fond, en venant me parler, ils obtiennent ce qu’ils recherchaient. Même si l’IA, c’est un peu bâtard », concède à peine Maxence. Avant de lâcher, un brin gêné : « Ce sont des mecs fragiles mentalement. Faut juste espérer qu’ils ne partent pas en vrille, qu’ils commencent à se droguer ou à faire des conneries à cause de moi… »

Interrogés sur de potentiels remords envers les influenceuses volées, les faussaires éludent la question. S’ils estiment que « tout le monde pourrait le faire », StreetPress n’a eu connaissance que d’hommes qui volent des images de créatrices de contenu. Tout comme ce sont essentiellement des hommes qui occupent les postes de managers OFM. L’inverse ne semble pas exister. Un avis partagé par la Suisse Onnawi :

« Ces faux comptes comme les mauvaises agences ont flairé l’argent facile. Ils sont souvent tenus par de jeunes garçons, sans morale et sans éthique. »

Bien qu’ils s’accordent à dire qu’être une femme sur les réseaux sociaux relève du sport de combat, ces faussaires ont tous volé des profils de femmes, alors que des modèles masculins existent aussi sur ces plateformes — preuve d’un sexisme banalisé. Si Alexandre voit cette activité « comme une autre » et concède aux modèles « un sacré courage » face à une clientèle parfois dure, le vingtenaire n’imagine absolument pas sa mère, sa sœur ou sa compagne dans ce rôle : « Ce serait très difficile, voire impossible à supporter. » En plus, elles pourraient se faire voler leurs identités.

(1) Les prénoms ont été modifiés.

Illustration de Une par Jérôme Sallerin.