07/08/2014

Bonne journée de la femme !

Mon boss est un pervers... et je suis stagiaire

Par Mathieu Molard

À partir de quand peut-on parler de harcèlement sexuel ? S'il ne l'a jamais touchée, le comportement « malsain » du patron d'Anaïs a failli la faire craquer. Une situation d’autant plus difficile quand on n’est qu'une petite stagiaire.

« Si je le croisais dans la rue, ça ne me ferait rien ou presque, mais d’en reparler ça me replonge dans cette histoire. » Lui, c’est ce journaliste radio, qui en un mois de stage à peine, a presque réussi à briser Anaïs*. Un homme « malsain » et « dégoûtant ». La jeune femme de 24 ans n’a, en fait, pas de qualificatif assez fort pour le décrire. À la voir sirotant tranquillement son café, difficile de l’imaginer perdre pied face à qui que ce soit. Pourtant, sans jamais se départir de son ton calme, on sent la tension monter au fil de son récit. Ses yeux rougissent sans pour autant laisser échapper une larme. « J’ai les mains qui tremblent », lâche-t-elle seulement dans un sourire.

L’entretien

Fin avril 2012, Anaïs, étudiante en journalisme répond à une offre, publiée sur Twitter. Une radio nationale propose un poste d’assistant de production et de journaliste stagiaire pour une émission quotidienne. Très vite sa candidature est retenue et on lui propose un entretien téléphonique.

C’est l’animateur lui-même qui s’occupe du recrutement. « Au téléphone, rien d’anormal, si ce n’est que j’ai tout de suite senti que c’était une forte personnalité. Il s’est présenté en détaillant tout son CV et en insistant bien sur sa carrière de policier. » Plus tard, elle apprendra qu’il ne prenait que des filles.

Le premier jour

Son stage débute un mois plus tard. « Il m’avait dit qu’il n’arrivait qu’à 9 heures mais que si je voulais, je pouvais venir plus tôt pour assister à la matinale. » Pourquoi pas, histoire de faire bonne impression. « J’ai pris un petit café en studio. J’ai été très bien accueillie ». Mais quand elle annonce l’émission à laquelle elle va collaborer, elle est surprise par les réactions : « prépare-toi à en baver », « accroche-toi parce qu’il y en a qui sont passées avant toi et pour qui ça c’est mal fini ». « Je me suis dit : “Oula, qu’est-ce que ça veut dire ?” » Mais personne n’en dit plus…

« En général on ne s’exprime pas trop sur ce genre de thématiques, c’est sans doute un peu trop touchy », commente le service presse qui ajoute : « Ce n’est pas vraiment notre rôle, ce serait plutôt au ministère »

Et puis arrive 9h, elle rencontre pour la première fois Frank*.  « Physiquement, c’est un grand et gros mec, vieux, donc tout de suite, il envoie ». Elle fait aussi connaissance avec celles qui seront ses compagnes de galère : Laura*, la deuxième stagiaire et l’assistante du journaliste. Une première journée presque normale, si ce n’est « que dès que le micro était coupé, je le trouvais très caractériel. Il lui fallait un café sucré mais pas trop. Le cliché du vieux con. Il était aussi très agressif avec son assistante. »

Le lendemain

Anaïs arrive avant Frank. « Quand il a débarqué dans le bureau. Il a littéralement balancé ses affaires dans un coin et s’est assis en nous toisant de haut en bas. Et presque immédiatement, il a commencé à se toucher la bite. » Le dégoût se lit sur le visage d’Anaïs, tandis qu’elle mime le geste :

« C’était comme un tic qu’il faisait près de 15 fois à la minute, en nous regardant. »

Et ce n’est que le début. Au fil de la journée, son malaise grandit. Quand elle finit son premier papier le journaliste l’invite à le suivre en studio. « J’étais très mal à l’aise, pourtant on était séparé par une table. Mais dans son attitude il y avait quelque chose d’inadapté. Une manière de regarder, de parler. C’est difficile à exprimer. »

Téléphone rose

Très vite elle ne supporte plus l’attitude du journaliste. « C’était à longueur de temps des mots vulgaires sur les femmes, comme : “tu les as eues au téléphone ces salopes de mi-putes mi-soumises ?” Il parlait tout le temps de putes, de salopes. » Des propos gras en permanence. « Le matin en arrivant, il lâchait à la cantonade : “ça va mes dindons ?“ » Parfois Anaïs est visée plus personnellement. « Après un appel, Il me disait que j’avais une voix de téléphone rose. J’avais droit à des remarques sexistes. Il disait que chaque chose que je faisais était sensuelle ».

«Progressivement il a eu une sorte d’emprise malsaine sur moi.» Anaïs

Un jour elle arrive vêtue d’une jupe « même pas courte, bien que ce ne soit pas le problème ». « J’ai compris très vite mon erreur. » Il se colle derrière elle tout près, trop près, sous prétexte de regarder ce qu’elle faisait. « J’étais si mal. Il ne m’a jamais touchée, heureusement, mais progressivement il a eu une sorte d’emprise malsaine sur moi. » Dans le bureau la pression est permanente. « Toute la journée il tournait autour de nous. Fallait qu’il parle plus fort que les autres, un vrai coq. » Toute l’équipe subit ses harcèlements. « Le pire c’était pour son assistante qu’il humiliait en permanence, même devant les invités. Un jour, elle était avec lui en studio et elle a craqué. Elle s’est mise à pleurer d’angoisse, elle a du sortir. »

Culpabilité

En quelques jours à peine, la santé de la stagiaire se détériore. « Prendre ainsi sur moi en permanence m’épuisait. J’en pleurais le soir, je ne dormais plus. C’était la première fois que je me sentais si mal en me levant le matin. J’avais fait de nombreux autres stages, qui s’étaient tous très bien passés mais là, j’étais épuisée. Je ne pensais pas que quelqu’un pouvait m’atteindre autant psychologiquement. »

Son entourage se rend vite compte que quelque chose ne tourne pas rond dans la vie d’Anaïs mais difficile d’aborder vraiment le sujet. « Je disais que ça me pesait, sans jamais vraiment entrer dans le détail, si ce n’est avec ma mère. Je parlais du mec en tant que tel, de ses propos déplacés mais pas de l’emprise qu’il pouvait avoir sur moi. J’avais peur qu’on me juge. Je ne savais pas si c’était normal. Je me disais que c’était peut-être de ma faute, que c’était moi qui faisait quelque chose de mal. Et puis, difficile de vraiment trouver les mots pour expliquer les choses telles que je les vivais. »

L’école

Face à cette situation inédite, Anaïs se sent un peu perdue. « Quand t’es stagiaire, t’es rien. Tu n’as pas de statut qui te protège et finalement tu n’es que de passage dans l’entreprise. » A peine une semaine après son arrivée dans la rédaction elle envisage de tout lâcher, « mais mine de rien j’aimais bien le travail qu’on me confiait ». Au bout d’une dizaine de jours elle décide d’appeler le directeur de son école. « Il m’a écoutée, bien-sûr, et m’a assurée que j’avais bien fait de l’appeler. » Mais pourtant on lui fait comprendre qu’il serait bien qu’elle poursuive son stage. Les raisons invoquées : « les bonnes relations entre l’école et cette radio ». Des relations anciennes qu’elle ne devait pas compromettre. C’est en tout cas ainsi qu’elle perçoit les choses. Une « pression supplémentaire » pour la jeune fille : « il fallait que ça se passe bien » pour l’école. De son côté le directeur de l’école contacte tout de même les ressources humaines de la station. « Sur le moment ça m’a mise en colère, avec du recul je me dis que c’était sans doute la bonne solution. » Anaïs craint aussi pour son avenir. « Je n’étais qu’en fin de première année. La radio, c’est un petit milieu. J’avais peur : Est-ce qu’il peut me griller derrière, avec tous ses réseaux ? Je le voyais comme un mec puissant. Il me faisait flipper. » Elle décide de rester, en tout cas pour le moment…

Face to face

À son angoisse au quotidien, s’ajoute la peur que le journaliste concerné soit informé de ses plaintes. « Il ne m’aurait rien fait physiquement mais il était capable de me mettre plus bas que terre. M’humilier devant des invités. »

Et il a bel et bien été mis au courant : un responsable d’antenne le convoque un matin, sans qu’Anaïs ne soit prévenue au préalable. « Ce jour-là pendant l’émission, il a été exécrable. » A la fin, il demande à la voir en studio. « Il a commencé par me demander ce que j’avais à lui dire. Je ne savais plus s’il prêchait le faux pour savoir le vrai. » Finalement elle lâche le morceau « Il m’a laissé parler longuement. Je prenais des pincettes parce que je ne savais pas ce qui lui avait été dit, je pesais chacun de mes mots. » Les explications durent plus d’une demi-heure. « Lui m’a répondu : “je ne comprends pas, ce sont des propos graves que tu tiens.“ »

«Je n’étais pas la première à me plaindre de son comportement.» Anaïs

Le lendemain, elle est convoquée à son tour par le responsable d’antenne pour expliquer sa version. « Il m’a tout de suite rassurée : je n’étais pas la première à me plaindre de son comportement. » Le journaliste serait même en mauvaise posture, « parce qu’ils n’en pouvaient plus de lui ». « C’était sa troisième assistante et, d’après ce responsable d’antenne, il avait un vrai problème dans ses relations avec les femmes. Ça m’a fait tellement de bien d’entendre ça. Jusque-là j’avais l’impression qu’il était protégé. C’était un peu un intouchable de la radio, tout le monde savait et personne ne disait rien. 30 ans de radio, grosse carrière, bon journaliste… dans la maison il avait de l’importance. Ce jour-là je me suis dit que j’avais passé le plus dur ». Elle prend donc la décision de finir son mois de stage. « J’en ai un peu payé les conséquences : il me donnait moins de boulot, mais je suis partie digne. »

Fierté

De ce mois douloureux Anaïs n’en ressort « pas totalement indemne. Mais ça m’a fait grandir. J’en aurais chialé des soirées. Est-ce que ça vaut le coup de supporter autant ? Pas sûr mais, d’être restée, j’ai ma fierté. » Elle en tire aussi une leçon : « ça m’a incitée à ne pas fermer ma gueule. Si je m’étais tue je n’aurais peut-être pas appris que le problème c’était lui et non moi. » Un seul regret, qu’il n’ait « jamais vraiment payé pour ce qu’il a fait ». Aujourd’hui l’animateur a quitté cette antenne, mais finalement pour rejoindre une station plus prestigieuse. « Il y aurait tellement de témoignages pour le faire tomber. C’est dommage qu’on n’ait pas réussi à se fédérer pour faire quelque chose. On avait évoqué l’idée, avec son assistante, de porter plainte. Mais je ne l’ai pas fait, parce qu’encore une fois je n’étais que stagiaire. Il ne me restait qu’une semaine ou deux à tirer. Ce n’était pas à moi de le faire, mais en même temps, c’est à qui ? »

Warning ! *Les prénoms ont été modifiés