19/06/2013

3 street artistes polonais tombent le masque

Varsovie sous les bombes

Par Morgane Carré

Ils sont graffeur « vandale », éditeur de livre ou posent des pochoirs inspirés de Kim Jong-il. Alek, Marcin et Sainer nous racontent le street-art made in Poland.

1 CIRLIC, street artiste inspiré par Dada, Tito et Kim Jong-il

Aleksandar a vingt-huit ans. Je le sais parce que je le lui ai demandé. C’est la seule question que j’ai eue à lui poser, d’ailleurs. Le reste, il l’a dit tout seul. Il est slave à 100% : 50% Serbe, 50% Polonais. L’artiste est un « yougonostalgique » autoproclamé. Quand même, c’était quelque chose Tito : du communisme avec du fric américain dedans. En tout cas c’est sa vision des choses.

« Zero » Ses premiers coups de bombe, lâchés il y a neuf ans, il les signe « zero ». L’époque a changé, son pseudo avec : fini le street art « vandale ». Aujourd’hui il pose ses pochoirs en plein jour, qu’il signe CIRLIC. Silhouettes noires sur fond béton ou portraits de Youri Gagarine en cosmonaute… Ses inspirations il les puise chez les grands noms du 20e siècle : Warhol bien-sûr, mais surtout du côté du mouvement Dada. Il aime sa spontanéité et l’idée de « poésie visuelle ». Il voulait prolonger dans la rue les expériences futuriste et surréaliste. Des influences visibles jusque dans le nom de son crew du début des années deux mille : « CzuÅ‚y Bodziec Graficzny », approximativement « stimulus graphique sensible ».

Aujourd’hui, Alek travaille sur un projet participatif. Avec le groupe « Kolektyw terenowy » (« collectif de terrain »), composé d’autres artistes, d’ethnographes, de musiciens, de conteurs, il s’intéresse à la population rurale de Pologne. Le groupe veut mêler art et éducation en organisant des événements, performances et ateliers pour les habitants de deux villages de campagne. A Broniów, ils ont peint, avec les jeunes, un écran de cinéma en plein air sur une des façades de la maison communale. Les pompiers volontaires ont eu le droit à un pochoir représentant leur ancien Berliet, destiné à être vendu au musée. La fois suivante, ce sont les pompiers eux-mêmes, en action, qu’Aleksandar, aidé par les enfants, a immortalisé sur les murs et les portes de la caserne.

North Korea Même s’il est moins explicitement engagé que lorsqu’il signait du nom de « Zero », les questions politiques occupent encore une place majeure dans son travail : « Certains graffeurs veulent s’approcher de plus en plus de la perfection dans la réalisation. J’ai choisi de rester simple pour ne pas effacer le message. En ce moment je fais une série de toiles sur le parti communiste nord-coréen. Je m’inspire des portraits et images officiels des leaders en remplaçant leurs visages par un fond gris. L’idée c’est de symboliquement leur arracher leur personnalité. On la voit trop. »

En ce moment je fais une série de toiles sur le parti communiste nord-coréen

2 Marcin, l’ancien patron de boîte devenu auteur

Marcin Rutkiewicz, 46 ans, débarque à vélo, short et baskets, lunettes de soleil vissées sur la gueule, sac à dos, et T-shirt : « no need to rush ». Le rendez-vous est fixé à Fort Bema, vestige intact de l’occupation russe. L’ancien propriétaire de night-clubs est plutôt décontracté. On se pose dans l’herbe, en face des arcades en briques de ce qui fut un entrepôt de munitions, une prison pour tous les camps de toutes les guerres depuis la Première mondiale, puis plus rien. En fait si, un squat dont les cheminées fument encore l’hiver.

« 40/40 » C’est là qu’avec la Fondation des Arts extérieurs (Fundacja Sztuki Zwnetrznej) qu’il a co-créée, il mène depuis deux ans le projet 40/40 (« Forty Forty »). « On s’est installés dans un des forty (forts) du site de Fort Bema ; donc facile d’abréger en « 40/40 », et puis c’est le titre d’une chanson emblématique du hip-hop polonais ». L’objectif du projet, «montrer le Street Art. Il y a une sorte d’incompréhension quand on prend le Street art dans la rue pour le mettre dans une galerie. Il est coupé de son environnement naturel. 40/40, avec son espace ouvert, c’est comme la rue, mais avec des salles. Le Street art à l’état de nature.» Comme chaque année depuis 2011, les murs de la galerie sont recouverts de peinture blanche et les nouveaux entrants partent de néant, sans consigne ni thème imposé.

Le projet est « un peu cher » à mettre en place chaque fois. La première année, c’est la mairie de Bemowo, le quartier de Varsovie où est située la galerie qui a financé. En 2012, la fondation a reçu l’aide du Ministère de la Culture. Mais pour cette année, « avec la crise, rien. » Difficile d’imaginer le coût d’une telle opération. Marcin Rutkiewicz donne un ordre d’idées : « pour les très grandes pièces, une façade d’immeuble par exemple, ça se compte en milliers d’euros, parfois dix ou quinze mille ».

Books « 40/40 » n’est pas le seul projet mené par Marcin Rutkiewicz et sa fondation. Il a par ailleurs trois livres à son actif. Graffiti w Polsce (Graffiti en Pologne) s’est fait en collaboration avec Tomasz Sikorski, le premier artiste polonais à avoir dit, dès 1985 : « je fais du Street art ». Tomasz Sikorski est sorti diplômé des Beaux-Arts de Varsovie en 1979. De 1984 à 1988, il enseigne dans des écoles d’art américaines en tant que professeur invité. C’est à ce moment qu’il s’intéresse à une forme artistique florissante aux Etats-Unis : le graffiti. En rentrant à Varsovie, il a voulu se démarquer du graffiti polono-politique. Aujourd’hui, c’est un artiste complet (dessin, gravure, vidéo, performances, installations…) qui enseigne à l’Institut des Beaux-Arts de l’Université Jan Kochanowski de Kielce, à environ cent cinquante kilomètres de Varsovie. L’ouvrage retrace l’histoire du Street art polonais de 1940 à 2010.

Le Street art polonais ne commence pas avec l’apparition du writing à l’américaine dans les années quatre-vingt, mais en 1940, avec les quatre cent peintres improvisés envoyés par l’Armia Krajowa (Armée nationale, les « FFI » polonaises sous l’occupation nazie). Pour Marcin Rutkiewicz, le graffiti polonais a toujours été étroitement lié aux questions d’indépendance et de liberté.

Mainstream Son autre ouvrage en deux tomes (I. Polski Street art ; II. Miedzy Anarchia a Galeria – Entre anarchie et galerie), est le fruit d’un travail conjoint avec Elzbieta Dymna. Il rassemble des milliers de photographies d’œuvres commentées par les auteurs, des collaborateurs ou les artistes eux-mêmes. Si le livre a été encensé par la critique, il ne plaît pas à tous les artistes qui le jugent trop « mainstream ». Pour Marcin Rutkiewicz « quand tu peins dans l’espace public, tu perds le contrôle sur ton art. »

Il y a une sorte d’incompréhension quand on prend le Street art dans la rue pour le mettre dans une galerie

Quand tu peins dans l’espace public, tu perds le contrôle sur ton art

3 Sainer, du ballon rond aux beaux arts

A cause d’une blessure, Przemek Blejzyk aka Sainer a dû abandonner une carrière de footballeur en devenir. Pas de chance ? « Peut-être que si, finalement. » A vingt-cinq ans, il a déjà un sérieux parcours dans le monde du street art. Sept ans déjà qu’il peint des murs, presque à temps plein.

Passion Après le lycée, il a étudié les Beaux-Arts à Lodz, jusqu’à l’an dernier. Alors, street artist, graffeur ou autre ? Sainer peint sur les murs, c’est tout. Pour lui, « ce doit être une passion. Parce que c’est difficile et que c’est cher. Tu dois faire des centaines de croquis avant un mur parce que tu n’as que six bombes et que tu ne peux pas les gaspiller. » Pour trouver l’inspiration, il est capable de rester trois heures assis devant son ordinateur à faire défiler les images sur Google. Malgré des fresques mettant presque systématiquement en scène des personnages, il aime la tendance abstraite, géométrique du street art, ce que « ceux-qui-mettent-des-termes-partout » appellent parfois « graffuturism ».

« Etam Cru » Généralement Sainer travaille seul sur ses petits formats, souvent sur toile. Ce qui ne l’a pas empêché de fonder « l’Etam Cru », avec un pote des Beaux-Arts, Mateusz aka Betz. Travailler à deux « c’est comme être en couple, plus ou moins, mais seulement sur les murs. » Certains crews comptent jusqu’à dix artistes. Dans ces cas-là, « c’est comme une équipe de foot. Tu dois être sûr que tout le monde va travailler à 100% pour créer quelque chose d’unique. »

Leur monde peuplé d’étranges voyageurs et d’animaux anthropomorphes s’étend de la Russie au Portugal. Entre les deux, ils ont posé en Ukraine, Allemagne, Autriche, Italie et évidemment Pologne. Pourquoi tant d’animaux? « On voulait utiliser la symbolique des animaux pour faire dire quelque chose à nos peintures. On s’est renseigné sur les significations, on a acheté plein de livres, et on s’est rendu compte que dans chaque culture, chaque animal porte un sens différent. En fait personne ne peut lire nos peintures parce que tout le monde a un background différent ». Ils invitent ceux qui voient leurs murs à « arrêter de penser » et à « entrer dans [leur] monde ». « Chacun d’entre nous a un jour rêvé de pouvoir discuter avec son jouet, comme Calvin avec Hobbes. »

« Commercial » Même si parfois les fins de mois sont difficiles, Sainer refuse toute autre activité. « Imagine, tu fais ta journée de travail, le soir quand tu rentres chez toi, tu es vidé. Je veux mettre 100% de mon temps dedans, ou presque. » Avec deux ou trois expositions par an, Sainer vend ses toiles. Il travaille aussi pour des publicitaires ou des magazines, dont il crée des couvertures. Certains trouvent sa démarche « commerciale », mais lui s’en fiche : « c’est beau les grandes idées, mais quand ça ne peut que rester au stade d’idées, ce n’est pas suffisant. »

« Quand on a commencé, personne ne voulait nous payer pour nos peintures. Alors on ne s’attend pas à l’être quand on est sollicités. Mais c’est vraiment cool s’il y a de l’argent. » Les grands murs leur font de la publicité. Ce n’est jamais du temps perdu, ce sont des investissements.

On peut trouver Sainer à Paris à la Galerie Itinerrance, au 7 bis rue René Goscinny.

Tu dois faire des centaines de croquis avant un mur parce que tu n’as que six bombes

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