21/01/2022

Avec le journaliste Pierre Januel, Anne-Sophie Simpere publie : « Comment l’État s’attaque à nos libertés, tous surveillés et punis »

« Quand on commence à renoncer à des libertés, on ne revient pas en arrière »

Par Christophe-Cécil Garnier

La France est-elle devenue un système répressif ? Dans un ouvrage, Anne-Sophie Simpere d’Amnesty international et Pierre Januel, journaliste, reviennent sur vingt ans de libertés publiques progressivement rognées.

« La sécurité est la première des libertés. » Vous avez sûrement déjà entendu maintes et maintes fois cette formule. Auparavant utilisée par l’extrême droite et Jean-Marie le Pen sur ses affiches de campagne en 1992, elle est depuis passée dans la bouche de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, Manuel Valls, François Hollande. Et chez Emmanuel Macron, Gérald Darmanin ou Valérie Pécresse plus récemment. Une sorte de lapalissade politicienne, qui a le mérite de tout dire sans être très précise. Sauf qu’elle illustre également un glissement de notre pays, comme l’expliquent Anne-Sophie Simpere et Pierre Januel dans leur livre : Comment l’État s’attaque à nos libertés, tous surveillés et punis (aux éditions Plon).

La chargée de plaidoyer libertés pour Amnesty International et le journaliste spécialisé dans l’actualité parlementaire ont tenté de comprendre comment, en vingt ans, les autorités ont rogné progressivement les droits des Français. De la « guerre contre les racailles » à l’invasion de la vidéosurveillance, en passant par la répression des mouvements sociaux, l’augmentation des pouvoirs de la police et la mise en place d’un état d’urgence permanent… Pour StreetPress et Radio Nova, Anne-Sophie Simpere revient sur ces mesures liberticides.

La sécurité est un des thèmes forts de la prochaine présidentielle comme c’est le cas depuis quelques campagnes déjà. Mais ça n’a pas toujours été le cas comme vous l’expliquez. Ça remonte à 2002 et la réélection de Jacques Chirac ?

Tout à fait. Ces derniers temps, on a beaucoup parlé de libertés – et pour cause, avec la crise du Covid et énormément de restrictions très larges des libertés avec le confinement ou les amendes – et on s’est rendu compte que ce phénomène de glissement répressif de la France remonte à plus loin. Cette logique de gestion des crises par des systèmes de surveillance, de répression, de donner plus de pouvoirs à la police, date d’au moins vingt ans avec des gouvernements successifs différents qui ont mis ça en place.

La campagne de 2002 où le thème central a été la sécurité, poussé par Jacques Chirac, a instauré l’habitude d’avoir des discours martiaux, de mettre la sécurité au centre des questions avec une approche très limitée car il ne s’agit pas de sécurité sociale. Il s’agit du pouvoir qu’on va donner à la police et la justice. Cette approche est très dangereuse car, depuis 20 ans, on n’a pas forcément amélioré les choses et elle détourne d’autres solutions qui pourraient améliorer les conditions de vie.

Dans Comment l’État s’attaque à nos libertés, tous surveillés et punis, la chargée de plaidoyer libertés pour Amnesty International Anne-Sophie Simpere et le journaliste spécialisé dans l’actualité parlementaire Pierre Januel ont tenté de comprendre comment, en vingt ans, les autorités ont rogné progressivement les droits des Français. / Crédits : Éditions Plon

Est-ce que les attentats de 2015 et l’état d’urgence qui a suivi ont été un tournant dans les politiques sécuritaires ou c’est une évolution linéaire selon vous ?

Ça a été une onde de choc et ça a permis d’introduire d’autres mesures sécuritaires pour un gouvernement qui n’était pas forcément parti pour cela au départ. Il y a eu un moment de stupéfaction, où on a mis en place un état d’urgence avec une loi qui existait depuis 1955 et la guerre d’Algérie. Et ça s’est ensuite ancré dans le droit à long terme. Ces mesures ont principalement servi à donner plus de pouvoirs à l’exécutif, aux préfets, à la police, et de pouvoir imposer des mesures liberticides à des personnes comme des assignations à résidence ou des perquisitions… La menace terroriste a permis de mettre en place énormément de choses sur lesquelles nous sommes peu revenus, car cet état d’urgence a été renouvelé six fois avant d’être pérennisé dans le droit commun avec la loi SILT et la loi sur le terrorisme qui a été votée en juillet 2021 2020.

Il y a un schéma classique que vous décrivez : le Parlement donne au gouvernement des pouvoirs exceptionnels. Pour les faire respecter, celui-ci s’appuie sur la police. La police s’habitue à ces prérogatives temporaires. Et quelques mois ou quelques années plus tard, ces lois d’urgence intègrent le droit commun…

Tout à fait, c’est ce qu’on appelle l’effet cliquet. Quand on commence à renoncer à des libertés, on ne revient pas en arrière. Ça a été le cas pour l’état d’urgence. Ensuite, il y a différentes méthodes par lesquelles ce type de mesures liberticides entre dans le droit commun, notamment via l’expérimentation. Dans la loi Renseignement votée en 2015, une partie du dispositif – notamment la surveillance par algorithme, qui relève d’une surveillance de masse – était expérimentale. Et une fois qu’on l’a utilisé pendant plusieurs années, on n’y renonce évidemment pas. Ça s’intègre dans le droit commun.

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On pourrait vous répondre que ces mesures sont légitimes puisqu’il faut lutter contre le terrorisme. Et pourtant, avec la loi Silt et les mesures de l’état d’urgence intégrées dans le droit ordinaire, il était avéré dès 2017 que ces mesures étaient inutiles dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ?

Oui, quand on regarde les débats à ce moment-là, il est tout à fait clair que les mesures de l’état d’urgence ne servent plus à rien. Les perquisitions administratives ne donnent rien car les réseaux terroristes, quand ce n’était pas des familles sans rapport avec eux, se sont réorganisés pour y échapper.

À ce stade, on n’est plus forcément sur une question d’efficacité. Aucun gouvernement n’accepte de renoncer à ces pouvoirs parce que s’il y a un attentat par la suite, il y a un risque de communication négative très fort. Et la police et les préfets ont du mal à rendre des pouvoirs qu’ils ont acquis de cette façon. Mais question utilité, c’est très contestable.

Mais de la même manière, il n’y a pas d’efficacité prouvée sur d’autres mesures répressives qui visent certaines franges de la société, comme par exemple la lutte contre la délinquance. Alors que d’autres approches qui reposent sur des politiques sociales, de la ville, de l’éducation, ne sont pas du tout évaluées et mises en priorité.

Jusqu’à présent, ces lois visaient surtout certains types de population et pas tous les Français, vous évoquez notamment les Musulmans et les étrangers ?

Oui, c’est évident que la répression – et notamment dans le cadre de la lutte antiterroriste – a touché les musulmans au sens très large. On se rappelle de cette recherche des « signaux faibles » qui devaient indiquer qu’on pouvait surveiller les personnes. Qu’il fallait être vigilant. Emmanuel Macron avait parlé de « société de vigilance ». Alors que ces « signaux faibles » étaient juste des signes de pratiques religieuses. Les musulmans étaient en priorité visés. Ensuite, ça s’est étendu avec un vocabulaire un peu incompréhensible avec « l’islamogauchisme »…

Ce qu’on montre aussi, c’est que lorsque des mesures répressives sont mises en place, ça finit toujours par déborder car elles sont mises en place de manière assez large. Quand on prend la question de la surveillance, ça peut être justifié pour lutter contre des réseaux de terrorisme ou de criminalité. Mais c’est aussi possible pour lutter contre les violences collectives. Et ça a été appliqué dans le cadre des Gilets jaunes. Il y a des personnes qui ont occupé des ronds-points et qui sont aujourd’hui susceptibles d’être surveillées par l’État français, simplement pour cette raison-là. Ça déborde très vite sur les mouvements sociaux. Nous sommes à l’aube d’une grave crise climatique, d’une crise économique et les mouvements sociaux vont avoir un rôle assez clé à jouer et, en parallèle de ça, l’État s’est doté d’instruments qui permettent de les réprimer.

Votre ouvrage se veut aussi être un appel à un élan citoyen. Comment peut-on agir ?

Le citoyen peut déjà agir en se renseignant. Il y a énormément de lois très techniques qui sont votées, c’est difficile à suivre. Mais, surtout, la mobilisation citoyenne peut jouer un rôle. On l’a vu récemment avec la loi sur la sécurité globale où il y a eu un mouvement extrêmement large qui rassemblait des journalistes, des universitaires, des ONG, des citoyens lambda qui descendaient dans la rue. Tout le monde a été choqué par cette loi qui restreignait le fait de filmer la police, alors qu’on sortait de l’affaire George Floyd et qu’il y avait eu l’affaire Chouviat en France ou Zecler. Et cette mobilisation a clairement joué un rôle dans le fait que cette disposition de la loi n’est pas passée. La mobilisation citoyenne ça marche et il faut rester très vigilant et nous espérons que cet ouvrage y contribuera.

Ces politiques sécuritaires et ces diminutions de nos libertés ont-elles pesé sur la gestion de la crise sanitaire que nous vivons depuis 2020 ?

Oui évidemment. Même s’il n’y a pas que la France, d’autres états ont eu une approche assez répressive face au virus. Mais en France, au début de la crise, il y a eu cette histoire d’amendes pour non-respect du confinement. On mesurait alors les résultats de la politique sanitaire au nombre d’amendes infligées alors que ce n’est pas forcément un facteur d’efficacité ! Le lieu où le taux de verbalisation a été le plus élevé est le département le plus pauvre de France métropolitaine : la Seine-Saint-Denis. Mais c’est aussi celui où il y a eu les taux de contamination les plus élevés. Il n’y a pas de corrélation entre le niveau de contrôle policier et la gestion de l’épidémie. Tout ça est plutôt lié au type d’emploi – c’étaient des travailleurs de première ligne, les plus exposés – dans les conditions de logement…

Et il y a eu le réflexe d’instaurer un état d’urgence immédiatement. C’est un état d’urgence qui se poursuit de manière un peu étrange aujourd’hui car on vote des lois de sortie de cet état d’urgence mais elles continuent à donner des pouvoirs exceptionnels au gouvernement. En ce moment, un vote va permettre au Premier ministre d’imposer un pass vaccinal pour l’accès à certains lieux. Évidemment, il y a un certain nombre de restrictions qui sont justifiées car il y a des enjeux de santé publique. Mais aujourd’hui, nous sommes dans une pandémie mondiale exceptionnelle et nous ne discutons pas en priorité des politiques de santé, de l’hôpital, des systèmes de santé primaires… Et nous sommes pourtant encore sur des débats sécuritaires et sur des questions de contrôle de la population. C’est la même logique qui a été appliquée dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Ce qui est inquiétant, c’est que ces mesures sont restées. On peut se demander ce qu’il va en être des mesures de la crise sanitaire.