05/12/2023

Retour des barreaux et des barbelés

Nouvelles prisons : fini la réinsertion, bonjour le tout-sécuritaire

Par Clara Monnoyeur

Depuis 2018, un projet de 14 nouvelles prisons françaises axées sur la réinsertion et l’autonomie est en cours. Si certaines ont déjà ouvert, le résultat est loin du projet de base. Le ministère de la Justice a préféré prendre un virage sécuritaire.

Des barreaux métalliques, d’immenses murs d’enceinte, des interminables grillages surplombés de rouleaux de barbelés, des cours de promenade bétonnées : ces éléments d’architecture font partie de la culture du milieu carcéral. Une prison, dans l’imaginaire collectif, c’est du béton et beaucoup de sécurité. Depuis 2018, un projet a tenté de changer ça. De nouvelles prisons inspirées des pays nordiques ont été pensées dans le cadre du « plan pénitentiaire » porté par Nicole Belloubet, alors garde des Sceaux. Ces 14 enceintes devaient tout miser sur l’accompagnement renforcé des détenus et l’ouverture vers l’extérieur. Le but ? Tout mettre en œuvre pour une réinsertion réussie, ce qui se retrouve dans le nom de ces prisons next-gen : les structures d’accompagnement vers la sortie (Sas). Des « structures pénitentiaires intermédiaires entre le milieu fermé et le milieu ouvert, trait d’union entre la vie carcérale et retour à la vie civile », a pu présenter fièrement le ministère de la Justice dans un mail à StreetPress.

Voilà pour la partie théorique. Pour la pratique, la situation a considérablement changé depuis la reprise en main du projet par Eric Dupond-Moretti et le nouveau directeur de l’administration pénitentiaire Laurent Ridel (1), nommé en février 2021. Alors que les Sas ont donné de l’espoir aux associations et travailleurs du milieu judiciaire, qui voient dans ce projet une manière de sortir du « tout carcéral », de nombreux acteurs sont désormais en colère ou déçus. StreetPress a pu consulter des documents, s’entretenir avec des personnes qui ont travaillé sur le dispositif, ou qui travaillent dans les structures récemment ouvertes. Architectes, surveillants, administrations ou même juges : ils dénoncent le retour de logiques sécuritaires contraires au projet initial, et une mauvaise gestion. Certains craignent que les Sas, qui s’inscrivent dans un projet de création de 15.000 nouvelles places de prison, soit plus un désengorgement pour les établissements voisins surpeuplés qu’un véritable accompagnement vers la réinsertion.

Ajout de barreaux et de barbelés

Sur le site de l’Agence pour l’immobilier de la Justice (Apij) – en charge du projet des Sas – des images illustrent la future architecture. Bâtiments de deux étages colorés, espaces de travail partagés, lieux dédiés à la formation, cuisines communes, espaces verts, matériel de sport, chambre individuelle… C’est cette vision des Sas qui était portée par Sacha (2), une des personnes qui a travaillé sur la conception de ces nouvelles structures. À l’époque, on lui vend un projet de prisons axées sur l’autonomie, où il est question d’effacer au maximum les codes visuels du milieu carcéral côté architecture. Chacun des lieux est pensé pour « minimiser autant que possible les sources d’anxiété, de tension, ou de tristesse en contribuant toujours à l’apaisement », peut-on lire dans une note architecturale datée de 2019 que StreetPress a pu consulter.

« Par exemple, il n’y a pas de concertinas (les barbelés en forme de ronds), pas de tour de contrôle, et les détenus doivent avoir une vue dégagée. Si on a des murs d’enceinte, ils ne font pas six mètres de haut comme en prison classique », détaille Florent Schneider. Ce dernier est architecte et a participé avec son cabinet à l’élaboration de la Sas de Caen (14) inaugurée par le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti en décembre 2022. Alors tout est pensé. Les clôtures sont en acier plutôt qu’en béton, les façades sont réalisées avec une matière « glissante » pour qu’il soit impossible de les escalader, les fenêtres ont des limiteurs d’ouverture… « C’est un bâtiment public qui doit s’intégrer dans la ville, la façade doit ressembler à une façade d’un bâtiment public », explique l’architecte spécialisé dans les bâtiments de haute sécurité.

À la Sas de Caen, sur les photos disponibles sur le site de l'Apij, le mur d'enceinte est en béton. / Crédits : Site de l'Apij

Mais ces principes nobles ont été progressivement abandonnés, au grand dam de ceux qui ont travaillé dessus. « Avant, on devait parler de “chambre” et pas de cellule, sinon on se faisait reprendre. Maintenant, c’est l’inverse, on doit parler de cellule ! », s’exclame Camille (2), qui a aussi travaillé sur le projet. Le choix de vocabulaire n’est que le début du désenchantement. « On nous a demandé d’ajouter des murs d’enceinte, de mettre du béton, d’ajouter des clôtures avec trois rangs de fils électriques, d’ajouter un dispositif de détection de toiture et façade », explique de son côté Sacha. Et surtout :

« On nous a demandé de mettre des barreaux sur les fenêtres, et d’ajouter des barbelés alors que c’était proscrit au début ! »

Bref, tout le matériel d’une bonne prison à l’ancienne. Selon les informations de StreetPress, des barreaux vont être rajoutés dans les 14 structures. Pourtant, selon le ministère de la Justice, les détenus qui devaient être placés dans ces Sas étaient ceux dont le risque d’évasion était « considéré comme faible ». Et encore, si c’était le cas, les établissements offraient un sacré challenge, rappelle Sacha :

« Même s’ils cassaient la vitre de leur cellule, il fallait encore qu’ils escaladent plein d’éléments avant de sortir, et il y avait une alarme et système laser… »

Interrogé lors d’un déplacement de StreetPress à la prison de Meaux (77) en novembre, le directeur Pascal Spenlé confirme bien l’ajout de barbelés dans la nouvelle Sas – que nous n’avons pas pu visiter. Le directeur assure :

« Ce n’est pas grand-chose, ce ne sont que deux ou trois rouleaux de barbelés. »

Sur les photos disponibles sur le site de l'Apij, les fenêtres de la Sas de Meaux n'avaient pas encore de barreaux, mais simplement un dispositif de limitation d'ouverture. / Crédits : Site de l'Apij

Des modifications qui coûtent cher

Dans un courrier d’août 2022, que StreetPress a pu consulter, la direction de l’Agence pour l’immobilier de la Justice (2) semble déconcertée par ce rétropédalage. Pour elle, cet ajout de barreaux « constitue une évolution majeure du programme élaboré par la direction de l’administration pénitentiaire et l’Apij » ainsi que de « la doctrine de fonctionnement » des Sas eux-mêmes. Dans ces écrits, la direction insiste :

« La demande d’ajout de barreaudage (les barreaux aux fenêtres) formulée récemment par vos services [constitue] ainsi une évolution notable par rapport à ces principes qui ont guidé l’élaboration des projets par l’Apij. »

« La culture de la surveillance revient toujours », se désole l’architecte Florent Schneider. « C’est toujours complexe dans un projet comme ça qui est tiraillé entre des habitudes, la sécurité et l’innovation. Il y a toute une révolution culturelle à faire. » Dans son courrier, la direction de l’Apij énumère les « nombreuses » demandes de modifications : renforcement des clôtures, ajout d’un sas d’entrée, ajout de vidéosurveillance sur plusieurs locaux, et des dispositifs de détection. En colère, Sacha lâche :

« La vidéosurveillance, ça a été le coup de grâce. »

En plus, « l’ajout de [barreaux] et l’allongement de la durée des travaux associés auront un impact financier élevé », anticipe l’Apij. Sacha abonde :

« Ce sont des coûts en plus avec de l’argent public qui ne sont pas utiles. Tous ces changements, je ne sais pas combien ça représente en millions d’euros… »

Selon deux témoins, l’ajout de barreaux coûterait environ un million d’euros par Sas. Selon ces sources, le coût moyen pour la conception et la réalisation des plus grandes Sas tournerait autour des 26 ou 27 millions d’euros toutes taxes comprises.

À gauche, le projet et le coût des travaux de la Sas de Caen. À droite, ceux de la Sas de Montpellier. / Crédits : Site de l'Apij

Des profils qui ne correspondent pas

Il n’y a pas que les changements d’architecture qui agacent. À la Sas de Montpellier (34), des personnels de surveillance dénoncent des erreurs dans la sélection des profils de détenus. « Depuis le mois de juin, c’est déception sur déception », lâche au téléphone Romain Martinez, surveillant syndiqué à l’Ufap-Unsa Justice dans la Sas héraultaise.

Selon les informations communiquées par le ministère de la Justice à StreetPress, les personnes qui doivent intégrer les Sas ne doivent avoir que deux ans de peine à tirer au maximum. Ces détenus sont « repérés principalement en maison d’arrêt comme prioritaires pour bénéficier d’une prise en charge renforcée avant leur libération », assure le garde des Sceaux. Mais à Montpellier, par exemple, certains détenus ne resteraient que quelques mois. Dans ces conditions, impossible d’assurer un vrai suivi selon Romain Martinez. « Comment faire de bonnes prises en charge en si peu de temps ? Comment trouver des solutions d’hébergement, travailler sur les problèmes d’addictions, sur les violences, ou obtenir un permis de conduire dans ce délai ? », insiste celui qui indique avoir alerté à plusieurs reprises sur ces dysfonctionnements.

À Montpellier, les profils correspondraient peu à ceux recherchés initialement. On y enverrait par exemple des prisonniers atteints de troubles psychiatriques ou certains qui ont de graves problèmes médicaux. « On a eu un détenu au profil psychiatrique lourd et paranoïaque. Il se cognait la tête contre les murs, insultait le personnel…Ce monsieur était ingérable. Il a été expulsé de la Sas car il a mis le feu à sa cellule », explique le surveillant qui travaille avec une trentaine de collègues dans l’établissement de 150 places. « Il y a aussi eu des détenus qui avaient besoin d’oxygène ou avec un gros traitement, comme des personnes diabétiques », complète sa collègue Marine Orengo, représentante de l’Ufap-Unsa Justice pour la région. Des détenus compliqués à gérer dans un établissement classique, « donc on les envoie en Sas et une fois ici, ça ne fonctionne pas donc ils repartent », souligne-t-elle.

Depuis l’arrivée des premiers détenus à la Sas à l’été 2023, Marine Orengo indique avoir été témoin d’une « trentaine de retours », en détention classique. « Il y en a toutes les semaines », précise-t-elle. Quant à Romain Martinez, il affirme avoir fait face à deux tentatives de suicide. Ce dernier regrette un manque de formation et de directives précises pour les équipes de surveillance :

« On fait de belles annonces, mais quand on est dans le cœur du sujet c’est : “Débrouillez-vous” ! »

Dans la Sas de Montpellier, des personnels de surveillance dénoncent des erreurs dans la sélection des profils de détenus. / Crédits : Site de l'Apij

Sas de désencombrement

Même scénario à Marseille (13), où une Sas a ouvert ses portes début 2022. « On a pu constater que l’établissement n’a pas joué le jeu des critères d’affectation qu’il avait lui-même définis. Quelque part, la philosophie a été dévoyée », lance Morgan Donaz-Pernier. Ce juge d’application des peines phocéen a suivi la mise en place de la structure. Logique, vu qu’il est notamment chargé d’octroyer – ou non – des permissions de sortir aux détenus présents en Sas. Il constate qu’à Marseille, la structure a servi d’hébergement pour compenser la capacité moindre de la nouvelle prison des Beaumettes. « On mettait les personnes là où il y avait de la place. Elles n’étaient pas là pour les bonnes raisons et ça a déstabilisé la structure », résume-t-il. Le juge poursuit :

« Finalement, on peut dire que ça a servi de sas, mais de sas de désencombrement, plutôt que de réinsertion… »

Malgré le changement de doctrine, le juge Donaz-Pernier trouve tout de même l’outil « intéressant ». « Cela devrait être la norme pour tout le monde. » Un avis partagé par Olivier Caquineau, conseiller d’insertion et de probation et secrétaire départemental des Bouches-du-Rhône pour le Snepap-Fsu. Celui qui travaille à la Sas d’Aix-Luynes (13) pense que les structures représentent un « vrai espoir » : « Au quotidien, je travaille avec 30 à 40 personnes maximum, quand mes collègues suivent une centaine de détenus. » En théorie, il serait impossible de dépasser la capacité maximale. Pourtant, les petites mains du terrain craignent cet avenir, comme Marine Orengo qui alerte sur la situation à Montpellier :

« La Sas compte 150 places. Ce n’est pas un établissement fait pour subir la surpopulation, et ça ne doit pas devenir un sas de désengorgement. »

(1) En réponse à nos questions adressées par mail, Laurent Ridel, directeur de l’administration pénitentiaire, se dit « un peu étonné par cette vision totalement négative des Sas (ne correspondant pas du tout à la réalité) qui représentent une grande avancée dans la prise en charge des délinquants qui nous sont adressés par l’autorité judiciaire et dont les profils sont à la fois variés et complexes. »

(2) Les prénoms ont été changés.

StreetPress a demandé à visiter la Sas de Meaux et Osny (95) au ministère de la Justice, et n’a eu à ce jour, aucune réponse.

Contacté l’Apij n’a pas souhaité répondre à nos questions et nous a redirigé vers le ministère de la Justice. Ce dernier n’avait, à ce jour, pas répondu à nos différentes questions.

Image de Une : modélisation de la Sas de Caen.