La mairie de Paris a fermé en toute discrétion une maison d’enfants placés victimes d’inceste, lancée en grande pompe 18 mois plus tôt, après de nombreux dysfonctionnements. Un échec qui fait écho à la situation nationale, peu reluisante. Enquête.
Dans la lutte contre l’inceste, il y a un mot d’ordre : briser le silence. C’est pourtant dans un silence assourdissant que la mairie de Paris a fermé à l’été 2024 la maison d’accueil pour enfants victimes d’inceste. La totale discrétion autour de cette fermeture, révélée par StreetPress, est aux antipodes du tapage médiatique orchestré lors de son lancement.
En 2021, deux événements viennent de secouer le tabou de l’inceste : la sortie du livre « La Familia Grande », de Camille Kouchner, et la mise en place de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). L’inceste, fait enfin l’actualité. C’est une prise de conscience : un enfant sur dix est victime de violences sexuelles et la plupart se déroulent au sein de la famille. Dans la protection de l’enfance, tous les professionnels conviennent que la concentration de victimes d’inceste y est massive. « On s’est dit : mais c’est incroyable, on ne sait pas du tout prendre en charge les enfants victimes de violences sexuelles et d’inceste ! », explique alors Dominique Versini, adjointe à la maire de Paris, à BFM Paris. La création d’une maison d’accueil de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) pour enfants victimes d’inceste devient une mesure phare du Plan parisien de lutte contre les violences faites aux enfants.
La mairie de Paris en annonce la création en décembre 2021. 25 filles et garçons de 8 à 18 ans doivent être pris en charge dans ce qui n’est que le deuxième établissement du genre en France. Un véritable pas en avant. Un prix-journée de 523 euros est attribué par la ville, équivalent à un budget annuel de plus de 4,7 millions d’euros. C’est le double des budgets moyens des maisons d’accueil de l’ASE, sans compter la mise à disposition de locaux, dont la réhabilitation est estimée à 1.450.000 euros.
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Le projet est confié à l’association Docteurs Bru, dont la mairie souligne « l’expérience ». Fondée par l’héritière des Laboratoires UPSA, l’association a lancé le premier établissement spécialisé sur les enfants victimes d’inceste, il y a 25 ans, à Agen. Tous les ingrédients semblent réunis pour un succès. La maison d’accueil Nicole Bru ouvre début 2023 à Paris. 18 mois plus tard et sans un bruit, l’établissement ferme ses portes. La mairie, si prompte à communiquer sur l’ouverture, reste muette. L’association, dont le site ne garde presque aucune trace de l’existence de la maison parisienne, ne communique pas non plus. C’est comme si le dispositif n’avait jamais existé. Que s’est-il passé pour qu’on mette fin en catimini à un projet aussi prometteur ?
Premières déconvenues
Retour en 2022, lors des dernières préparations avant l’ouverture de l’établissement prévue début 2023. Côté mairie, les attentes sont fortes. Côté association, on transpose le modèle qui a fait ses preuves à Agen (47) : éloignement de l’auteur de l’agression, libération de la parole, promotion de la solidarité, respect de l’intimité. Soraya De Moura Freire, membre du Conseil scientifique de Docteurs Bru, est désignée psychologue référente du dispositif. Objectifs : « Prendre en charge le trauma complexe, éviter que les personnes reproduisent les comportements qui les font souffrir, éviter les pensées limitantes. » Soraya de Moura Freire est enthousiaste à l’idée d’intégrer le projet, où elle se voit « rester jusqu’à la fin de ses jours ».
Les premières déconvenues apparaissent rapidement. Dans son appel à projet, la ville a promis des locaux de 730 m2, sur un même niveau et dotés d’espaces extérieurs. Mais les travaux de réhabilitation du lieu choisi, une ancienne école, n’ont pas commencé. L’atelier d’architecture fait face à d’importants défis de conception et à « une certaine inertie du côté de la mairie de Paris », d’après son responsable. Le dispositif se rabat sur deux appartements, pour huit enfants seulement, dans des arrondissements différents, sur deux niveaux et sans extérieur. Les locaux sont peu adaptés. Le double-niveau complique la surveillance. La proximité induite par les appartements « rejoue la famille », regrette Solène (1), une éducatrice du dispositif.
Surtout, il n’y a pas encore de pensionnaires. « Certains » évoquent une « difficulté à recruter », un vocabulaire qui étonne la cheffe du service Ann Bertin. Conformément aux principes de l’association, l’enfant doit avoir révélé l’acte avant d’intégrer le dispositif. « Il fallait aller vite, mais il fallait des candidats, alors ils disaient : il faut leur faire révéler », raconte Ann Bertin. Un des profils, notamment, est incertain. Ann Bertin refuse « d’accueillir un jeune où on ne sait pas et le mettre là-dedans, en lui mettant l’étiquette inceste sur le front ». Mais « comme on n’avait pas assez de garçons, on l’a pris quand même ». Pendant ce temps, les éducateurs suivent plusieurs semaines de formation spécifique. Le taux d’encadrement est bon pour le secteur, avec 12 professionnels pour 8 enfants.
« Événements graves »
Très vite, le dispositif souffre d’un turnover important. Ann Bertin démissionne. Au bout d’une dizaine de mois, quasiment tous les éducateurs des débuts sont partis. À son arrivée sur le dispositif, Jacques (1), éducateur, est « étonné de constater qu’on embauche des gens non-spécialisés ». La mairie de Paris confirme à StreetPress :
« Les professionnels n’étaient pas tous formés au moment de leur prise de fonction aux problématiques spécifiques de l’inceste. »
À l’image du secteur, l’établissement peine à recruter. L’association doit alors recourir à plusieurs intérimaires. Jacques se rend compte que de nombreux « éducateurs » ne sont même pas diplômés. Quant aux cadres – directrice et chef de service – il s’agit de leur première expérience à ces postes. Des couacs et des négligences ont lieu. Peu sereine, « la situation insécurise les enfants », remarque Solène, l’éducatrice. Jacques trouve que « l’accompagnement n’est pas satisfaisant ».
Sur les trois années d’études pour devenir éducateur spécialisé, seules quelques heures sont réservées aux violences sexuelles. Depuis 2024, trois heures sur les violences intrafamiliales doivent obligatoirement être incluses.
Quelques initiatives de formation continue approfondie sont nées. Le Centre départemental de l’enfance et de la famille (CDEF) de Gironde a notamment développé une formation longue pour favoriser l’émergence de professionnels spécialisés sur le sujet et dont la partie sur l’inceste est assurée par les équipes de l’association Docteurs Bru. « On ne peut pas travailler aujourd’hui en protection de l’enfance sans être formé aux violences sexuelles », explique David Brochard, directeur de l’institut du CDEF. Si la première session de la formation longue a été bien suivie en 2024, celle de 2025 n’a pas trouvé suffisamment de participants, et n’aura donc pas lieu.