À Toulouse, où l'invisibilisation croissante des publics à la rue complique leur accès aux droits, de nombreux occupants de lieux de vie informels ont dû affronter les fortes chaleurs avec un accès à l’eau fortement restreint. Reportage.
Un rond-point dans le quartier de Balma-Gramont, à Toulouse (31), 19 heures, 36 degrés – La routine dans la ville rose : depuis le début de l’été, le département a traversé deux épisodes caniculaires, soit l’équivalent de cinq semaines au-dessus des 30 degrés, avec même neuf jours au-dessus des 40 degrés. Au pied d’un appart’hôtel tout confort, les bouteilles d’eau vides s’accumulent dans le caddie de Gorgi et Torka, un couple de Bulgares ayant élu domicile sur un terrain en friche.
N’ayant aucun accès à l’eau courante, il leur faut acheminer les bidons jusqu’à une borne située à une trentaine de minutes à pied. « On a besoin de rien », assure le couple. Pour s’en convaincre, il suffit de lever les yeux. Des cahutes qui rissolent sous le soleil déclinant, des vélos, un barbecue et de fines cigarettes grecques consumées sur la terrasse : on dirait le Sud. Un autre Sud, quand même : ici, ce ne sont pas les godets, mais les jerricans qui se vident. L’impassible Gorgi, prévenu de l’arrivée des packs d’eau livrés par l’association d’aide aux migrants Utopia 56, se lève d’un bond pour accueillir Myrtille et Bruna, deux bénévoles.
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Durant toute la saison estivale, la vingtaine de membres de l’association a multiplié les maraudes à bord d’un Berlingo blanc, sur la quinzaine de lieux de vie informels qu’elle est parvenue à identifier. Et a rapidement tiré un constat alarmant : de nombreuses personnes n’ont pas accès à l’eau. « Ou alors c’est très compliqué », dit Mathilde, une des deux coordinatrices de l’association, à Toulouse. Au total, « un quart au moins » d’entre elles rencontre des difficultés d’accès, « parce que les points d’eau potable sont éloignés ou bien la qualité est mauvaise ».
Devant le local, des membres de l'association Utopia 56 chargent leur voiture de bouteilles d'eau. / Crédits : Julie Déléant
Un accès à l’eau insuffisant
Si à Paris, l’association « travaille plutôt avec des familles et des mineurs qui jonglent entre hébergements solidaires chez la personne, le 115 et les lieux collectifs », les quelque 500 personnes suivies à Toulouse par Utopia occupent pour la plupart des terrains vagues ou squattent des bâtiments vacants, affirme Yasmine, une coordinatrice nationale de l’association. Mathilde, coordinatrice de l’antenne toulousaine, complète :
« Et puisque les campements sont toujours plus petits et isolés, plein de personnes nous échappent. Impossible d’avoir une idée précise de ceux qui passent sous les radars, et donc du nombre de personnes à la rue. »
Il existe bien un dispositif de raccordement à l’eau potable des lieux de vie informels, géré par l’ONG Solidarités International depuis 2020 et financé au tiers par la ville et la préfecture. Après le constat en plein Covid-19 que « les consignes de l’agence régionale de santé n’étaient pas applicables pour les personnes vivant dans des habitats précaires sans accès à l’eau », Toulouse a fait figure de ville test, raconte Alexandra Aussage, coordinatrice de la zone Sud pour Solidarités International.
Posé à l'entrée du terrain vague, le caddie de Gorgi et Torka permet leur réapprovisionnement en eau. / Crédits : Julie Déléant
Les jerricans de Gorgi et Torka, bientôt vides. / Crédits : Julie Déléant
Mais entre la réalisation du diagnostic, l’inscription sur la plateforme dédiée, la validation du financement et la fin des travaux, « il faut compter six mois en moyenne, lorsqu’il n’y a pas de complications sur le site ». Bien souvent, c’est davantage que la durée de vie d’un campement ou d’un squat. Celui de la place Papus, par exemple, occupé depuis un peu plus d’un mois par une vingtaine de personnes, ne devrait plus tenir bien longtemps.
Sur place fin juillet, trois associations, qui veulent rester anonymes, affirment que l’eau y a été coupée entre le 8 et le 9 août, soit deux semaines après l’arrivée des occupants. « Ils sont venus à l’aube, pendant que l’on dormait. On s’est réveillé et on n’avait plus rien », témoigne Sabrina, 30 ans, installée dans l’un des immeubles avec ses parents et ses quatre enfants. 38,2 degrés ont été relevés le 9 août à la station météorologique de Toulouse-Blagnac. Le propriétaire des lieux, Toulouse Métropole Habitat, assure que « les fluides ont été coupés avant que les locaux ne soient occupés ». Il vaudrait mieux pour le bailleur, qui dans le cas contraire aurait enfreint la loi (1).
Aucun désinfectant
Grâce à quelques mains habiles, l’eau s’écoule à nouveau sporadiquement des robinets. Mais plus personne n’ose la boire. Bien qu’il soit possible de s’abreuver à la fontaine publique, située à une dizaine de minutes à pied, réaliser les gestes d’hygiène du quotidien relève du parcours du combattant. « Avec la chaleur, des insectes prolifèrent partout, dans les lits, sur les vêtements », détaille Sabrina. « Ça fait des semaines qu’on a des boutons et des plaques sur le corps. Avec cette eau, y’a rien à faire. » Alors tous les jours, la matriarche du clan, Mirana – y compris lorsqu’elle revient de ses séances de chimiothérapie – fait son brin de toilette dans la bassine. Dans l’unique douche du bâtiment, elle lave à la main draps et vêtements. Mais à quelques jours de la rentrée, l’angoisse grandit :
« Comment va-t-on faire pour envoyer les petites à l’école douchées, avec des vêtements propres ? »
À Papus, une peur en chasse vite une autre. Les chambres étant plongées dans l’obscurité, le fils de Sabrina, 10 mois, s’est récemment coupé au visage. Aucun désinfectant, « et je n’ai pas osé empirer sa plaie avec une eau sale ». Rien de grave pour cette fois, mais les craintes de la mère ne faiblissent pas.
Comme ce qui est arrivé à Albana, une Albanaise de 37 ans, qui occupe avec son mari et une autre famille, une maison abandonnée à Tournefeuille, à l’ouest de Toulouse, où l’eau a été coupée il y a plusieurs mois par les propriétaires. Issus comme eux de la communauté Rom, les voisins partagent leur eau, acheminée par un tuyau d’arrosage.
En remplissant une bassine d'eau pour se doucher, la jambe d'Albana a été brûlée. / Crédits : Julie Déléant
Il y a quelques semaines, Albana remplit comme à son habitude une bassine qu’elle fait bouillir pour se doucher. Mais ce jour-là, elle a mal au dos. « Et elle m’a échappée des mains. » Depuis, l’intégralité de sa jambe droite conserve les traces de la brûlure, qui s’étend jusqu’à la poitrine. « Enfin, je ne suis pas morte ! », lance-t-elle en servant le café dans une tasse impeccable.
Une « catastrophe »
Même s’il faut multiplier les allers-retours au jardin, Albana tient à soigner son intérieur, dont les meubles ont tous été chinés aux abords de la maison. Sur la table basse en verre, une coquette mini-table de billard fait office de plateau. « Bien sûr que j’aime quand c’est propre. » Soupir. « Parfois, je me demande ce que s’imaginent les gens. »
« L’autre jour, une femme m’a menacée d’appeler la police pendant que je fouillais près d’une poubelle pour revendre [les objets trouvés] au marché. Elle pensait quoi, que ça me faisait plaisir ? Que je ne suis pas assez embarrassée comme ça ? » Elle relève la tête, scrute les murs grignotés par la moisissure :
« L’été, c’est pire. »
Son mari, Gentian, sourit poliment. Venu en France pour soigner son hépatite B et une cirrhose, il attend depuis quatre ans un titre de séjour et un logement, réclamés également, avec insistance, par sa médecin. Les certificats s’empilent dans une pochette. « Quelle catastrophe, quand même », résume Albana.
Une consommation risquée
Au Sud, autres étrangers, même galère : face à l’une des nombreuses zones industrielles de la ville, une friche remplie de caravanes et de baraquements de fortune. « Ils ont l’eau, ça va pour eux », abrège Sarah, 12 ans, venue rendre visite à des camarades de classe. Effectivement, une affichette placardée sur les murs atteste du passage de Solidarités International. Hachim, un habitant, s’empresse de recadrer :
« Mais ça ne va pas bien du tout. »
« Tu ne peux pas dire que ça va quand tout le monde t’ignore. Faire venir une association une fois tous les cinq mois avec trois cartons d’eau que tu n’as pas demandés, ce n’est pas ça, faire preuve de considération. Pour qu’une situation s’améliore, il faut partir des besoins réels des gens. » (2) Ce Bosniaque d’une quarantaine d’années s’est installé sur ce terrain il y a quatre ans, où il cohabite depuis « avec une vingtaine de personnes » de nationalités différentes. Débrouillard, il parle quatre langues, dont l’italien et l’espagnol, apprises, dit-il, auprès des Casques bleus venus épauler son pays dans les années 1990.
Le carton atteste de la venue de Solidarités International pour le raccordement à l'eau dans le campement de Hachim. / Crédits : Julie Déléant
Après trois refus de ses demandes d’asile, Hachim semble résigné et vit aujourd’hui des marchés et de son activité de ferrailleur. « Tout ce que tu vois autour, c’est moi qui l’ai fait », lance-t-il fièrement devant sa baignoire. Bientôt, le sol de sa chambre sera bétonné. Il rafistole fréquemment le robinet. Si le site a été raccordé à l’eau, elle présente des risques pour la consommation lorsqu’elle est exposée à la chaleur. Il détaille, soutenu par une autre habitante :
« Et souvent, on se gratte la peau après la douche. »
Quand il fait beau, la douche se fait dans la piscine gonflable, qui une fois retournée permet de recueillir l’eau de pluie. Passé par Rome, Hachim ambitionne de fonder à Toulouse une coopérative sur le modèle italien construite entre les occupants des campements et des professionnels du monde associatif. En attendant, il ne boude pas les packs de Cristaline apportés par Utopia. Les bénévoles signaleront à Solidarités International que l’eau gratte. Puis chacun rentrera chez soi. « Le problème, c’est qu’on manque de moyens, explique Mathilde. L’essentiel de notre budget part dans deux salaires et la location du local. Le reste, les vêtements, la nourriture, tout doit venir des dons ou d’autres associations partenaires, sinon on n’y arriverait pas. » Au total, plus d’une tonne d’eau a ainsi été récupérée par Utopia 56 auprès de la Banque alimentaire et distribuée au cours de l’été.
Contactée, la préfecture de Haute-Garonne n’a pas répondu à nos demandes concernant l’estimation du nombre de lieux de vie informels et de personnes à la rue à Toulouse. La Plateforme Santé Précarité (hôpital Joseph Ducuing), qui a pour mission de faciliter l’accès aux soins à toutes les personnes en situation de précarité à Toulouse, n’a pas non plus donné suite à nos sollicitations.
(1) Contacté par téléphone, Maître Matteo Bonaglia, avocat spécialisé en libertés fondamentales et droit du logement au barreau de Paris, précise qu’il est interdit pour un fournisseur « d’interrompre la fourniture d’eau », et même si le bailleur « ne règle plus la facture ». Quant au propriétaire-bailleur, une coupure manuelle du point d’arrivée d’eau correspond à « une forme de tentative d’expulsion illégale », pénalement réprimée.
(2) L’association Utopia 56 vient en aide aux personnes en situation de précarité sans recevoir des subventions ni de la mairie ni de l’État.
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