05/11/2025

Interview des réalisateurs du court-métrage Soixante-sept millisecondes, retenu aux César 2026

« Certaines unités de police se perçoivent comme des prédateurs dans les quartiers populaires »

Par Romane Lizée

Sorti en juin, le court métrage du duo d’artistes Fleuryfontaine s’inspire des secondes clés d’une affaire de violences policières bien réelle, où un policier de la BAC de l’Essonne a crevé l'œil d’un homme de 19 ans ne présentant aucun danger.

Soixante-sept millisecondes, c’est à peu près le temps qu’il a fallu à la balle d’un policier de la brigade anticriminalité (BAC) pour atteindre la tête d’Adnane Nassih, le 22 février 2020, dans le quartier des Hautes-Mardelles, à Brunoy (91). Dans le choc, l’homme de 19 ans, qui ne représentait pourtant aucune menace, a perdu son œil droit et plusieurs os de son visage ont été fracturés. Inspirés par cette affaire de bavure policière et les enquêtes du journaliste de Libération Ismaël Halissat, Antoine Fontaine et Galdric Fleury ont réalisé un court métrage, sorti au printemps et disponible sur Arte. Le film, retenu en octobre dans la sélection officielle des César 2026, est construit à partir d’un mélange d’images de caméra de vidéosurveillance et d’images de synthèse, la marque de fabrique du duo Fleuryfontaine.

Depuis 2019, les deux artistes, architectes de formation, produisent des œuvres engagées, destinées à « reconstituer la face cachée des faits » à partir de sources réelles et de modélisation 3D. Ils se sont notamment fait connaître pour leurs travaux sur les violences policières : d’abord avec Contraindre (2020), où les scènes de plusieurs affaires sont rejouées, puis avec Pax, une installation vidéo qui recompose un corps fragmenté à partir de photos de blessures authentiques.

Si un juge d’instruction a ordonné la tenue d’un procès criminel contre Yann T., auteur du tir contre Adnane Nassih, l’agent et ses collègues mis en cause sont présumés innocent.

Qu’est-ce qui vous a motivé à travailler sur la thématique des violences policières ?

Antoine Fontaine : Nos expériences personnelles, notamment les mobilisations contre la loi travail en 2016 et celles des Gilets jaunes en 2019. C’est ce qui nous a aidé à comprendre la manière dont le maintien de l’ordre est pensé en France. Avec notre regard d’architectes, on s’est particulièrement intéressés aux espaces dans lesquels la violence policière a lieu. Mais aussi comment la manière dont l’Etat considère ces espaces impacte des personnes différentes — du manifestant aux gens des quartiers populaires.

Galdric Fleury : Entre 2020 et 2022, on a travaillé dans une association qui faisait de la reconstitution de violences policières en 3D. C’est là qu’on a rencontré le journaliste Ismaël Halissat : il avait besoin de compétences en analyse d’images et en modélisation pour son enquête. Avec le film, on a voulu sortir de cette seule approche scientifique des faits pour adopter un point de vue plus empathique. Et puis dans cette affaire, comme dans celles d’autres victimes de violences policières, il y a quelque chose qui nous concerne tous et toutes.

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Votre film utilise des images de caméra de vidéosurveillance — des images censées dire « la vérité » mais qui sont parfois disqualifiées. Quel regard votre court métrage porte-t-il sur la vidéosurveillance ?

Galdric Fleury : Dans le film, le projectile n’est visible que sur une seule image. L’impact, lui, est carrément invisible, coincé entre deux images, dans un écart de 67 millièmes de secondes, qui restera à jamais insaisissable. [NDLR : la caméra de surveillance ayant filmé l’événement n’enregistre qu’à 15 images par secondes.] Il y a beau y avoir des gens de la société civile qui s’emparent de ces images de surveillance pour tenter de ré-enquêter avec, il y a toujours une impossibilité de capter le réel dans toute sa complexité. Le film interroge sur la pertinence de ces images.

Antoine Fontaine : La 3D, c’est notre outil à nous : reconstituer les faits par dessus la vidéosurveillance, mettre en scène des armes et des écussons, c’est une façon de reprendre le contrôle sur ces événements d’une grande violence.

Deux minutes et trente secondes du court métrage sont justement consacrées à l’imagerie du maintien de l’ordre, et notamment les écussons. Pourquoi ?

Galdric Fleury : On est artistes donc on s’intéresse à ce que véhiculent les images. Sur ces écussons, on voit des lions, des loups, des hyènes — des animaux prédateurs, en haut de la chaîne alimentaire — apposés sur des paysages urbains. Ils montrent bien comment se perçoivent certaines unités de police dans les quartiers populaires. On le voit bien dans le film, au début de la première séquence : les policiers sont en fait une bande de mecs habillés en noir, avec des armes, qui semble rôder, se tapir dans l’ombre, se mettre en embuscade.

Antoine Fontaine : Tous les écussons modélisés dans le court métrage existent et ont été repérés sur des agents de police. Ce sont des écussons non officiels, c’est-à-dire commandés par certaines unités et que des fabricants proposent dans leur catalogue en ligne. Certains d’entre eux, notamment ceux qui reprennent les figures de la mythologie celte et nordique, comme le dieu de la guerre Thor, les crânes, le Punisher [anti-héro ultra-violent, qui opère en marge de la police, devenu un symbole de ralliement de l’extrême droite américaine], les Templiers [chevalerie chrétienne du Moyen Âge]… sont des symboles qu’aime également s’approprier l’extrême droite.

Vous montrez aussi en détail l’arme qui a crevé l’œil d’Adnane Nassih, avec les noms de ses fabricants et leurs slogans : « Faire face ensemble », « Innover pour votre sécurité », « Soutien des forces »… Pourquoi ?

Galdric Fleury : C’est une façon d’élargir le propos. Le lanceur de balles de défense (LBD) est une arme de guerre, devenue tristement connue au moment des Gilets jaunes, mais qui a été utilisée bien avant dans les territoires d’outre-mer et dans les quartiers défavorisés. Avec les slogans, on voulait insister sur l’idéologie de ses fabricants. Derrière les policiers qui blessent, il y a ces fournisseurs de l’Etat français, un vrai business de la sécurité intérieure, qui restent assez peu connus du grand public.

Antoine Fontaine : Ce marché de la répression, avec le développement de nouvelles techniques de maintien de l’ordre — la nasse, le tronçonnage des manifestations, les canons à eau, le LBD crée une inquiétude grandissante et légitime autour du rôle de la police et d’une montée de l’autoritarisme en France.

Illustration de Une tirée du film Soixante-sept millisecondes.