06/02/2020

Combien gagnent les rappeurs ? Épisode 3

Egérie, placement de produits et défilés : enquête sur l'argent du rap

Par Inès Belgacem ,
Par Caroline Varon

Quel est le point commun entre Red Bull, Havana, Adidas et Burger King ? Ils utilisent des rappeurs pour faire la promo de leurs produits.

Quand la marque de bière Bud débarque en France, elle organise une soirée avec Hamza, Dinos et Laylow en showcase. Pour le lancement de sa nouvelle série Mortel, Netflix s’offre Koba La D sur la BO. Quant à la marque de rhum Havana, elle glisse ses produits dans les clips de Vald ou de Caballero et Jeanjass.

Le rap est champion du stream, vend et jouit d’une communauté colossale de fans jeunes sur les réseaux. Autant s’associer à ces nouveaux influenceurs ! Même la haute couture s’y met. Une nouvelle source de revenus pour les artistes qui, pour certains, deviennent égéries… Quand d’autres en profitent pour se faire payer des vacances. StreetPress poursuit son enquête dans le portefeuille du rap jeu.

Épisode 1 : Streaming, disque d’or et contrats
Épisode 2 : Showcases, tournées et festivals
Épisode 3 : Egérie, placement de produits et défilés

Placements de produits et rouges à lèvre

« Les artistes urbains sont très demandés en ce moment », assure Chloé Gilliard, avocate spécialisée dans la musique. Avant ça, elle a travaillé pour Sony Music Partnership, l’antenne de Sony chargée de gérer les partenariats avec les marques. Toutes les maisons de disques ont la leur. « 80% de nos placements de produits dans les clips étaient dans de l’urbain. » Voilà comment une publicité pour les boutiques Easy Cash se retrouve dans Ma Jolie de Jul. Ou une cigarette électronique dans Zombie de Gims. « On peut placer n’importe quoi dans un clip de Maître Gims ou même un Black M », sourit l’avocate :

« On mettait des baskets Diadora dans beaucoup de vidéos de La Fouine et de son équipe [il est producteur]. »

Il existe différentes manières de collaborer avec une marque : placements de produits, posts sponsorisés sur les réseaux sociaux, showcases privés… Aya Nakamura s’est, par exemple, retrouvée en concert pour une soirée Magnum, pendant le festival de Cannes. Koba La D est allé plus loin en enregistrant un titre pour une des dernières productions françaises de Netflix, Mortel, et s’est produit en showcase pour la release party. Et quand la haute couture s’intéresse au rap, on retrouve Lomepal en show pendant le défilé Jacquemus homme.

Lorsque l’artiste s’engage davantage avec la marque et en devient une égérie, on parle d’« endorsement ». Il peut alors porter les produits, participer à des séances photos et à des campagnes d’affichages, où même créer des vêtements avec la marque. Depuis trois ans, S.Pri Noir est par exemple en contrat avec Adidas. Lors de ses concerts ou ses clips, il n’apparaît jamais sans les produits de l’équipementier. Il a même une clause d’exclusivité, qui l‘empêche de porter les vêtements de concurrents. Récemment, il participait à la campagne de promo de leur nouvelle basket OZWEEGO, en partenariat avec Courir, en apparaissant dans un clip promotionnel et des affiches.

En décembre, Hamza sortait, lui, une ligne avec Levi’s et Nike à l’occasion de la sortie de sa mixtape Santa Sauce 2. Quant à Aya Nakamura, elle s’est associée à la marque de cosmétique Mac pour designer plusieurs rouges à lèvre.

“…“:https://www.streetpress.com/sujet/1579797962-showcases-tournees-festivals-enquete-argent-du-rap

Contrat à 360 et cachet

« Les “contrats 360” sont plutôt devenus la norme », explique Chloé Gilliard. Les pourcentages de gains sur ces collaborations sont négociés en même temps que le contrat d’artiste [Relire notre épisode sur les contrats]. « On considère que ce sont les “attributs de la personnalité” du rappeur qui sont valorisés dans ces partenariats : nom ou pseudo, voix, image, autant de choses travaillées pendant le développement de l’artiste avec sa maison de disque. » Ces dernières se chargent ainsi du rapprochement entre l’artiste et la marque, ainsi que de trouver ces partenariats.

Selon différentes sources du milieu, entre 40 et 60 pourcents reviendraient aux rappeurs. Ils sont ensuite payés en cachet. Ces contrats « se comptent parfois en dizaines de milliers d’euros », raconte l’avocate. « Mais ça rapporte moins que ce qu’on pourrait penser. » Elle prend l’exemple d’un cachet de 50.000 euros qui reviendrait à l’artiste : « Ça devient 20 ou 15.000 euros après déduction de toutes les charges ».

Parfois, les marques sont intéressées par un artiste et l’approchent. D’autres fois, les maisons de disques répondent à des briefs, où certains profils sont recherchés : « On peut nous demander un artiste plus ou moins jeune, avec tant de followers, et avec tel trait de caractère qui s’accorde avec la marque. Par exemple, si on nous demande un profil écolo, pourquoi pas proposer une Angèle », théorise Chloé Gilliard.

« Vous vous moquiez »

« Je pense que les marques collaborent avec nous parce que nous sommes la musique la plus écoutée. », juge Alonzo dans un article fouillé de Booska-P titré « Le rap français, la nouvelle arme fatale des marques ». Le rappeur est en collaboration étroite avec Puma depuis presque trois ans. Et l’histoire lui donne raison : les plus grandes enseignes investissent dans le rap au sens large. L’engouement dépasse les marques de streetwear. Après s’être focalisé sur les sports extrêmes, Red Bull a lancé sa chaîne YouTube Red Binks, exclusivement tournée vers le rap. Les Produits Laitiers – syndicat qui rassemble les éleveurs et les entreprises laitières – financent des émissions du média rap belge Check. Et Burger King lance des sauces « Saucegod » avec Hamza… Toujours sur Booska-P, Alonzo poursuit :

« Il y a quelques années, vous [la mode et les marques] vous moquiez de nous, vous nous preniez pour des clowns et maintenant tout le monde s’habille comme nous. »

Daphné Weil, notamment manageuse de Lino, a observé le vent tourner. À la fin des années 90’, le duo Ärsenik démocratise les survet’ Lacoste dans les quartiers, au grand dam de la marque. « Ils ont transformé ce look en style caillera. Ils étaient en Lacoste de la tête au pied. » Dans un article de Vice où Lino revient sur sa passion pour le petit crocodile vert, il explique comment la marque les a snobé pendant 20 ans : « Le rap est basané qu’on le veuille ou non. Quand on parle du rap, il a toutes les caractéristiques du banlieusard : bronzé, baskets… On était des gros vendeurs mais c’était pas leur problème, parce que Lacoste, c’était une marque “de luxe”. (…) Quand tu vois aux États-Unis, des Louis Vuitton ou Nike qui bossent avec Kanye West… Mais ici non, parce que le rap reste mal vu ». Il ajoute :

« C’est comme si tu draguais une meuf pendant super longtemps sans qu’elle te calcule jamais ! »

Depuis, le vent a tourné. Et maintenant que le rap est champion du stream [Relire notre article sur les chiffres du stream] Lacoste collabore avec Moha La Squale. Deux décennies plus tard, le Parisien porte le même sweat que les deux frères d’Ärsenik sur la pochette de leur premier album, Quelques gouttes suffisent… sorti en 1998.

« Les marques veulent s’afficher avec des rappeurs, mais de moins en moins avec des bad boys », raconte Chloé Gilliard.

Source de financements pour des projets

« Depuis deux ans, on a essayé à nouveau de solliciter Lacoste », raconte Daphné Weil. Mais rien n’y fait, la marque reste hermétique. Avec le changement de direction artistique, les rapports se sont tout de même améliorés. Pour le concert anniversaire des 20 ans de leur premier album, Ärsenik s’est produit à l’Olympia, comme toujours tout en Lacoste vêtus. Le duo a récupéré quelques produits avant de monter sur scène. Mais aucune rémunération.

Certains artistes reçoivent des cadeaux de la part des marques et les portent, ou en font la promotion sur leurs réseaux. « Les échanges de produits existent, mais il y a des risques juridiques de requalification qui peuvent être compliqués », explique l’avocate Chloé Gilliard. Ajoutant :

« Et quand ça n’est pas rémunéré, ça grince des dents à l’étage brand et partnership. »

C’est un manque à gagner, mais également une source de financements intéressante pour les artistes et les maisons de disques. Dans notre épisode « Streaming, disque d’or et contrats », Pauline Duarte, ancienne boss du label rap Def Jam France, estime que les placements de produits dans les clips ne rapportent pas forcément de gains. Ils financent plutôt la vidéo. Havana a par exemple placé des billes dans des productions de Vald, d’Hamza ou de Caballero et Jeanjass. Pour la future tournée de Krisy, l’entreprise de rhum participe aux frais du production en finançant une partie du décor sur scène : un bar où se trouveront surement quelques bouteilles Havana.

Les partenariats deviennent ainsi des sources de revenus pour des projets… Y compris pour partir en vacances. Chloé Gilliard a remarqué quelques posts mentionnant la compagnie Dubaï Evasion. Des photos au bord de la piscine ou en plein milieu du désert postées par RK, Lacrim ou encore Elams, sans mention de sponsoring. « Je ne sais pas si ce sont des partenariats rémunérés. Mais lorsqu’un artiste a un peu de notoriété et veut partir en vacances, son manager peut appeler en demandant : “Tu nous fais quelle réduction si on te fait un post sur les réseaux sociaux ?” » Dans ces cas là, il n’y a qu’un échange oral et de belles journées au soleil en perspective.