Six des dix plus gros vendeurs de disques en 2019 sont issus de la scène urbaine : dans l’ordre Nekfeu, PNL, Ninho, Soprano, Lomepal et Aya Nakamura. « C’est la révolution du streaming ! », sourit Alassane Konaté, producteur de Médine notamment. « Dans les labels urbains, 90% des revenus proviennent du stream [la diffusion de musique en ligne sur des plateformes dédiées comme Spotify, Deezer et Apple Music] et non des ventes physiques », assure Pauline Duarte, ex-boss du label de rap Def Jam France (Koba La D, Alonzo, Kaaris,…).
Mais alors, combien la musique préférée des Français rapporte-t-elle aux artistes ? Risquons-nous à quelques petits calculs. D’après les acteurs du milieu interrogés, un disque d’or (50.000 ventes) rapporte autour de 500.000 euros. Avec son album Destin, Ninho est double platine (200.000 ventes), soit quatre disques d’or. Il aurait donc généré deux millions d’euros.
C’est le Snep (Syndicat national de l’édition phonographique), qui délivre les disques d’or. Il tient compte des ventes physiques mais aussi des streams qu’il « convertit » en ventes grâce à une équation compliquée :
« Méthode de conversion streaming/ventes d’albums depuis janvier 2019 : les volumes d’écoutes en streaming de tous les titres d’un album sont cumulés. Ce total est converti en équivalent ventes (sur la base de 1500 streams = une vente) après avoir soustrait de ce total la moitié des streams du titre le plus écouté ».
« Mais tout ne tombe pas dans la poche de l’artiste », avertit Hype, qui gère la promotion des artistes du label Awa Gang (Zola, Diddi Trix, Luv Resval,…). Il faut rémunérer toute la chaîne de production de la musique. « Tout dépend aussi du nombre de ventes physiques et de streams dans tes ventes. Par ailleurs tous les streams ne rapportent pas la même chose. Et tout dépend surtout de ton contrat. » Pas facile de suivre… D’autant plus qu’il est difficile d’avoir des chiffres précis. Dans le milieu du rap, la question des rémunérations est un sujet tabou. Entre maison de disque, label, vente physique, streaming, droits d’auteur, avance… StreetPress a enquêté dans le portefeuille du rap jeu.
Épisode 1 : Streaming, disque d’or et contrats
Épisode 2 : Showcases, tournées et festivals
Épisode 3 : Egérie, placement de produits et défilés
Les avances : un chèque à la signature
Comme dans tout business, l’histoire commence par une signature en bas d’un contrat. Prenons Gambi, le petit prodige de l’année. En 2018, il sort une série de clips qui affole les compteurs de vues YouTube. Il est immédiatement démarché par tous les plus gros labels et maisons de disque. Elektra et Rec. 118 (filiales de Warner Music France), Capitol et Def Jam (filiales de Universal Music France), Arista (filiale de Sony Music), Believe, et d’autres ont investi l’industrie rap et se mènent une guerre sans merci pour récupérer les meilleurs artistes. Hype illustre :
« Maintenant, tout va très vite. David Okit par exemple : il s’est fait repérer sur le Planète Rap de Big Flo et Oli. Signé direct ! Il n’était pas majeur. Son premier titre était : “J’ai signé”, d’ailleurs. »
Maison de disque : Sony, Warner ou Universal sont des maisons de disque. Ce sont d’énormes entreprises qui sont en capacité de produire, d’éditer et de distribuer les productions des artistes.
Label de maison de disque / label en major : Chaque maison de disque est composée d’une multitude de labels. Ils sont souvent spécialisés dans un genre musical. Chaque maison de disque a son label rap. Def Jam chez Universal, par exemple. Ou Rec. 118 chez Warner.
Label indépendant : des labels qui ne font pas partie de maison de disque se sont développés. Notamment pour donner aux artistes plus d’indépendance. Il y a par exemple Din Records avec Médine, 92I avec Booba ou Seine Zoo Records avec Nekfeu.
Dans le cas de Gambi, Rec. 118 a gagné la bataille. Le label a le vent en poupe et compte dans ses rangs des rappeurs comme Ninho, Soprano, Aya Nakamura ou SCH. « Les jeunes artistes choisissent selon la direction artistique qu’on leur propose, mais aussi parfois selon l’avance », poursuit Hype. La signature d’un contrat donne lieu au versement d’une avance sur les bénéfices liés à la musique. Un chèque qui permet aux artistes de vivre pendant la production de leur projet. Rec. 118 aurait offert « autour de 50.000 euros d’avance à Gambi », souffle un acteur de l’industrie. « Le rap est tellement à la mode que les montants sont faramineux depuis quelques années. Beaucoup plus que dans les autres scènes musicales. » Un jeune artiste va toucher une avance comprise entre 15.000 et 50.000 euros. Un montant qui varie en fonction de son buzz et de son potentiel. Dans le cas de Gambi, le pari du label Rec. 118 semble pertinent : sur Spotify (la plateforme de streaming la plus fréquentée), il comptabilise plus de 2 millions d’écoutes par mois, autant qu’un SCH. Certains artistes installés peuvent toucher plusieurs centaines de milliers d’euros d’avance. « Pour les plus gros vendeurs, les sommes sont astronomiques. Je ne veux même pas entendre parler des avances de Nekfeu ou de Ninho ! Ça peut se compter en millions ! », s’emporte Hype.
Les maisons de disque évitent d’ébruiter le montant des avances. « D’abord parce que c’est la France et qu’on ne parle pas d’argent. Ensuite parce que ça crée des problèmes. Si je sais qu’un artiste d’un autre label a eu une meilleure proposition que le mien, je vais râler et je vais bouder », rigole Alassane Konaté. Le producteur mène sa barque depuis 20 ans dans le milieu. Pas facile pour les labels d’éviter les discussions entre rappeurs autour de ces contrats. Certains s’imaginent pouvoir dealer des avances surdimensionnées, raconte Chloé Gilliard, avocate basée à Marseille et spécialisée dans la musique :
« On m’a déjà dit : “Jul a eu des avances de fou, je veux la même chose”. Mon rôle est de leur expliquer ce qui peut s’appliquer à leur cas. »
Un pourcentage sur les ventes
Dans le contrat, une autre donnée a son importance : le taux de redevance, soit le pourcentage que l’artiste touche sur les bénéfices générés par sa musique. Certains rappeurs privilégient les grosses avances, y voyant une somme conséquente directement dans leur poche, au détriment de ces royalties. Un artiste peut toucher 7 comme 70 pourcents des bénéfices de sa musique.
Tout dépend du contrat. Il en existe trois types. Le premier est le « contrat d’artiste ». C’est ce qu’ont choisi Koba La D, 13 Block, Kaaris ou Chily récemment. La maison de disque prend alors tout en charge : le développement artistique, le marketing, ainsi que tous les frais liés (studio, clips, publicités, mastering, …). Généralement, ces contrats portent sur deux ou trois projets. Dans ce cas de figure, l’artiste peut espérer entre 7 et 25 pourcents de royalties. Par exemple, sur son premier album, Aya Nakamura n’aurait bénéficié que de 7 pourcents… Un taux largement revu à la hausse depuis son succès.
Certains veulent plus d’indépendance et de plus gros pourcentages. Pour ceux-là, il existe les « contrats de licence » et les « co-productions ». C’est le cas de Maes, de Vald ou d’“YL”:https://www.youtube.com/watch?v=v-ZvXGoVun0. Un label indé s’occupe du développement artistique et la maison de disques du marketing. L’engagement de cette dernière diminue et les pourcentages de l’artiste augmentent : entre 25 et 40 pourcents selon les négociations. Pauline Duarte, ex-Def Jam, nuance :
« Les pourcentages n’arrivent pas directement dans la poche des artistes. Il a signé un deal avec son label et nous on signe avec ce label. Il y a une nouvelle équipe à financer avec ce pourcentage. »
De plus en plus de rappeurs choisissent cette option et montent leur structure ou décident d’avancer avec des labels d’amis. « Mais derrière, est-ce que l’équipe est sérieuse ? Quelle est la stratégie ? Parce que nous [la maison de disque], on file la fameuse avance », poursuit-elle.
Embrouilles dans les labels
Avec les « contrats de licence », le rappeur doit s’entourer d’une équipe de confiance. « Il y a plusieurs histoires de label indé monté sur des business illicites ou d’embrouilles sévères », raconte Hype. Il cite Doc Gynéco, agressé en 1999 à son domicile de Prunay-en-Yvelines par ses associés. Le rappeur porte alors plainte pour « violences volontaires et vol ». À l’époque, un communiqué de son label Secteur Ä explique : « D’après les informations en notre possession, il s’agirait d’un conflit entre actionnaires et artistes de Doc Communication, la société de Doc Gynéco, dans laquelle Secteur Ä n’a aucun intérêt ».
« Beaucoup d’artistes se font racketter », ajoute un connaisseur du milieu. « Jusque-là, tu as vécu selon la loi de la cité. Tes managers sont les grands du quartier et c’est le shit qui t’a financé. Quand tu essaies de t’éloigner pour te professionnaliser, ça ne se passe jamais bien. » Parfois, c’est aussi sur les contrats que les artistes se font plumer. Chloé Gilliard, avocate à Marseille, parle d’expérience :
« J’ai déjà eu un rappeur qui s’endormait pendant la lecture du contrat. Ils ne sont pas hyper intéressés et ont une confiance sans borne en leurs copains de quartier qui les managent. Ils disent : “Ce sont mes potes, on ira jusqu’à la mort ensemble”. Parfois c’est vrai. Parfois moins… »
« Dans les quartiers de Marseille, il y a des dizaines de studios où il est facile d’enregistrer. Et les grands payent pour les petits. C’est comme ça que des artistes en développement se font avoir », explique l’avocate. « On m’a déjà ramené des contrats de collaboration sur deux pages. Il n’y a rien dessus… »
La cité phocéenne connaît l’histoire du jeune rappeur Miklo. Lorsqu’il a voulu se séparer de ses producteurs, il s’est fait sucrer ses différents comptes sur les réseaux sociaux. Le contrat ne lui conférait pas la propriété de ces pages. Voilà comment le Marseillais est passé d’un compte YouTube à plusieurs centaines de milliers d’abonnés qui générait des revenus, à une page blanche.
La distribution, le contrat des indé’
Reste une troisième option : les « contrats de distribution ». PNL avec leur label QLF Records, ou Jul avec D’Or et de Platine, ont fait ce choix. La maison de disque ne se charge que de la conception physique de l’album, ainsi que de la distribution de la musique en magasin et sur les plateformes de streaming. Le label indé s’occupe de tout le reste : développement artistique, marketing et toute la paperasse. Il récolte alors un pourcentage environ compris entre 40 et 70. Les rumeurs racontent que Jul aurait braqué l’industrie en négociant un énorme pourcentage à Musicast, la plateforme de distribution historique des indépendants rachetée par Believe. Les contrats de distribution donnent également droit à des avances.
C’est cette option que privilégie la scène underground. « Avant, dans le rap indé, c’était tout de notre poche : le studio, le mastering, … Maintenant, dans les deals, les avances financent toute la production », raconte le rappeur montreuillois Swift Guad. À côté de ça, il tente aussi de décrocher des subventions. Des structures comme la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) ou le CNC (Centre national du cinéma) peuvent financer des projets artistiques, y compris dans le rap.
Avec le streaming
Depuis 2008, Swift Guad roule sa bosse dans le milieu indé. À ses débuts, il est son propre manager et cale lui-même ses dates de concert. « Je me filmais même tout seul ! Aujourd’hui, pour être visible et ne pas faire un clip flingué, il faut investir dans des gens qui savent le faire. » Dans notre article « Le rap sans passer pro », publié en 2015, Swift Guad raconte qu’il travaille comme animateur pour la ville de Montreuil. Mais depuis 3 ans, il a quitté ce job pour se consacrer exclusivement à la musique. Résultat ? « Il y a des hauts, des bas, mais on s’en sort bien », assure-t-il. Sa plus grosse source de revenus émane des concerts [voir notre prochain épisode]. Le streaming arrive juste derrière. « Ça a changé beaucoup de choses. Je l’ai vu sur mon dernier projet, Vice & Vertu 3. C’est celui qui s’est le plus mal vendu en physique. Mais plus les ventes CD baissent, plus le streaming augmente. »
« Aujourd’hui, si t’as une communauté, que t’es pas trop con et un peu staffé, tu fais ta musique sans problème. Tu streames et ça te fait vivre », affirme Alassane Konaté, qui a développé le label Din Records et produit Médine. En 2002, lorsqu’ils se lancent dans l’industrie, depuis leur Havre natal, ils parient sur le merchandising et des campagnes physiques pour étendre leur musique :
« On allait coller des affiches dans toutes les villes alentours. On s’est vite lancés dans la vente de T-shirts pour tirer des profits. On aurait lancé Din Records en 2020, tout aurait été différent. Peu importe ce qu’on produit aujourd’hui, tout est dématérialisé et diffusé plus largement via les plateformes de streaming, pour être monétisé. »
« Dans les labels urbain, 90% des revenus proviennent du stream et pas du physique », ajoute Pauline Duarte, ex-Def Jam. Elle raconte comment les labels ont éduqué les artistes à la question. « Ils étaient par exemple très fiers de faire la promo de leurs clips sur les réseaux. On leur a dit d’arrêter de partager des pages YouTube et de poncer les streams, qui sont plus rémunérateurs que des vues. » Elle estime que les clips s’autofinancent, mais ne représentent pas une source de revenu supplémentaire.
Difficile de chiffrer précisément les bénéfices issus du streaming, tant le fonctionnement est obscur et nébuleux. Chaque plateforme – Spotify, Deezer, Apple Music, qui sont les plus installées – a sa propre grille de tarifs qui peut varier selon les contrats avec les maisons de disque. Reste encore une différence entre les écoutes freemium – provenant d’un compte utilisateur gratuit – et premium – venant d’un compte payant. Un compte premium rapporte davantage.
En moyenne, on estime qu’un stream vaut 0,0042 euro. Un million d’écoutes rapporterait entre 4.500 et 5.500 euros, nous affirment des professionnels de l’industrie (Rappelons que la totalité de cette somme ne revient pas à l’artiste ! Il faut rémunérer toute la chaîne de production).
Voici la rémunération par stream des artistes sur différentes plateformes de streaming.
— Midi/Minuit (@midiminuit) January 16, 2020
Si on suit ces chiffres, le titre « Au DD » de PNL aurait généré plus de 300 000€ uniquement sur Spotify ! pic.twitter.com/CgekLXXGH9
Physique ou streaming, presque tout le monde écoute de la musique aujourd’hui. Voici un point sur le systeme de rémunération entre artistes, labels, Sacem… pic.twitter.com/Q4hiB8VNVN
— Midi/Minuit (@midiminuit__) January 15, 2020
Et les CD ?
« Le streaming a tellement tout changé, que les deals de distribution ne comprennent parfois pas de ventes physiques. Certains artistes ne sont distribués qu’en dématérialisé », raconte Swift Guad. Lui tient tout de même à proposer quelques CD, parce que sa fanbase en consomme encore. « Il faut au moins vendre 700 skeuds en Fnac, sinon ça n’est pas rentable. » Il est également distribué en vinyle. « Une vente physique est plus rentable qu’un stream », assure Hype. Les professionnels estiment qu’un album vendu rapporte 10 euros. Somme qui équivaut à 1.500 streams. Hype liste les stratégies marketing mises en place pour pousser à la consommation du bon vieux CD. En 2019, la pochette d’album de Niska chantait son gimmick : « Méchant ou méchant » à chaque ouverture (façon carte d’anniversaire). PNL a sorti deux pochettes, avec un titre inédit sur chacun. Quant à Vald, son dernier projet était disponible dans « quatre versions, uniquement disponibles pendant une semaine et limitées à 3.000 exemplaires, avec un bonus différent par version », a-t-il annoncé sur Instagram.
Droit d’auteur et d’interprète
Il existe une dernière source de revenus, qui échappe aux différents circuits cités : les droits d’auteur. Ils sont perçus lors des passages des morceaux en radio, télé, club, dans des publicités, etc. Cette somme est collectée par la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique). Elle est ensuite répartie entre tous les concepteurs d’une musique : parolier, beatmaker, arrangeur, etc… Plus il y a de créateurs, plus le montant est divisé.
Il y a aussi les droits d’interprète. Prenons Louane : elle touche uniquement des droits d’interprète et non des droits d’auteur, puisqu’elle n’a pas écrit son titre. À la différence – a priori – d’un rappeur. Encore faut-il que les artistes soient inscrits à l’Adami et au Spedidam, les deux entités en charge de ce sujet.
Ils sont ultra minoritaires, mais certains rappeurs touchent des droits d’auteur sur des chansons qu’ils ont écrit… pour d’autres. Damso a par exemple écrit Maria Maria pour Kendji Girac. H Magnum ou Maska ont également déjà ghostwrité pour lui et d’autres artistes.
Épisode 2, prochainement en ligne : Les concerts, les showcases et les festivals.
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