En ce moment

    30/01/2017

    Je vais vous raconter ce que c’est d’être « la mère de la terroriste »

    Par Nathalie , Inès Belgacem

    Depuis 3 ans, Nathalie vit un enfer. Sa fille convertie en 2013 a été embrigadée sur internet un an après. Elle a essayé de rejoindre l'EI. Elle raconte l’isolement dans lequel se trouvent les parents et accuse l'Etat d’abandonner les familles.

    Le 30 septembre 2014, à 21h, je reçois un coup de fil de Dounia Bouzar. J’entends ses phrases sans les comprendre : « votre fille », « radicalisation », « Syrie », « internet ». Je sors à peine du travail, je ne sais ni qui elle est ni ce qu’elle me veut. Devant mon incompréhension, elle me demande de taper CPDSI sur internet et de la rappeler. Je tombe sur le Centre de Prévention contre les Dérives Sectaires liées à l’Islam et je commence à recomposer le puzzle. Audrey*, ma fille de 15 ans et demi, était prévue dans un convoi au départ pour la Syrie le 18 octobre.

    « Ça m’est tombé sur la gueule »

    Nous sommes en 2014, avant les attentats de Charlie Hebdo, de l’Hyper Casher, du Bataclan ou de Nice. L’embrigadement et Daesh ne signifient encore rien pour personne. Du jour au lendemain, tout m’est tombé sur la gueule.

    Quatre jours après ce premier coup de fil, j’ai rendez-vous à quelques pas de la gare Montparnasse avec Dounia Bouzar et quatre personnes du CPDSI. On nous détaille, à mon mari Pierre* et moi, ce que les services de renseignements ont trouvé sur le Facebook d’Audrey. J’apprends que son petit copain est son recruteur et qu’il a déjà embrigadé plusieurs dizaines de jeunes femmes. J’apprends qu’elle est en contact avec la filière Al Nosra de Grenoble et qu’ils lui ont trouvé un père de substitution, car nous serions des mécréants. Ça a traumatisé Pierre. Il était bouche bée, stoïque. Blessé. Ce qu’on a retenu de cette entrevue, c’est qu’Audrey était sur le départ. Nous nous sommes mobilisés sans prendre le temps de respirer.

    Audrey a commencé à être suivie par la CPDSI. Du jour au lendemain, tout a changé. J’ai tout arrêté pour la suivre H24. Pierre et moi ne l’avons plus lâchée des yeux. Plus que de son départ potentiel, j’avais peur qu’elle se fasse kidnapper. Les quatre premiers mois, ma journée était souvent la même : je l’emmenais le matin au lycée, je la déposais et faisais semblant de partir. En réalité, je me garais sur le parking un peu plus loin et j’y restais toute la journée pour surveiller qu’elle ne sorte pas de l’établissement. Mon mari m’emmenait un café ou un casse-croûte parfois. Et nous échangions les rôles quand nous le pouvions. J’étais totalement parano. Les premiers soirs, j’ai mis le canapé devant la porte d’entrée de la maison.


    « J’en veux à l’Etat de laisser les familles d’enfant embrigadé dans une telle situation d’abandon et de détresse. »

    Nathalie, maman d’une enfant embrigadée

    « J’ai quitté mon travail pour veiller sur elle »

    Je suis musicienne et chanteuse intermittente du spectacle. Je gagnais bien ma vie, entre 2.000 et 3.000 euros par mois. J’ai tout arrêté, à l’exception de quelques cours du soir. Mes revenus ont été divisés par trois. Mon mari est aussi musicien et intermittent. Nous n’avions donc aucune aide possible. Nous nous sommes rapidement retrouvés dans une situation financière compliquée.

    Nous arrivions à joindre les deux bouts, mais impossible de sortir de la déprime imposée par les événements. Nous avons vécu un drame familial pendant plus de deux ans. Audrey n’étais plus la même. À la maison, elle ne souriait plus, elle était fermée, ne parlait plus avec ses copines. De temps en temps, elle balançait des phrases du types « les juifs contrôlent le monde », « un mari a le droit de taper sa femme mais pas sur le visage » ou « la polygamie est permise ». Nous étions démunis. Mon fils a un an de moins qu’Audrey. Ça a été horrible pour lui, il était tellement proche de sa sœur. Nous aurions voulu l’emmener loin de tout ça, en vacances par exemple pour qu’il puisse respirer. J’ai emprunté du blé à ma sœur et à ma mère pour ça. Mais avec nos moyens, nous n’avons pas pu partir autant que nous le voulions. Il a commencé à aller voir un psy. Comme nous. Nous étions totalement angoissés, nous passions nos journées au téléphone avec d’autres parents d’enfants embrigadés ou les membres du CPDSI.


    « J’étais devenue “la mère de la terroriste” dans le voisinage »

    Nathalie, maman d’une enfant embrigadée

    Si les séances d’Audrey et ses rendez-vous au CPDSI étaient pris en charge par l’Etat, la santé du reste de la famille ne l’était pas. Sans parler des allers-retours aux quatre coins de Paris pour conduire Audrey à ses rendez-vous avec le CPDSI [Dounia Bouzar étant menacée par une fatwa, des mesures de sécurité particulières étaient mises en place]. L’essence, les parkings à la journée, les déjeuners et cafés des parents qui attendent que leur enfant termine leur séance en groupe, tout ça coûte plus cher qu’on ne l’imagine. Ce ne sont pas les déplacements qui me posaient problème, je ferais n’importe quoi pour ma fille. Mais j’en veux à l’Etat de laisser les familles d’enfants embrigadés dans une telle situation d’abandon et de détresse.

    « Je suis devenue la mère de la terroriste »

    Ce que j’ai trouvé super dur, c’est d’avoir été totalement livrés à nous-mêmes. Les proches, les amis, le voisinage, tout le monde y est allé de son commentaire sans jamais vraiment nous soutenir moralement.

    Les premières personnes à qui j’ai parlé m’ont balancé sans ménagement que j’étais naïve. Ma famille a commencé à juger la façon dont j’ai élevé mes enfants. Nous étions les musicos-babos à qui tout le monde s’est mis à vouloir donner des leçons. Un jour, je me confiais à une amie dans un café, je lui parlais d’Audrey. Une femme assise derrière moi s’est retournée et m’a dit : « Mais de toute façon, les enfants qui sont comme ça, c’est quand les parents ne s’en occupent pas ». Et prend ça dans ta gueule ! Je n’ai jamais laissé ma fille sortir de la maison seule. Il y avait à peine les déjeuners avec ses copines entre les cours. Moi qui allaitais mes enfants au sein avant de monter sur scène sur Paris, qui les ai toujours pris en tournée, j’étais devenue la pire des mères. Pire, j’étais devenue « la mère de la terroriste » dans le voisinage. Il s’avère que la première fois que Dounia Bouzar a appelé, elle s’est plantée de numéro et est tombée chez le voisin. Il s’est empressé de répandre la nouvelle…


    « Les autorités laissent volontairement les enfants s’enfoncer dans les réseaux pour choper des filières. »

    Nathalie, maman d’une enfant embrigadée

    Et ceux qui ne commentaient pas étaient aux abonnés absents. Certains, comme mon frère, ont disparu. Au bout de deux ans et demi j’ai craqué. Je ne respirais plus. Je n’en pouvais plus. C’était tellement pesant. Devant Audrey, j’étais toujours enjouée, j’exagérais presque. Il fallait faire oublier le drame, il fallait la faire sourire. Mais dans les faits, j’étais seule.

    « L’Etat se sert de nos enfants »

    Mais qui saurait correctement réagir dans cette situation ? Je me remets en question chaque jour. Je me dis que dans notre solitude, il y a eu du bon. Nous nous sommes démerdés tous les quatre, ça a resserré les liens. Ma mère et certaines de mes amies m’ont été tellement précieuses. Elles ont pris mon fils quand j’étais dans la merde, elles ont continué à nous voir et à nous inviter à manger. Quand tout le monde nous a tourné le dos.

    Aujourd’hui, Audrey va de mieux en mieux. Elle est toujours musulmane. Je me pose toujours des questions, je reste sur mes gardes. Je reste parano. Mais la vie semble reprendre petit à petit son cours. Je voudrais maintenant prendre la parole pour tous les parents qui sont encore dans cette situation. Pour tout ces parents qui sont isolés et oubliés. Pendant ces 3 années, je me suis sentie lâchée par le système français. Aucune famille plongée dans ce drame ne viendrait spontanément demander de l’aide. D’abord parce ce que nous sommes dans une culpabilité énorme. Ensuite, chaque attentat nous rappelle que les victimes ne sont pas nos enfants. Mais si, nos enfants sont bien des victimes. Ils n’ont pas cette conscience politique à 15 ans, ils ont été embrigadés. Et ça pourrait tomber sur n’importe quelle famille, musulmane ou non.

    Je suis choquée par les discours qu’on entend à longueur de journée. On ne voit que des trucs ultra-anxiogènes et des « nous contrôlons la situation ». Mais ils ne contrôlent rien. Et ils ne semblent même pas essayer. Nous nous sommes longtemps demandé « et nous, qui va nous aider ? ». Personne n’est jamais venu et le CPDSI est submergé. Le problème a été tellement sous-estimé, personne n’en parlait avant les attentats. Et maintenant que font-ils ? Et puis les autorités laissent volontairement les enfants s’enfoncer dans les réseaux pour choper des filières.

    Tout le monde se fout de nos enfants.

    Le journalisme de qualité coûte cher. Nous avons besoin de vous.

    Nous pensons que l’information doit être accessible à chacun, quel que soient ses moyens. C’est pourquoi StreetPress est et restera gratuit. Mais produire une information de qualité prend du temps et coûte cher. StreetPress, c'est une équipe de 13 journalistes permanents, auxquels s'ajoute plusieurs dizaines de pigistes, photographes et illustrateurs.
    Soutenez StreetPress, faites un don à partir de 1 euro 💪🙏

    Je soutiens StreetPress  
    mode payements

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER