La vie de Nordine est suspendue depuis trois ans. L’homme de 40 ans porte sur lui les stigmates de la nuit du 16 août 2021, quand la police a tiré huit balles sur son véhicule. Au volant, il en reçoit cinq dans le corps. Ses cicatrices et sa démarche boiteuse les lui rappellent chaque jour. Le bruit sourd des coups de feu, le claquement des vitres de sa voiture qui explosent, le sang, et la peur de mourir tournent en boucle dans sa tête. Sa compagne de l’époque, Merryl (1), assise sur la banquette arrière, prend une balle dans le dos. En urgence absolue, ils sont pris en charge à l’hôpital. « C’est un miraculé », commente Yasmina, la petite sœur de Nordine. Assise dans un café du 5e arrondissement de Paris, elle énumère les opérations, les greffes osseuses, et les séquelles :
« Sa vie a basculé. Il a tout perdu : sa force physique, sa force mentale, et l’espoir aussi… »
La police porte plainte contre lui pour « refus d’obtempérer » et « violences avec arme par destination », en l’occurrence sa voiture. « La justice a condamné Nordine en comparution immédiate, sans dossier complet, avec des enquêtes bâclées et, surtout, de manière totalement prématurée », insiste maître Margot Pugliese, son avocate avec maître Vincent Brengarth.
Mi-décembre 2023, soit plus d’un an après la condamnation en appel de Nordine (2), c’est au tour des deux agents de la Bac auteurs des tirs d’être renvoyés devant le tribunal correctionnel de Bobigny. Ils seront jugés ce jeudi 3 octobre 2024 pour « violences volontaires par personnes dépositaires de l’autorité publique, ayant entraîné une incapacité temporaire de travail supérieure à huit jours, avec usage de l’arme de service ». Ils sont à ce stade présumés innocents. Yasmina lâche :
« Ce procès, tout le monde l’attend. »
Sentiment d’injustice
Une partie de la scène, filmée par un passant dans sa voiture, a fait le buzz sur les réseaux sociaux (la vidéo a depuis été supprimée). Les caméras de surveillance ont également filmé des morceaux de l’interpellation. À 1h30 du matin, Nordine est au volant de sa voiture pour rentrer dans le Val-d’Oise après une soirée passée à Paris avec sa compagne. Sa voiture se retrouve encerclée par trois agents de la Bac en civil. L’un d’eux brise la vitre arrière avec sa matraque télescopique, quand son collègue monte sur le capot et tente de rentrer par la fenêtre ouverte du conducteur. Il a une jambe à l’intérieur et se tient à la fenêtre quand le véhicule redémarre, fait une marche arrière, puis une marche avant, s’arrête, avant d’effectuer un léger sursaut. En six secondes, huit balles sont tirées.
Depuis, Nordine crie à l’injustice :
« Je ne suis pas l’agresseur, je suis la victime. »
Il ne comprend pas la différence de traitement avec les policiers. À peine remis de ses blessures, lui est placé sous contrôle judiciaire. Le 18 février 2022, il est condamné en première instance pour refus d’obtempérer à deux ans de prison ferme avec mandat de dépôt immédiat, à verser 15.000 euros aux policiers, et n’a plus le droit de conduire. Menottes aux poignets et guidé par les agents d’escorte policière, l’homme frêle monte dans un fourgon, direction la prison. Les deux agents de la Bac, eux, travaillent toujours. Depuis leur mise en examen – à l’automne 2022 – ils ont été affectés dans un service d’investigation de leur commissariat, selon Mediapart. Leur contrôle judiciaire leur interdit de porter une arme et ils sont soumis à une interdiction d’activité professionnelle sur la voie publique.
Après l'interpellation Nordine reste alité dix jours à l’hôpital et enchaîne plusieurs opérations. Les sept balles l’ont touché au thorax postérieur, à l’épaule, au pubis, à la cuisse droite et à l’avant bras. / Crédits : StreetPress
Nordine a bénéficié d’une justice « expéditive », selon son avocate maître Margot Pugliese, qui y voit un choix de politique pénale :
« La décision faite par le parquet d’un jugement rapide vient rompre totalement l’égalité des armes et des chances, ce qui crée un déséquilibre total entre Nordine et les policiers. »
La secrétaire générale du parquet de Bobigny explique que « le choix de la comparution immédiate suppose que les éléments recueillis pendant l’enquête soient suffisants pour statuer sur l’infraction et repose sur différents éléments tels que la gravité des faits, les antécédents judiciaires, les garanties de représentation, etc… ». Nordine reconnaît avoir eu une jeunesse chaotique, engluée dans la petite délinquance entre embrouilles de quartiers, vols, défauts de permis, ou conduite sous alcool… Il enchaîne à l’époque les allers-retours en prison. Quand StreetPress l’avait rencontré, en 2022, il jurait s’être rangé. Au moment de l’interpellation, il était chauffeur de bus et avait des projets de famille.
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Une action policière légale ?
Si Nordine est définitivement reconnu coupable par la justice pour « refus d’obtempérer » et « violences » (2), maître Margot Pugliese estime que « les policiers ont eu une réaction ahurissante et dangereuse ». Casser la vitre arrière de la voiture avec une matraque télescopique, monter sur le capot, tenter de rentrer par la fenêtre ouverte du conducteur, tirer huit balles sans sommation et sans aucun insigne visible, ni brassard, ni gyrophare… énumère-t-elle :
« L’action des policiers est totalement illégale, et ne répond pas du tout aux notions de légitime défense. »
Lors du procès, les deux agents de la Bac qui ont effectué les tirs devront justifier leur manière d’agir et prouver qu’elle intervenait bien dans le cadre de la légitime défense. Leurs actions doivent être justifiées et mesurées, ou rentrer dans le cadre de la réforme Cazeneuve de 2017, qui assouplit les conditions d’ouverture du feu par les policiers et les gendarmes. Une loi régulièrement critiquée pour avoir augmenté le nombre de morts pour « refus d’obtempérer ». Selon une étude publiée en 2022, entre la période de 2012-2016 et celle de 2017-2021, les tirs policiers mortels sur les véhicules en mouvement auraient été multipliés par cinq.
Nordine et ses proches ne comprennent toujours pas la différence de traitement avec les policiers. / Crédits : StreetPress
StreetPress a contacté les deux agents par l’intermédiaire de leur avocat, maître Laurent-Franck Liénard. « Vu le ton polémique de vos questions, vous comprendrez que je ne perde pas de temps à y répondre », a-t-il simplement expliqué. De son côté, le parquet de Bobigny, via sa secrétaire générale, explique que « les faits initiaux reprochés à l’individu [ici Nordine] sont souvent plus simples (en l’occurrence un refus d’obtempérer filmé sur vidéo), ceux reprochés aux fonctionnaires de police nécessitent en revanche davantage d’auditions, voire des expertises ».
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Nordine va devoir de nouveau se confronter à cette nuit de terreur. Une épreuve de plus pour celui qui est actuellement incarcéré à la prison de Fresnes. Dans sa cellule de 9 mètres carrés, le choc post-traumatique se mélange au choc carcéral. Le procès qui arrive le ronge d’angoisse. Trois ans après, il est attendu dans le box du tribunal de Bobigny ce jeudi 3 octobre, mais sera entendu comme victime cette fois-ci.
(1) Merryl, l’ex-compagne de Nordine s’est aussi portée partie civile.
(2) Nordine a fait appel de la décision et a été définitivement condamné à deux ans de prison ferme le 29 novembre 2022, pour « refus d’obtempérer » et « violences avec arme par destination ».
Contacté, la préfecture de police n’avait pas répondu à ce jour.
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