16/07/2019

Gilets jaunes, ZAD, gauche radicale, teufeurs, quartiers pop’

À Nantes, les violences policières fédèrent les mouvements sociaux

Par Christophe-Cécil Garnier ,
Par Maka Swam

Le 21 juin, Steve disparaissait après une charge de la police. Ce n’est pas la première fois que les forces de l’ordre poussent quelqu’un dans la Loire. Une « culture de la violence » qui fédère les luttes.

Zad de Notre-Dame-des-Landes – « On n’a pas tous le même maillot, mais on a le même combat… Gilets jaunes, quel est votre métier ? » Face à l’assemblée, Philippe récolte les traditionnels « Ahou ! Ahou ! » du mouvement qu’on entend depuis des mois. En ce dimanche de juillet, ce ne sont pas que des Gilets jaunes qui le reprennent, mais des membres de la Zad et des mouvements de la gauche radicale.

Depuis trois jours, les zadistes de Notre-Dame-des-Landes organisent leur rassemblement d’été, dans un champ où sont posées plusieurs caravanes et des petites camionnettes vendant de quoi s’hydrater et se nourrir. Au centre se dresse un grand chapiteau de cirque aux rayures rouges et blanches où se tiennent les débats. Les Gilets jaunes locaux, réunis dans le collectif Colère 44, ont été invités à prendre la parole. Philippe a le micro. Aux côtés du média et collectif de gauche radicale Nantes Révoltée, il égrène le nombre de blessés devant la foule avant de conclure : « Et maintenant… Où est Steve ? ».

Sur le bord des quais de la Loire où Steve a disparu. / Crédits : Maka Swam

Depuis la nuit de la fête de la musique et la charge policière qui a poussé 14 personnes dans la Loire, Steve Maia Caniço a disparu. Le jeune homme de 24 ans est devenu l’un des nombreux symboles des violences policières, qui ont rassemblé les différents mouvements sociaux nantais. « C’est une continuité, ça fait dix ans qu’on tire la sonnette d’alarme. Il y a une culture de la violence policière et de l’impunité à Nantes », lâche un membre de Nantes Révoltée. Maxime Gouache, avocat qui s’occupe de nombreux dossiers de Gilets jaunes, de manifestants et de zadistes, confirme qu’il y a « énormément de répression » :

« Pour avoir participé personnellement à quelques manifs, il n’y en a pas une à Nantes qui n’est pas gazée avant tout risque de débordements. Les policiers et les CRS vont au contact et interpellent, alors qu’avant la logique était de contenir. »

Gauche radicale, zadistes et Gilets jaunes tous ensemble

Face à cette répression, des passerelles se sont formées entre les différentes forces militantes locales. Celles entre Nantes Révoltée et les Gilets jaunes ont été bâties dès décembre. « Tout le monde les connaît chez les Gilets jaunes. Je pense que cette alliance est très bonne car ils avaient une pratique de la lutte, ils ont pu nous aiguiller sur certaines manifestations et sur la façon de procéder face aux forces de l’ordre », explique Philippe, co-fondateur de l’un des principaux groupes de Gilets jaunes nantais, Colère 44, qui compte environ 15.000 membres sur Facebook. Du côté de Nantes Révoltée, on évoque des liens « indélébiles ».

Sur les bords de Loire, les graffitis pour Steve fleurissent. Comme celui-ci fait par Nantes Révoltée. / Crédits : Maka Swam

Le groupe a même sorti un numéro spécial Gilets jaunes au mois de mai dernier. Pour l’occasion, ils ont demandé à Philippe de venir faire une allocution, lors d’une soirée dans un bar nantais. À la suite de son témoignage, Raoul (1), membre de la Zad, est venu le voir pour caler sa venue au rassemblement de juillet. Philippe a tout de suite accepté pour que les gens « connaissent mieux les Gilets jaunes ».

Depuis le début du mouvement, les zadistes sont également venus sur les ronds-points nantais, apportant des petits déjeuners ou, même parfois, sur les bancs du Palais de justice. « Quand il y a des comparutions immédiates, certains sont là pour récupérer des dossiers de Gilets jaunes et se présenter », confie une avocate.

Déjà alliée au monde paysan et à des associations contre l’aéroport, la Zad s’est vraiment ouverte après la première tentative d’expulsion de la zone en 2012, nommée pompeusement « l’opération César ». Après cet échec, Raoul et les zadistes ont réfléchi à la façon de « peser dans le rapport de force » et ont rencontré de nombreux groupes sociaux pour discuter de « la répression » et « des armes de la police ».

Depuis la Loi Travail, la Zad a par exemple monté le réseau de ravitaillement des luttes, qui fournit des repas aux grévistes et manifestants. « C’est un réseau composé d’une partie des producteurs qui font de l’agriculture sur la Zad, mais aussi des paysans aux alentours. On vient dès que des fronts de lutte s’ouvrent », continue Raoul, qui est sur place depuis 2013. Grèves de postiers, spots d’exilés, tout y passe. Les zadistes viennent bloquer les dépôts ou participer aux manifs avec les tracteurs. Ils ont même monté une caravane qu’ils appellent la « zbeulinette ». Elle dispose d’une sono, de quoi faire à manger et de quoi visionner des films. Tout ce qu’il faut pour passer une bonne soirée.

Et les quartiers ?

Ces groupes ont également été soutenir les quartiers populaires. Comme lorsque l’an dernier, au Breil, Aboubacar Fofana, un jeune homme de 24 ans, est mort à la suite d’une violence policière. Des échanges se sont formés entre l’Assemblée des blessés nantais, collectif de victimes de la police, et la famille du défunt. Les uns prodiguent notamment des conseils juridiques aux autres. Des zadistes, des membres de Nantes Révoltée et des Gilets Jaunes, sont venus pour la marche d’hommage. Ces derniers ont même présenté des excuses aux habitants : Avant de vivre les violences policières, ils n’y croyaient pas. « C’est plutôt sympa et c’est une avancée dans les moeurs. Les gens se rendent compte de ce qu’on disait depuis longtemps », souligne Saïd En-Nemer, président de l’association Breil Jeunesse Solidarité.

Lors de la marche du 6 juillet pour Steve et contre les violences policières, on exhibait également le portrait d'Aboubacar Fofana, mort au Breil en 2018. / Crédits : Maka Swam

Quelques mois avant la mort d’Aboubacar, un autre homme s’est fait tuer. « Abou est mort rue de Bel-Air à Nantes en novembre 2017. Dans les médias, on parlait juste d’une interpellation houleuse », se souvient Juliette (1). Son ancienne compagne a contacté Nantes Révoltée au bout de six mois car la plainte « n’avançait pas ». Les militants de la gauche radicale l’ont rencontré, ont recueilli son témoignage, ont contribué à préparer une conférence de presse pour diffuser le tout. « Elle ne voulait pas que ça tombe dans l’oubli ». « C’est horrible à dire, mais dès que la police fait de la merde, des liens se créent entre Nantes Révoltée et d’autres gens », lance Juliette.

Dès l’acte 1, les Gilets jaunes se font réprimer

Philippe a enlevé ses imposantes lunettes de soleil qui lui donnait un air un peu strict. Cet agent immobilier de 45 ans a rejoint le mouvement des Gilets jaunes et le groupe Colère 44 dès le 4 novembre. « On n’était que quatre sur le parking du centre commercial d’Atlantis ! » C’est sa première vraie participation à un mouvement social. S’il s’est déjà rendu à quelques manifs, jamais il ne s’est engagé politiquement. Lors du premier acte, le 17 novembre, ils sont 10.000 à Nantes. « C’était magnifique, inoubliable », lâche-t-il fièrement. Pourtant, les Gilets jaunes nantais se sont fait réprimer dès le début du mouvement. En 7 mois, 49 signalements ont été faits par Allô Place Beauvau, l’outil de David Dufresne sur Mediapart, dans le chef-lieu de la Loire-Atlantique.

Lors de la manifestation du 6 juillet pour Steve et contre les violences policières. / Crédits : Maka Swam

« Il y a tout de suite eu des violences policières à Nantes, ce qui n’est pas le cas de Bordeaux ou de Toulouse. Dès l’acte 1, ils ont gazé quand les gens étaient sur le périf. Et pour l’acte 2, ils ont empêché la manif », se souvient-on chez Nantes Révoltée. Pour Philippe, l’acte 6 est celui où tout est vraiment « parti en sucettes ». Les Gilets jaunes organisent alors une marche blanche pour les morts du mouvement, décédés sur les routes et les ronds-points : « On a voulu mettre des brassards blancs aux forces de l’ordre. On est arrivés et on s’est fait gazer. On n’avait pas de masques, rien ». Lui qui n’avait jamais été anti-forces de l’ordre commence à se poser des questions. « Je suis petit-fils de gendarme, j’ai grandi dans des casernes. J’avais le respect de l’uniforme. Mais quand je vois comment ça se passe… Je ne comprends pas ces gens-là. » Il ajoute :

« On s’est dit que ce n’était pas possible et que, s’ils voulaient monter d’un cran, alors on allait monter d’un cran. »

Le préfet Claude d’Harcourt commente cette escalade de la violence dans Ouest-France, en prenant comme exemple l’acte 26 : « La ville de Nantes aurait d’autant plus été ciblée que “les ultras [Gilets jaunes] la considère comme la plus dure en termes de répression policière” ». Quant au directeur départemental de la sécurité publique Jean-Christophe Bertrand, il affirmait avant cette manifestation, dans le même article : « Je n’ai pas de restriction mentale concernant l’emploi de la force en cas de dégradations ou de violences sur la police ».

Depuis la nomination de ce nouveau préfet, Claude d’Harcourt, en novembre dernier, le collectif militant Street Medic Nantes, né en 2016, constate que les interventions policières sont davantages coordonnées, tout en étant plus brutales. « Ils gèrent plus “intelligemment” : ils savent où et quand apparaître, mais aussi, dès que ça commence à trop durer, comment en finir rapidement. Plein de fois, on s’est fait nasser à deux endroits différents, toujours avec un hélicoptère au-dessus de nos têtes pour tout organiser », lance Charles, étudiant qui a commencé à être medic il y a un an.

Lors de l'acte 21 des Gilets jaunes à Nantes, où les manifestants se sont fait nasser. / Crédits : Maka Swam

Les nasses sont parfois très violentes. En avril, pour l’acte 21, environ 150 personnes se font serrer dans une impasse. « Les baqueux nous braquent avec des LBD et nous demandent d’enlever nos masques », raconte Lune (1), une autre membre des medics. Le groupe s’exécute avant de se prendre des bombes lacrymogènes à bout portant. À ce moment-là, une personne avec des problèmes cardiaques commence à faire une crise. Ils essaient de la sortir, mais se font frapper par le chef de la Bac. « Il ne voulait pas qu’on sorte ». Les medics arrivent tout de même à mettre la femme à l’abri et à lui enfiler un masque à gaz, avant qu’elle ne soit définitivement évacuée par la Bac.

Lors de l'acte 21 des Gilets jaunes à Nantes, le 6 avril 2019, où les manifestants se sont fait nasser. / Crédits : Maka Swam

Le groupe nassé reçoit ensuite des grenades de désencerclement. « On était agglutinés à 150, tout le monde a pris. » Ils sont sortis les uns après les autres, « fouillés, palpés et on a même pris des photos de nos têtes. Ça s’appelle du fichage », raconte Lune. Après cet épisode, une lettre a été adressée à la maire de Nantes par une manifestante.

Des violences qui n’ont jamais baissé depuis la loi Travail

Attablée devant une limonade, Juliette du média Nantes Révoltée n’est plus surprise quand elle voit la violence des manifs : « À chaque mouvement social, le dispositif se durcit. Il n’y a plus de retour en arrière possible ». Elle se souvient des manifs pour la loi Travail : les milliers de blessés rien qu’à Nantes, les tirs de LBD, l’escalade de la violence… « C’était un truc de fou ! Mais aujourd’hui, avec les Gilets jaunes, on se dit presque que c’était le bon temps. Alors que non, évidemment. »

En 2016, les protestations contre la loi portée par Myriam El Khomri voient l’apparition du cortège de tête. Il y a à Nantes une manifestation par semaine avec, à chaque fois, des appels sur les réseaux sociaux et « des répressions systématiques », note Pierre Douillard-Lefevre, doctorant en sociologie urbaine à Nantes, auteur du livre L’arme à l’oeil [que nous avons interviewé dans notre documentaire Gilets jaunes, une répression d’État]. Chez Street Medic Nantes, la période a été le déclic pour s’engager, comme l’ont fait Charles ou Thibault. « Le 31 mars, Nantes était une émeute. On était 30.000 dans les rues selon la police, alors qu’ils étaient 70.000 à Paris, c’est gigantesque ! », se souvient le premier en buvant son Coca. À l’époque des contestations, Charles est lycéen et découvre le militantisme. Il part avec un groupe en manif sauvage près de la station de métro Commerce, dans le centre de la ville. À deux pas de la piscine Gloriette, la Bac leur tombe dessus. « C’est la première fois que j’ai vu des gens sauter dans la Loire pour s’enfuir des flics. C’est assez traumatisant comme image, quand on voit ce que ça donne trois ans plus tard… », se souvient-il.

Thibault abonde et repense à toutes les fois où lui et ses potes se sont fait charger sur le pont Général-de-la-Motte-Rouge, devant le commissariat, quand ils attendaient que « les gens sortent de gardav’ ». Il décrit la routine : le groupe arrivait, reculait peu à peu quand les flics se postaient devant eux, puis courait dès qu’ils chargeaient. « Chaque fois, on se disait qu’ils n’avaient pas le droit de charger sur un pont. Ils n’en ont pas grand-chose à foutre quand l’eau est à côté » (à Paris, par exemple, la police ne charge pas sur les ponts ou trop près de la Seine, ndlr).

Au final, la contestation a accouché de bilans « très lourds », avec plus de 600 interpellations et un millier de blessés, « parfois très graves », selon Pierre Douillard-Lefevre. « Toute une génération de jeunes Nantais a au moins connu un pote qui a pris un tir de LBD ou qui a été en garde-à-vue, analyse-t-il. C’est une sorte de violences-planchers qu’on comprend en regardant les années passées ».

Ce dernier rappelle que les armes de la police ont souvent été testées à grande échelle à Nantes. Il parle d’expérience : le chercheur a été touché par un tir de LBD en 2007, lors d’une manif lycéenne, lors des premières expérimentations de cette arme. Alors qu’il est dans un cortège devant le rectorat, un policier lui tire dessus et le touche au visage. Il perd l’usage de son oeil droit à 16 ans. Depuis, il milite pour l’interdiction de cette arme et contre la militarisation de la police. Il a notamment publié sur StreetPress une tribune : « Pour en finir avec les Flash-Balls et LBD, symboles de la militarisation du maintien de l’ordre ».

Lors de l'acte 11 des Gilets jaunes à Nantes, les protestations contre les armes de la police sont nombreuses. / Crédits : Maka Swam

L’autre arme utilisée pour la première fois en France, et testée à Nantes, est le lance-grenades multiple Penn Arms, selon le site Rebellyon. Il peut envoyer six projectiles d’affilée « en une ou deux secondes. C’est une arme militaire adaptée au maintien de l’ordre », indiquait Pierre Douillard-Lefevre dans le documentaire de StreetPress Gilets jaunes : une répression d’État.

Une militarisation du maintien de l’ordre expérimentée à la Zad

Avant les manifs de la loi Travail, ce sont les mouvements liés à la Zad qui sont réprimés avec un niveau de violence sans précédent. « En 2012, Notre-Dame-des-Landes est déjà un laboratoire du maintien de l’ordre, avec 1.000 policiers qui débarquent sur la zone. On a vu pire depuis, mais à l’époque c’était une première », détaille Pierre Douillard-Lefevre. Il y a alors une utilisation massive des grenades et des hélicoptères, que ce soit sur la Zad ou à Nantes : « La lutte anti-aéroport se joue toujours sur deux théâtres simultanément : dans la zone du bocage nantais et à Nantes. C’est toujours ça qui a mis en difficulté le gouvernement. La Zad sans Nantes, ou Nantes sans la Zad, aurait donné une lutte moins puissante. »

Les manifestations se poursuivent et la répression policière passe un premier cap après la manifestation du 22 février 2014 contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. « 2.000 grenades sont tirées sur un petit carré du centre-ville nantais et trois personnes sont blessées à l’oeil. Il y a une violence d’État totalement débridée avec une utilisation massive des flashballs », assure-t-il. En plus de ces trois blessés, trois autres plaintes sont déposées à l’IGPN et sont classées sans suite.

Quatre ans plus tard, une bonne partie des bâtiments de la Zad est détruite avec l’intervention d’environ 2.500 gendarmes et des véhicules blindés de la gendarmerie (des Berliet VXB 170), équipés de lance-grenades. En quatre jours, 14.000 grenades sont tirées dans le bocage nantais, pour ce que Nantes Révoltée qualifie à l’époque d’« opération militaire et spectaculaire ». « Après l’expulsion, ils ont même créé une médaille spécifique pour les gendarmes et policiers qui y ont participé, avec marqué « NDDL » – pour Notre-Dame-des-Landes – avec un petit rameau d’olivier en or. Une décoration militaire quoi », ajoute Pierre Douillard-Lefevre.

Dans les quartiers, des morts

C’est pourtant dans les quartiers populaires que se trouvent les morts liées aux violences policières, à Nantes, depuis une décennie. Il y a un an, le quartier du Breil s’embrasait après le décès d’Aboubacar Fofana lors d’un contrôle de police, entraînant avec lui les quartiers de Malakoff et des Dervallières. Le Breil en porte encore les stigmates. Le centre commercial à côté de la boulangerie-pâtisserie orientale a les poutres apparentes après avoir pris feu. Des plaques de bois remplacent les fenêtres absentes et des barrières encadrent le tout.

« Cela fait seulement deux semaines qu’elles ont été posées. C’est nous qui avons interpellé les autorités pour que le centre soit sécurisé, alors que ça menace de tomber », lance Saïd En-Nemer, le président de l’association Breil Jeunesse Solidarité, créée en 2009. « Ça aurait dû être fait immédiatement. Ça n’arrive qu’au Breil, c’est typiquement un souci du quartier. On a les mêmes problèmes que les autres mais quand ça a cramé, on a tout rénové et sécurisé ailleurs, sauf ici », continue l’homme à la barbe noire, dont s’échappent quelques poils blancs. Même les voitures qui ont brûlé sont restées plus de trois mois dans les rues. En revanche, chaque matin d’émeute, la ville était passée au peigne fin par les autorités.

« On aurait bien aimé garder les grenades qu’ils ont ramassées, pour faire voir tout ce qui a été jeté en quelques jours », lâche Saïd.

Depuis cette affaire, il est plus engagé sur les violences policières. Avant, « se faire gazer, provoquer ou contrôler fréquemment, c’était devenu une normalité. Ce n’est pourtant pas normal de dire ça. On a essayé de faire des choses pour changer ça, mais rien n’a bougé. C’est épuisant, on a laissé beaucoup d’énergie pour pas grand-chose », explique le président de l’asso qui, depuis, se concentre surtout sur les thématiques propres à son quartier : les inégalités, l’emploi, l’échec scolaire.

Pour le Breil, les violences n’ont pas empiré, « ça a toujours été comme ça ». Il y a le sentiment que l’État « couvre les affaires », avance Saïd. Dans l’affaire Aboubacar, « le syndicat de police a protégé le policier, ils se sont alignés sur son mensonge avant qu’il ne dise que c’était un accident. S’il n’y avait pas eu les émeutes et deux ou trois vidéos, tout ça serait passé tranquillement ». Et le policier a depuis repris le travail. « Au Palais de justice, tout le monde, avocats comme magistrats, était sur le cul. On a vraiment cru que les émeutes allaient repartir », confie une avocate.

À LIRE AUSSI : En un an, les forces de l’ordre ont tué au moins sept personnes.

Saïd aligne les problèmes dans cette affaire : les personnes qui sont allées au commissariat mais dont le témoignage semble n’avoir pas été ajouté au dossier ; une autre dont le portable a été saisi et qui n’avait plus aucune vidéo dessus lorsqu’elle l’a repris. « Sur les dix personnes qu’on a rencontré et qui avait assisté à la scène, toutes ont peur », déplore Saïd. Il cite une autre femme qui l’a contacté par message. Elle avait une vidéo de l’événement mais hésite à la donner.

« On a peur car les flics nous font peur », lui a-t-elle écrit.

Cette peur s’entretient. L’année dernière, Charles des Street Medic Nantes et quelques amis sont allés au Breil un soir pour discuter devant le mémorial pour Aboubacar. Plusieurs voitures de police passent. « Une première ne s’arrête pas, mais la deuxième, de la Bac, lui fait des appels de phares », raconte le jeune homme. Contrôle d’identité. Ils sont huit pour quinze policiers. Ces derniers appellent même une compagnie de gendarmerie mobile pour encadrer le contrôle. Ça finit à « facilement » 80 pandores pour le petit groupe, sans qu’il y ait de tensions cette nuit-là.

La peur gagne à l’usure

« Steve, où es-tu ? », crie Nelly d’une voix forte, dans le mégaphone. Dans sa robe blanche immaculée, gilet jaune par-dessus et bonnet phrygien sur la tête, elle et d’autres « Mariannes » se sont placées sur les marches de la préfecture ce samedi 6 juillet, derrière une grande pancarte où est inscrit : « Halte à la violence policière d’État. Stop aux bavures. Arrêtez la répression ». En bas des escaliers, environ 200 personnes se massent sur la route et sous les platanes pour se protéger du soleil qui tape. Parmi la petite foule, on retrouve des Gilets jaunes, des membres de la gauche radicale ou des street medics nantais.

Lors de la manifestation pour Steve et contre les violences policières le 6 juillet, Nelly et les Gilets jaunes avaient fait plusieurs pancartes. / Crédits : Maka Swam

L’événement a été lancé quelques jours plus tôt sur Facebook par les membres de l’association Media’son et de la coordination nationale des sound systems, sous le nom de « Before nuit des meutes : Pour Steve et contre la répression ». Mais le public n’a pas répondu présent. « On est déçus par le nombre de personnes qui sont venues manifester », commente Philippe de Colère 44. Sur Facebook, l’event a pourtant touché plus de 15.000 personnes. « Est-ce parce que c’est les vacances, ou bien parce qu’on a dit qu’on allait manifester contre la répression policière et que les gens se sont donc dit que ça allait partir en sucette ? Les gens ont peut-être eu peur, je ne sais pas », lance le quadragénaire. Même les teufeurs, directement concernés, manquent à l’appel. « Il y a pourtant un gros public techno à Nantes », estime Guilhem de Media’son.

Lors de la marche du 6 juillet pour Steve et contre les violences policières, la police a empêché le cortège d'avancer à plusieurs reprises. / Crédits : Maka Swam

Un membre de Nantes Révoltée soupire. Pour lui, la non-mobilisation résulte d’un déni car le corps de Steve n’a pas été retrouvé, mais aussi d’une habituation à la violence : les gens l’ont intériorisée. Il balance un exemple. À la première marche pour Steve fin juin, où il y avait environ 1.000 personnes, les potes du disparu ont répété : « Pas de violences, pas de violences ». À un moment, un slogan est chanté : « La police mutile, la police assassine ». « Ils nous ont crié : “Non, on avait dit pas de violences”. Que des gens touchés directement par les violences policières, qui sont des teufeurs et font normalement partie d’une culture alternative en arrivent à intérioriser ce genre de choses, ça montre qu’on est dans la merde », estime un membre de Nantes Révoltée.

Lors de la marche du 29 juin pour Steve, un millier de personnes étaient présentes. / Crédits : Maka Swam

De son côté, Saïd En-Nemer pense « qu’il y a encore beaucoup à faire ». Après tout, à la marche pour Steve, il était l’un des rares habitants des quartiers populaires présents.

« On est dans une phase d’éveil et ça va durer encore longtemps. Ça prend plus de temps d’éveiller une masse que de mener de réelles actions, et faire de ces gens qui manifestent des militants réellement engagés. Parce qu’à la marche, on n’était encore pas nombreux. On passe pour les énervés ou les emmerdeurs de service. Alors que les violences policières, ça devrait être sur toutes les lèvres. Les gens doivent se rendre compte qu’on peut mourir comme ça, gratuitement. »

(1) Les prénoms ont été modifiés

Depuis l’intervention brutale de la police Nantaise et la disparition de Steve Maia Caniço, le 22 juin dernier, les regards se tournent vers le commissaire Chassaing, responsable de l’opération sur le terrain. On vous le présente ici, entre discours sécuritaire et blackface.