Depuis cinq ans, des lycéens bretons viennent au Sénégal dans le cadre d’un échange scolaire. Cette année, pour la première fois, ces élèves de Dakar et de Casamance se rendent en France mais la police des frontières a failli expulser un ado.
Aéroport d’Orly (94), 25 novembre — Serigne est pour la première fois en France à l’occasion d’un échange scolaire. Élève sénégalais de 17 ans, il appartient à un groupe d’échanges culturels qui doit se rendre au lycée Saint-Joseph-Bossuet à Lannion (22). À peine descendu de l’avion, il se fait interpeller par la police aux frontières (PAF). Interrogé pendant près de deux heures, effrayé par les policiers et la tournure des événements, il se renferme et se tait petit à petit.
Le professeur de philosophie du lycée breton, Eric Lemaitre, finit par avoir au téléphone une major de police chargée de l’affaire. Elle lui annonce que l’ado va « très probablement être emmené dans un centre de rétention et renvoyé à Dakar ». Pour éviter le pire et « libérer » Serigne — le terme employé par la gradée —, l’enseignant est sommé de reprendre l’histoire depuis le début.
Il y a cinq ans, une convention a été signée entre le lycée Saint-Joseph-Bossuet à Lannion, le prestigieux Cours Sainte-Marie de Hann à Dakar et le collège Saint-Charles de Ziguinchor en Casamance avec l’idée de réaliser des échanges entre la France et le Sénégal dans des familles d’accueil mais aussi des cours partagés, etc. Le tout imaginé autour du « concept d’égalité ».
« Choquant et traumatisant »
Bloqué à Dakar, Serigne est « arrivé seul et deux jours après » le groupe car « au dernier moment, le consulat a mis son visa en attente pour des vérifications sécuritaires », explique Peatam Gomis, professeur d’histoire-géographie au collège Saint-Charles et encadrant pédagogique lors du voyage. « Il était tellement content », dit-il avant d’ajouter que « malgré un projet bien ficelé, un cadre très clair, l’obtention de son visa et de toutes les attestations, il s’est fait harceler par la police et presque refouler. C’est choquant et traumatisant pour un enfant ».
Face à cette situation, les enseignants font appel à la députée LFI des Côtes-d’Armor, Murielle Lepvraud et à ses équipes qui tentent de joindre la PAF et de pousser auprès du ministère des Affaires étrangères. C’est l’appel d’Eric Lemaitre avec l’agente qui règle la situation. Après trente minutes de conversation où sont rappelées les nombreuses attestations, garanties ou encore soutiens — comme le groupe d’amitié France-Sénégal ayant invité les élèves à visiter l’Assemblée nationale — encadrant cet échange culturel, la major autorise Serigne à sortir des locaux de la PAF.
À LIRE AUSSI : La région Île-de-France à l’origine d’une collecte problématique de données sur des collégiens
Une fois sorti, il doit se rendre à la gare Montparnasse, direction Lannion. Encore étourdi et n’ayant aucun repère, il est bien en peine pour s’orienter entre l’aéroport et la gare. C’est une Sénégalaise — contactée par le groupe déjà arrivé en Bretagne — qui décide de baisser le rideau de son magasin le temps de l’accompagner sur le quai.
Des refus arbitraires depuis cinq ans
« C’était déjà dur psychologiquement pour ce mineur de se faire séparer du groupe à Dakar », confie Peatam Gomis, écœuré par « la politique du rejet et du renfermement sur soi de la France et de l’Europe ». Plus de trois semaines après, Eric Lemaitre reste abasourdi face aux complications rencontrées par les élèves sénégalais :
« J’ai eu presque honte à un moment en me demandant dans quoi on s’était embarqué. Aurait-on mieux fait d’arrêter et de rester chacun chez soi ? C’est décourageant. »
La liste de documents à fournir a été sans cesse rallongée jusqu’à la veille du départ en novembre. « Même avec une montagne de justificatifs, on peut être refusé et cela sans explication », déplore Peatam Gomis. En effet, plusieurs élèves de Dakar ainsi qu’un accompagnant ont vu leurs demandes de visas refusées à la dernière minute — sans justifications apportées et presque de manière arbitraire. Pour une sœur, c’est oui ; pour l’autre, non. « On souhaite faire l’expérience de la rencontre culturelle authentique, et finalement on est confrontés à des obstacles quasi-infranchissables. En réalité, dans ce projet centré sur le concept d’égalité, on se heurte surtout au problème de l’inégalité et sans se battre, c’est impossible de le franchir », continue Eric, dont les élèves ont été profondément révoltés par « l’histoire de Serigne ».
En cinq ans, les lycéens lannionnais se sont rendus au Sénégal presque chaque année sans visa et en répondant, une fois arrivés à Dakar, à une ou deux questions des douaniers pour faire tamponner leurs passeports. Pour les Sénégalais, par contre, chaque voyage s’est soldé par un refus de l’administration jusqu’à cette année. Ce palmarès d’interdictions et de blocages « mène à une forme de fatalisme », concède Eric.
À LIRE AUSSI : Younoussa va au lycée, mais n’a pas de domicile fixe
Exemple deux ans plus tôt, en 2023 : au dernier moment, le consulat avait infligé un « non » global, sans explication. Et l’ensemble du groupe avait dû rester à Dakar. En 2024, le durcissement de la politique des visas les avait découragés à mener à bien leurs demandes. « On commençait à croire que ça ne pourrait jamais se faire pour nos étudiants. Mais un échange comme celui-ci crée de l’humanité chez les élèves, du respect, de l’attachement », insiste Peatam Gomis. « On transforme nos perceptions et nos incompréhensions en apprenant à se connaître. Et ça, ça nous donne envie de poursuivre. »
« Obsessions identitaires et sécuritaires »
Aurélien Taché, député LFI du Val-d’Oise et président du groupe d’amitié France-Sénégal à l’Assemblée nationale, a reçu le groupe de lycéens dans l’enceinte du Parlement fin novembre. Il déplore les événements « qui illustrent jusqu’à l’absurde le durcissement de la politique des visas et les conséquences de la politique migratoire. C’est extrêmement dommageable et choquant », accuse-t-il par téléphone. « Le ministère de l’Intérieur assimile les demandes de visas à l’immigration, et aujourd’hui, il n’est pas rare que des parlementaires, des artistes ou des chercheurs ne puissent pas voyager en France. » Le député poursuit :
« Il ne faut pas s’étonner du regard que les jeunes d’Afrique francophone portent sur la France ensuite, quand ils n’ont que brimades et refus de visas, en plus d’entendre sans cesse des discours sur l’immigration dans les médias. »
Il « voudrait faciliter les échanges, notamment entre établissements scolaires pour faire du lien entre les peuples », mais juge le pays « englué dans des obsessions identitaires et sécuritaires ».
Contactée par le biais du service d’information et communication de la police nationale, la PAF n’a pas souhaité répondre aux questions de StreetPress.
Illustration de la Une par Léa Guiraud de Kiblind Agence.
- Enquêtes /
- frontières /
- Etudes /
- scolaire /
- Senegal /
- Bretagne /
- police aux frontières /
- lycée /
- A la une /