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    10/08/2014

    Du lundi au mercredi c'était 60 heures sans dormir

    Étudiante le jour, salariée la nuit

    Par Nima Kargar

    Pendant 5 ans Alice a mené deux vies de front. Étudiante en histoire à la Sorbonne le jour et hôtesse d'accueil dans une clinique la nuit. Son horloge biologique en prend un coup au point de prendre 10 kg mais elle tient bon et décroche son master.

    « Je vais pouvoir reprendre le sport ! Nager, faire du vélo… Ou me mettre à la boxe, ou au taekwondo ! Pour le plaisir… J’ai envie d’un sport où je peux cogner. » Après 5 ans à étudier de jour et travailler de nuit en clinique, Alice, 27 ans, a comme une envie de se défouler. En 2005, elle quitte Saint-Brieuc et la maison de papa et maman pour suivre des études d’Histoire à la Sorbonne (Paris I).

    First job Pendant ses deux premières années de fac, elle parvient à trouver un job pas trop crevant, hôtesse d’accueil, surtout de jour, à l’INSEP, « plutôt bien payé pour ce que je faisais, c’est-à-dire pas grand-chose ». Deux années , en fait deux L1, « parce que tu découvres, tu te dis ouah c’est cool la fac, t’es pas obligé de venir tout le temps, et comme en plus c’était l’année du CPE… » Elle gagne entre 1.300 et 1.400€, pour un appart’ à 650€ par mois, « donc financièrement, c’était la fête ! » Simple échauffement, avant de monter sur le ring.

    Au bout de deux ans, la jeune fille doit tirer un trait sur l’INSEP, qui ne peut la garder. Elle se tourne vers une clinique du 7e arrondissement de Paris où elle a déjà fait quelques nuits : « je leur ai demandé s’ils avaient un poste de nuit qui se libérait, pour pouvoir continuer à financer mes études. Ils m’ont dit oui, et j’ai signé tout de suite, sans même regarder les détails. » C’est le début d’un long tunnel pour Alice, qui y fait des nuits de 13 heures, « rémunérées 12 » insiste-t-elle, de 18h30 à 7h30 du matin.

    J’ai signé tout de suite, sans même regarder les détails

    Full Moon Des nuits plus ou moins pleines, « ça dépend, selon qu’il y a plus de patients, de dossiers à traiter, d’alarmes qui vont sonner toute la nuit parce qu’elles sont mal réglées et qu’une mouche est passée devant… Ou ça peut être un patient qui commence à fumer dans sa chambre, et s’il fume à côté de l’oxygène, bah ça peut vite devenir compliqué… » Et puis, d’autres nuits, l’étudiante se retrouve sans rien à faire jusque 5 ou 6h du matin. Mais alors vraiment rien : « pas de musique, ils m’avaient coupé l’accès à YouTube, à Dailymotion, au Monde, à Libé, au site de la BNF, de la BPI, à Facebook, à ma boîte mail… » De quoi lui laisser tout le temps de s’initier à l’astrologie :

    « Les nuits de pleine lune, t’as quand même beaucoup plus d’appels ! J’ai constaté ça, c’est pas une légende… »

    Certaines nuits, à la fatigue physique s’ajoute le coup au moral, surtout quand elle se retrouve à assumer les tâches les plus ingrates : « t’as quelques décès par mois. Donc t’appelles la famille, les médecins, les pompes funèbres… Ça c’est la partie un peu glauque. Après ça, c’est un peu difficile d’arriver en cours et d’entendre le p’tit mec à côté de toi qui se plaint parce qu’il a mal dormi… »

    Un Jour sans fin Difficile aussi pour elle de dire combien d’heures elle dort par nuit : « ça doit tourner autour de 24h… par semaine ». Pas forcément surprenant, quand deux vraies nuits peuvent être séparées de 60 heures : « cette année, en même temps que je préparais le CAPES, j’enchaînais deux nuits de travail. J’allais en cours, le lundi matin, le lundi soir j’étais au travail, le mardi j’étais en cours, le mardi soir j’étais au travail, et le mercredi j’étais en cours. Donc autant dire que le mercredi soir, quand tu rentres… »

    Avec un rythme pareil, il y a des fois où la fatigue la submerge : « j’ai eu mon prof de médiévale, une fois, qui est venu me taper sur l’épaule en plein amphi en me disant “que vous dormiez, d’accord, mais que vous ronfliez…” Donc là, tu rentres, hein, parce que ça ne sert à rien… C’est dans ces moments-là que c’est très important d’avoir des amis qui te refilent leurs cours. »

    Les nuits de pleine lune, t’as quand même beaucoup plus d’appels !

    Que vous dormiez en amphi, d’accord, mais que vous ronfliez…

    Boulot-metro-boulot Forcément, l’horloge biologique en prend un coup :

    « Un an à travailler de nuit dans un taff pas actif, c’est 10 kg en plus ! Parce que tu ne sais plus où t’en es, en rentrant le matin tu te dis : je mange quoi ? Est-ce que j’me fais un p’tit déj‘ ? Ou alors des pâtes avec un bon steak ? Et puis finalement c’est souvent un peu des deux, ou genre, un steak avec des céréales… Et le matin, t’arrives en cours avec ton café dans une main et ton jambon-beurre dans l’autre, les gens te regardent bizarrement… Alors toi t’es là : oui, bon, pourtant je ne suis pas anglaise ! C’est juste la fin de ma nuit, à moi… »

    Le mercredi soir, après près de 72 heures les yeux ouverts, la jeune fille doit encore se taper une heure de transports avant de retrouver sont lit. Mais Alice n’est pas peu fière de pouvoir s’exclamer : « mais je ne me suis jamais endormie le métro ! Bon, je comatais, j’entendais le nom de ma station, je voyais ma station arriver… puis tu vois les portes se refermer, t’attends la station d’après, et des fois c’est 10 stations que je laissais passer, et là tu dois les refaire dans l’autre sens… Quand tu n’as plus aucune énergie… c’est pire que les mecs bourrés ! Eux au moins peuvent se laisser aller et s’endormir ! Moi je dois encore me lever le jeudi matin…»

    Un p’tit déj’ ? Des pâtes avec un bon steak ? Ou un peu des deux ?

    Strip-tease Malgré tout, l’étudiante ne peut se résoudre à tirer un trait sur ses amis :

    « D’accord, tu bosses la nuit, mais si tu veux garder une vie sociale, eh bah tant pis ça fera une nuit de plus sans dormir ! Faut bien avoir une vie, sinon tu deviens fou… Je fonctionne comme ça. Qu’est-ce que j’vais faire devant ma télé, regarder Les Experts ? Ouuaaaiis, super ! Géniale, la soirée… Ou Plus belle la vie… Non par contre j’adore regarder Strip-tease ! »

    Une nuit de cinq ans, dont Alice est finalement sortie en juillet dernier, en quittant sa clinique. Après avoir réussi les écrits du CAPES « du premier coup », elle fait sa rentrée en tant qu’enseignante vacataire, en attendant de décrocher les oraux, et le salaire plein qui va avec.

    Mais l’heure de raccrocher les gants n’est pas encore venue pour elle : pour arrondir les fins de mois, elle n’exclue pas de faire quelques nuits occasionnellement, « parce que la prostitution est une très mauvaise idée… aller faire des cambriolages, c’est pas trop mon truc… et, non, je ne vendrai pas de shit à mes élèves ! »

    bqhidden. La prostitution est une très mauvaise idée…

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