Argenteuil (95) – Six heures du matin, lundi 4 juillet 2022, la police frappe à la porte d’un pavillon de banlieue. Moussa Gakou leur ouvre. Quatre agents du commissariat de Colombes (92) l’attrapent et lui passent les menottes sans ménagement, devant femme et enfants. Mariame Gakou a son nouveau-né dans les bras. Elle a accouché dix jours plus tôt de leur quatrième. « Je dormais avec le bébé quand le bruit m’a réveillé », se souvient la maman. « Je tremblais et je n’arrivais pas à porter ma fille qui pleurait. » Perquiz’ oblige, les policiers fouillent toutes les pièces. « J’ai enfermé les petits dans leur chambre pour pas qu’ils ne voient leur père comme ça. »
Gaz Réseau Distribution France (GRDF), l’employeur de Moussa Gakou, a porté plainte contre lui. La filiale de l’entreprise publique Engie l’accuse de « dégradation volontaire d’une installation gaz ». Le technicien de 35 ans travaille à l’agence GRDF de Villeneuve-la-Garenne (92) depuis 15 ans. Depuis janvier, il participe à la grève nationale des agents de l’électricité et du gaz pour l’augmentation des salaires. Les 15 et 22 juin dernier, à l’appel de la Fédération nationale des mines et de l’énergie de la CGT (FNME-CGT), et comme d’autres techniciens grévistes partout en France, il coupe le gaz pour pousser la direction à négocier.
Pendant la perquisition, les policiers expliquent à Mariame Gakou que c’est parce qu’ils savaient qu’il y avait un nouveau-né qu’ils n’ont pas défoncé la porte. Et que son mari « va prendre cher ». « Ils l’ont ramené au commissariat de force, comme si c’était un terroriste de malade », s’indigne-t-elle. Moussa raconte :
« GRDF m’a décrit comme un voyou. Ils m’ont fait passer pour un gars du 13 novembre »
Une vie dédiée à la sécurité des usagers
Une description pourtant bien éloignée de la vie tranquille à laquelle aspire Moussa Gakou, que l’on retrouve à Montreuil (93), dans les bureaux de la FNME-CGT. Ce fan de Kery James a grandi à Chanteloup-les-Vignes, dans les Yvelines (78). « Là où ils ont tourné le film La Haine », précise-t-il. À 17 ans, BEP plomberie-chauffage en poche, il bosse à la chaîne pour Renault depuis un mois quand il reçoit un appel de Gaz de France. L’entreprise publique, qui recherche des profils comme le sien, lui propose une alternance pour obtenir un bac pro puis un poste en CDI :
« J’ai dit oui tout de suite ! »
À 19 ans, il devient salarié d’astreinte. C’est-à-dire que 14 semaines par an, soit environ une semaine par mois, il doit être disponible sept jours sur sept et 24 heures sur 24 en cas de problème sur le réseau. Un métier risqué.
Moussa Gakou dans les bureaux de la FNME-CGT à Montreuil (93) / Crédits : Lina Rhrissi
La fois où Moussa Gakou a eu le plus peur a eu lieu à Enghien-les-Bains, dans le Val-d’Oise (95), en 2017. Un restaurant appelle pour une odeur de gaz. Il monte dans la camionnette bleue et enfile sa veste de protection. « L’établissement était rempli de gaz. Moi je devais faire un prélèvement et des investigations. Or, il y avait un niveau de gaz dans l’air où il suffit d’une étincelle pour que ça explose. »
Tous les gaziers ont en tête l’explosion de la rue de Trévise. Le 12 janvier 2019, une déflagration détruit une boulangerie du neuvième arrondissement, à Paris, et fait quatre morts et 66 blessés. La faute à une probable fuite de gaz. « Des gars comme Moussa, y en a très peu qui font ce métier », explique Luc André Pons, secrétaire général de la CGT Énergie 91, « il veille en permanence à la sécurité des usagers, même la nuit et le week-end. » « Et aujourd’hui, on m’accuse d’avoir mis en danger les gens », regrette Moussa Gakou.
Des collègues au SMIC qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts
Dès ses débuts dans la boîte, il est sympathisant CGT :
« J’ai toujours été comme ça. Quand j’estime qu’un combat est juste, que ce soit dans le monde professionnel ou ailleurs, j’y vais. »
Depuis fin janvier, les agents de GRDF mais aussi de EDF, RTE et Enedis, se battent pour une hausse de salaire généralisée. Comme tout le monde, ils subissent l’inflation de plein fouet. Moussa Gakou est payé 1.885 euros net (1). Il a aussi un logement de fonction, à Argenteuil, pour être au plus près de sa zone d’intervention. Mais ses collègues qui ne sont pas d’astreinte, sont payés autour de 1.300 euros net par mois :
« Mon combat, c’est pour eux. Avec le coût de la vie en ce moment, on voit qu’ils galèrent tous. »
La grève s’est faite étape par étape. Moussa Gakou et ses collègues commencent par interpeller leur chef d’agence. Pas de réponse. Ils passent à des heures de grève. Ça ne suffit pas. Début juin, les grévistes lancent un blocage de site. Un véhicule filtre l’entrée du portail pour empêcher les autres salariés de sortir. Mais la direction ne bouge toujours pas d’un pouce. Moussa s’indigne :
« C’est là où ça devient frustrant. On met nos vies en danger, on fait pas mal de sacrifices pour cette entreprise et on est ignorés. »
Ils en viennent à l’étape ultime : l’intervention sur l’outil de travail. Un acte bien connu des syndicalistes du gaz. « On s’est dit qu’on n’avait pas le choix. On n’a pas fait ça à n’importe quel moment. C’était l’été, les températures étaient bonnes », raconte le gazier. « C’était une décision collective », signale Salim Khamallah, secrétaire général de la CGT Enedis Ouest Île-de-France.
Les salariés de l’agence GRDF de Villeneuve-la-Garenne en grève avant l’arrestation de Moussa Gakou. / Crédits : DR
À deux reprises, le 15 juin et le 22 juin, Moussa Gakou se rend à son agence, ouvre le poste de livraison et tourne le robinet. Quelques 150 usagers se retrouvent sans gaz pendant toute une journée. En parallèle, d’autres grévistes, de Lille à Marseille, font le même geste que lui. Salim Khamallah relativise :
« Ça ne dérange pas la direction de laisser les gens sans gaz quand on n’est pas assez nombreux pour dépanner à cause du manque de moyens ».
90 heures de TGI et six mois d’interdiction d’exercer dans le gaz
Moussa Gakou a le sentiment d’avoir été arrêté pour l’exemple. En garde à vue, il reconnaît directement les faits. « J’assume. Pour moi ce n’est pas un acte délictueux. » Pour le syndicaliste Salim Khamallah, en parlant de « dégradation volontaire » dans sa plainte, GRDF en a rajouté une couche. « C’est un geste qu’il réalise au quotidien pour mettre le réseau en sécurité. La seule chose qu’on peut lui reprocher, c’est de l’avoir fait sans autorisation. » Moussa Gakou parle lui d’une « dénonciation calomnieuse » de son employeur.
Au comico de Colombes, lorsqu’ils comprennent le malentendu, les policiers s’adoucissent. « Quand ils ont vu débarquer les copains de la CGT, des retraités et tout, ils ont compris que c’était un mouvement social. » Le 31 août dernier, le père de famille est passé devant le tribunal de Nanterre (92). Il a été condamné à 90 heures de travail d’intérêt général et six mois d’interdiction d’exercer dans le domaine du gaz.
Il est loin d’être le seul gréviste à se retrouver devant la justice. Deux autres de ses collègues sont passés en conseil de discipline. Moussa Gakou ajoute :
« On est en plein dans la répression syndicale. Dans mon agence, ils ont instauré un climat de terreur. »
Le 16 août, le gréviste en chef a reçu une lettre recommandée de Philippe Delorme, le directeur Réseaux GRDF Île-de-France. Il est suspendu jusqu’à l’issue de sa procédure disciplinaire, sans salaire pendant un mois et pourrait perdre son job.
Si le professionnel du gaz est licencié, son expérience de quinze ans sera perdue puisqu’il n’y a qu’au sein de GRDF qu’il peut exercer son métier. Mais Moussa Gakou, sourire franc, ne regrette pas.
« S’ils me mettent à la porte, je partirai la tête haute ! »
(1) Mise à jour le 21/09/2022 : Nous avions auparavant écrit que Moussa Gakou était payé 2.500 euros net.
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