« C’est de l’atteinte à l’intégrité du corps d’utiliser des pelleteuses pour les sortir. On peut éventuellement les utiliser, mais on s’arrête avant le cercueil ! » Didier repose son café sur la table de la terrasse du 20e arrondissement. Il ajoute en allumant une cigarette : « La ville ne forme pas les agents. On peut passer plusieurs mois avant de faire une formation funéraire… » Début avril, cet ancien fossoyeur dénonçait dans une interview donnée au média Entrevue des irrégularités dans les exhumations du cimetière parisien de Pantin (93) (1). Dans son entretien, Didier rapporte plusieurs éléments qui, selon lui, poseraient problème au sein du cimetière. Les os et cercueils seraient par moments extraits à l’aide d’engins lors des exhumations, ce qui est illégal. Le fait de creuser la terre du « mètre sanitaire » – soit jusqu’à une quinzaine de centimètres du cercueil – à la pelle mécanique est autorisé, mais les dépouilles doivent obligatoirement être exhumées à la main.
Le journaliste d’Entrevue s’attarde également sur la question des tombes juives en demandant si elles sont également concernées par ces accusations. Didier confirme et le répétera par la suite à plusieurs médias. Autre sujet, la question des vols de bijoux sur les cadavres des défunts. Le fossoyeur assure que ces pratiques ont encore lieu malgré les alertes, suite au scandale de 2012 sur le vol de dents en or.
Une bataille politique
Très vite, l’affaire s’emballe. L’élu de la majorité du conseil régional d’Île-de-France, Pierre Liscia, s’empare du sujet. Ce farouche opposant d’Anne Hidalgo publie sur son compte Twitter une vidéo intitulée : « Exhumations sauvages, sépultures saccagées, cadavres dépouillés… Cimetières parisiens : ce scandale que la mairie de Paris voudrait enterrer », dans laquelle il interviewe à nouveau Didier. L’échange est rythmé par de vieilles illustrations d’archives datant de 2018, sur lesquelles on constate la présence d’ossements dans les allées du cimetière. La publication relance le sujet de plus belle et Liscia arpente les plateaux télé en brandissant de nouvelles preuves à chaque invitation. Parmi elles, une autre vidéo publiée dans le média Factuel, dans laquelle on voit une pelle mécanique creuser une tombe et sortir des ossements. Pierre Liscia annonce aussi saisir le procureur de la République au nom de l’article 40 du Code de procédure pénale.
Exhumations sauvages, sépultures saccagées, cadavres dépouillés…
— Pierre Liscia (@PierreLiscia) May 22, 2023
Cimetières parisiens : ce scandale que la Mairie de Paris voudrait enterrer. pic.twitter.com/eJ2qF8VRMl
La mairie de Paris répond très vite à cet extrait qu’elle qualifie de « tronqué » dans un fil Twitter. Pour elle, la scène qui se déroule est une opération post-exhumation. « Ces os ne font pas partie du ou des corps exhumés ». Ce sont des os anciens dits « perdus » qui refont surface lors de ces opérations. La négation a été la ligne de conduite de la mairie de Paris dès le début de l’affaire. La ville réfute immédiatement l’ensemble des accusations et qualifie la première vidéo de Liscia de « mensongère et diffamatoire ». Le 31 mai, elle annonce dans un communiqué porter plainte pour diffamation contre Pierre Liscia, à la suite de ses interventions régulières sur le sujet. « Ces méthodes scandaleuses et dangereuses pour notre démocratie, émanant d’un élu de la République, ont pour seul but de nuire à l’image de la ville de Paris et de ses agents, sur un sujet qui touche profondément au cœur des Parisiennes et des Parisiens », peut-on lire dans ce communiqué de presse.
De nouvelles fakenews sur les cimetières parisiens circulent. Après des montages trompeurs, c'est une vidéo prise à la dérobée qui tronque volontairement la réalité du travail respectueux des agents.
— Paris (@Paris) May 27, 2023
Voici ce que la vidéo tronquée ne vous montre pas pic.twitter.com/AAdwpYgNeC
Elle attaque aussi l’ancien fossoyeur. La ville dévoile que l’agent « est suspendu depuis juillet 2022 », à la suite d’une enquête de l’inspection générale de la ville de Paris. Une poursuite notamment due à des « propos vexatoires » à répétition qu’il aurait prononcés. Le 1er juin s’est tenu son passage en conseil de discipline, il sera révoqué le 19 juin. Lui jure qu’il s’agit de représailles contre un lanceur d’alerte.
Des élus de la majorité municipale et Libération pointent également ses accointances politiques. « Très sympathiques les photos de profil de l’agent des cimetières parisiens, qui a gentiment donné une interview à Pierre Liscia sur les tombes israélites du cimetière de Pantin. Ça fleure bon l’antisémitisme », tweete une adjointe avec des captures d’écran de photos de soutien à Dieudonné et du parti Les Patriotes de Philippot. Serge Benhaïm, responsable du Consistoire, va venir appuyer la défense de la ville de Paris :
« C’est une accusation grave et c’est antisémite d’avoir dirigé vers les tombes juives. Il y a beaucoup de visites par jour dans les divisions, il ne peut pas se passer de choses. »
Une part de vérité
La gestion du cimetière parisien de Pantin n’est peut-être pas aussi désastreuse que l’affirment les lanceurs d’alertes autoproclamés. Mais les dénégations de la mairie de Paris ne s’appuient pas sur une enquête interne sérieuse. Selon le syndicat Supap-FSU, le sujet mérite d’être étudié. Jean-Pierre Vigier, membre du conseil syndical, rappelle, comme le mentionnait un article du Parisien, qu’actuellement seuls quatre des 14 agents titulaires du cimetière parisien de Pantin sont assermentés. « On a découvert que les formations qui devaient être faites ne l’étaient pas », lâche étonné par téléphone le membre du conseil syndical. De son côté, la mairie affirme que l’ensemble du personnel a bien suivi une formation de 16 heures et que l’assermentation du personnel de surveillance n’est pas « une obligation juridique, c’est la ville qui s’est toujours imposée cette précaution car le non-respect des défunts, c’est du pénal. »
« Moi, je n’ai pas eu de formation exhumation et je n’ai jamais été assermenté », souligne un agent désabusé entre deux gorgées de jus de fruits. Il assure ne pas avoir été formé aux exhumations, ni au droit funéraire ou à la déontologie de son métier :
« Personne ne m’avait dit que les machines ne pouvaient pas déterrer les corps. »
Ce même agent appuie les propos de Didier, le fossoyeur qui a mis le feu aux poudres en donnant une interview à Entrevue. Il a lui-même vu des ossements déplacés à la pelleteuse :
« Quand tu vois les os [pendant les exhumations], ça fait peur. C’est violent de voir ça. Je me disais, “il y a un problème…”. »
Des témoins des dysfonctionnements
Il y a aussi des personnes extérieures à l’administration parisienne qui assurent avoir été témoins de pratiques problématiques. Lorsque les familles le demandent, les représentants religieux peuvent assister aux exhumations, mais ce n’est pas systématique. StreetPress s’est entretenu avec deux rabbins qui viennent régulièrement au cimetière de Pantin depuis plus d’une vingtaine d’années. Ils jugent tous les deux que les exhumations effectuées là-bas sont « bâclées » et que les salariés sont « pressés ». C’est certainement dû au fait « qu’ils ne sont pas bien formés », commente l’un d’eux. Il raconte :
« Une fois, le fossoyeur sortait le sable rapidement et je lui dis “attendez” en montrant un os qu’il avait oublié. Il m’a répondu : “Ah oui, vous avez raison”. »
Et que se passe-t-il quand il n’y a aucun témoin ? « Déjà, ce que j’ai vu c’était juste, alors quand il n’y a ni rabbin ni curé qui assiste aux exhumations, je n’imagine pas… »
Des contrôles pas si stricts
Serge Benhaim du Consistoire affirmait qu’il ne peut exister d’abus lors d’exhumations, notamment car, « c’est une gestion très légaliste, très stricte puisqu’il y a des comptes-rendus à chaque exhumation. » Mathieu Mongin, directeur délégué d’Île-de-France de l’opérateur funéraire OGF, confirme :
« J’ai appelé mes équipes pour vérifier, on a de très bons rapports à Pantin, on n’a pas de remontées particulières. »
Mais sur la question des rapports, Jean-Pierre Vigier du Supap-FSU est plus nuancé. Pour lui, les agents ne sont pas au courant des responsabilités qu’ils portent au quotidien. « Parfois, les agents mettent “RAS” et signent sans connaître les conséquences… » Par ailleurs, il indique que certains agents doivent surveiller « huit ou neuf exhumations en même temps », et qu’ils ne sont donc pas en mesure de tout contrôler.
Suite à l’inaction de la ville pour tirer au clair cette histoire, le syndicat Supap-FSU demande qu’une enquête, effectuée par un organisme indépendant de la ville, soit mise en place. Le même jour, il publie également un communiqué dans lequel il accuse la direction du cimetière parisien de Pantin de faire pression sur ses agents pour qu’ils réfutent des irrégularités prétendument observées sur place.
(1) L’exhumation consiste à sortir un cercueil ou les restes du défunt d’une fosse ou d’un caveau. Elle peut être à l’initiative de la mairie, comme lorsque la concession arrive à son terme et n’est pas renouvelée, ou en état d’abandon.
Illustration de Une par Caroline Varon.
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