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    08/02/2024

    « Je veux que ce système d’esclavage s’arrête »

    Vie et mort de Christian, sans-abri exploité 28 ans par un gang

    Par Jérémie Rochas

    Après 28 ans de captivité, Christian réussit à fuir le gang des ramoneurs, une entreprise mafieuse. Il est décédé le jour de Noël, emporté par un cancer des poumons. Sur son lit de mort, il a tenu à raconter son histoire.

    Ces derniers mois, Christian n’avait plus le cœur à la vanne. Lui, si prompt à déclamer par cœur les sketchs de Coluche, son idole, un verre de whisky à la main, avec le même ton de lascars des années 80, était maintenant fatigué. Ses cheveux ébouriffés et sa barbe blanche s’étaient fait la malle, dissous par des dizaines de séances de chimiothérapie. Cancer des poumons incurable, à seulement 61 ans. Ce dernier moment de bascule, propice au grand bilan, a fini de l’assommer. La nuit, dans des cauchemars insoutenables, il revivait des épisodes de captivité. « Surtout les coups dans la gueule. » Pendant 28 ans, Christian a été exploité par le clan Jovanovich. L’entreprise familiale, basée à Nîmes (30), a fait de l’exploitation des sans-abris leur fonds de commerce. Comme Christian. Pendant trois décennies, pour eux, il s’est fait passer pour un ramoneur, avant d’aller escroquer les victimes de ses services, sous peine d’être tabassé. « Le gang des ramoneurs », comme l’ont surnommé les médias, n’a pas eu sa peau : Christian s’est sauvé en 2021 et ses bourreaux ont été condamnés pour travail dissimulé.

    « Petite croisière et canne à pêche. » C’est ainsi que Christian envisageait sa retraite, pleine de quiétude, après tant d’années de misère et de violence. On en parlait souvent. Je l’ai rencontré quelques mois avant son évasion. Ce foutu cancer ne lui a pas permis d’accéder à cette modeste exigence. Pendant ces deux dernières années de maladie, il a voulu rattraper sa vie : entreprendre un combat juridique contre ses exploiteurs, retrouver sa sœur perdue de vue. Je l’ai soutenu dans toutes ces démarches, ses recherches, ses questionnements. Malgré tout, il parvenait à faire rire les infirmières du service oncologie et ce, jusqu’à son dernier souffle. Christian aimait profondément les petites gens mais méprisait les bien nés. Sur son lit de mort, il a tenu à raconter son histoire. Il disait :

    « Je sais qu’il peut y avoir des représailles. De toute façon, je ne vais pas vivre dix ans de plus. Je veux que ce système s’arrête. L’esclavage, c’est terminé depuis longtemps »

    « Le gang des ramoneurs »

    Le 8 mars 1993 est le premier jour du reste de sa vie. Christian fait la manche devant le métro Châtelet, à Paris. Ce fils de paysans, qui a grandi bien loin de là, dans la campagne normande avec ses neuf frères et sœurs, décrit une enfance douloureuse : fins de mois difficiles, claques gratuites et calva sans modération. À peine majeur, avec le rêve d’une autre vie, le gamin quitte la ferme dans laquelle il travaille comme apprenti et tourne le dos à ses parents avec qui il ne s’entend plus. Le chômage de masse et les petits larcins pour survivre, l’ont conduit sur ce bout de trottoir. Il avait bien fini par trouver un emploi, Christian n’était pas fainéant : un chantier et une place dans un foyer de travailleurs. Mais il en a été expulsé quelques mois plus tard, pour avoir hébergé un de ses collègues de galère, raconte-t-il.

    Toujours est-il que ce jour-là, sur son bitume froid, l’estomac dans les pattes, Christian est accosté par un homme chaleureux. « Un job de ramoneur », lui aurait-il proposé, « bien payé et logement inclus. » L’hiver a été rude et Christian ne refuse pas ce toit. Il est envoyé à 600km, dans un campement à Bordeaux (33), où il partage une caravane avec quinze autres gars de la rue, recrutés comme lui à la sortie des foyers. On lui rase les cheveux et lui assure que son salaire lui sera versé en temps et en heure.

    Dès le lendemain, Christian est au charbon. Ses résultats ne sont pas bons, personne ne l’a formé aux rudiments du ramonage. Il subit un tabassage en règle pour lui apprendre la productivité. Le premier d’une longue série qu’il résumait en comptant les dents que le patron lui avait cassé de ses poings. Les ramoneurs sont payés six euros par cheminée, quand le client est taxé 76. Le bénéfice file dans les poches des gérants de la filière.

    Quinze nouveaux clients par jour, c’est l’objectif moyen qui leur est fixé. Si pour y parvenir, ils doivent voler, escroquer ou agresser, ce n’est pas le problème de l’employeur. Christian, lui, aime fidéliser ses clients. Son plus beau souvenir reste, sans doute, sa rencontre avec l’animateur-phare des années 1980 et 1990, Stéphane Colaro – ses émissions Le Collaro Show, Coco-Boy puis Cocoricocoboy font la gloire de TF1 jusqu’en 1987. Christian réussit à convaincre la vedette de ramoner sa cheminée chaque année.

    Captif

    Une fois recruté, aucun retour en arrière n’a été possible pour l’ancien SDF. Les ramoneurs sont employés à vie. Une fois, avec un copain, ils ont tenté le coup : ils ont fui. Le patron et ses sbires les ont retrouvés en Bretagne. Le gang traque les dissidents dans toute la France : il avait torturé ses camarades restés au camp jusqu’à ce qu’ils les balancent.

    Il est renvoyé en région parisienne, à Brétigny-sur-Orge (91). Les ramoneurs sont entassés dans des caravanes croulantes, installées sur un terrain de gens du voyage. Les sanitaires y sont souvent hors service. Pour les besoins, c’est « à la verte », dans la forêt d’à côté. Ils se faufilent dans les piscines municipales de la région pour se laver. Chaque semaine, les bagnards quadrillent les rues de la capitale à la recherche de nouveaux clients crédules. Les contrôles de police et les gardes à vue sont fréquents. Mais briefés par le patron, les ramoneurs racontent l’histoire d’une activité honnête et déclarée.

    À l’époque, Christian est « chineur » : il repère les cheminées et doit convaincre leurs propriétaires de les ramoner. Grâce à sa tchatche légendaire, il devient un commercial hors pair. Alors le clan n’a pas l’intention de laisser filer sa plus vieille recrue. Le forçat des beaux quartiers est aussi envoyé à Grenoble (38), Marseille (13) ou Toulouse (31). Loin du patron, il en profite pour « respirer un peu ». Les loisirs sont interdits sur le campement. Christian n’est pas le dernier à trouver du réconfort dans des parties de poker bien arrosées, lors de ces déplacements.

    En 2015, le captif entrevoit une porte de sortie lorsque la gendarmerie perquisitionne le campement. Le patron est placé sous contrôle judiciaire deux ans plus tard et a interdiction d’entrer en contact avec ses employés. Mais aucune solution d’hébergement n’est proposée à Christian. Dans le même temps, le clan Jovanovich continue de lui donner des ordres, par un bigo qui n’a pas été déclaré aux autorités. Forcé à répondre de ses mouvements à toute heure de la journée, sans protection, Christian n’a d’autre choix que de prendre son mal en patience.

    Liberté sous assistance respiratoire

    En 2021, après 28 ans d’exploitation, Christian est atteint du Covid et hospitalisé à l’hôpital Saint-Louis, à Paris. Très vite, les médecins lui diagnostiquent un cancer des poumons déjà bien tapé. Christian veut goûter à la liberté avant de mourir. Décidé, il organise une nouvelle fois sa fuite cette fois avec l’aide de la police et du Comité contre l’esclavage moderne (CCEM). L’organisation combat depuis 1994 toutes les formes de traite des êtres humains à des fins d’exploitation par le travail. Il abandonne sa caravane et s’en va avec son chien pinscher sous le bras.

    Christian est logé par le CCEM en banlieue parisienne, à une adresse gardée secrète. Il entreprend de retrouver sa sœur, perdue de vue depuis le début de son exploitation. Je l’ai aidé dans sa quête : nous passons ensemble des dizaines de coups de fils, envoyons des mails à toutes les villes qui lui évoquent de vagues souvenirs. Après plusieurs mois de recherches infructueuses, il reçoit la réponse qu’il attendait le 2 septembre 2022. Christian rejoint enfin sa sœur en province, avec la ferme intention de rattraper le temps perdu. Les retrouvailles sont tendres. Loin de la violence, au fil des jours, Christian s’est accommodé à un ennui qu’il n’avait jamais connu.

    Il a appris que sa sœur aussi l’a cherché, une dizaine d’années plus tôt. Son patron du gang l’a découragée, avant de lui demander de ne plus le contacter. Même dans sa famille retrouvée, Christian ne pouvait pas s’empêcher de jeter des coups d’œil à la fenêtre, persuadé que ses bourreaux étaient à sa poursuite pour se venger.

    Il a décidé, malgré la peur, de porter plainte contre le gang des ramoneurs pour traite des êtres humains. Il n’a pas trouvé justice avant sa mort et son cancer des poumons n’a pas été reconnu comme une maladie professionnelle (1). Pourtant, trois décennies passées au contact des cheminées lui ont été fatales. La violence et la précarité n’auront pas réussi à lui retirer son humanité : il se savait condamné, mais a refusé l’idée que d’autres gamins des rues soient les nouvelles proies de ces prédateurs de la misère. Le jour de ses obsèques, c’est sur la mélodie de « Noir c’est noir, il me reste l’espoir » de Johnny Hallyday – époque post yéyé en 1966 –, que Christian a tiré sa révérence. Comme dans une ultime provocation à la bienséance bourgeoise, l’homme à la barbe blanche est mort le jour de la naissance du petit jésus. Il adorait Tchao Pantin, film de 1983 qui met en scène Coluche. Dans une réplique culte, le clown salue son ami, petit voyou au grand cœur, avant qu’il ne soit tué par la rue. « Tchao Pantin ».

    (1) Le CCEM poursuit le combat, pour que le gang des ramoneurs soient enfin reconnus coupables de traite des êtres humains : « En, 2015, il n’avait pas été possible d’extraire les victimes de leur lieu de vie et de travail en raison de l’absence d’hébergement, ce qui les avait persuadées à se constituer partie civile au procès. En conséquence, les employeurs avaient bénéficié d’une relaxe concernant l’infraction de traite des êtres humains. Nous espérons ainsi beaucoup des nouvelles procédures engagées suite à la libération de Christian », assure Aurélie Garnier, la juriste de l’association.

    Illustration de Une par Caroline Varon.

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