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    16/04/2025

    « On se sent abandonnés par l’État »

    Avec les soignants de l’hôpital sinistré de Mayotte

    Par Florian Lefèvre

    Le cyclone Chido a mis hors-service plusieurs bâtiments de l’hôpital de Mayotte. Manque de lits, coupures d’électricité, pénurie de matériels... les dégâts ont exacerbé des problèmes structurels persistants.

    Hôpital de Mamoudzou, Mayotte (976) – Une femme allaite son nourrisson au beau milieu des urgences obstétricales du centre hospitalier de Mayotte (CHM). L’enfant n’a que quelques heures, mais aucune chambre n’était disponible après l’accouchement : la destruction partielle de l’hôpital de Mamoudzou après le cyclone nuit gravement à la qualité des soins. Des draps ont été pendus, à la manière d’un « tipi », pour tenter de donner un minimum d’intimité à la patiente. Autour d’elle, les va-et-vient du personnel soignant sont incessants. Cloé Mandard, sage-femme en poste depuis 2018 au CHM, regrette cette situation :

    « Cela existait périodiquement avant Chido. C’était inacceptable, mais temporaire. Aujourd’hui, c’est notre quotidien. J’espère que ça ne va pas devenir la norme… »

    Mamoudzou est le chef-lieu du département le plus jeune, le plus pauvre et le plus inégalitaire de France. Situé dans l’archipel des Comores et bordé par l’Océan Indien, à 8.000 kilomètres de Paris, Mayotte a été dévastée par le cyclone Chido le 14 décembre 2024. Depuis, les accès à l’eau, à la nourriture et à l’électricité sont devenus extrêmement compliqués, d’autant plus pour les populations des bidonvilles – 40 % des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté local, fixé à 160 euros par mois. Quant au bilan officiel de 40 morts et 41 disparus, il paraît largement sous-estimé, faute de recherches.

    « La moitié de l’hôpital n’est pas fonctionnel »

    Au stade de Cavani, en périphérie de Mamoudzou, un hôpital de campagne provisoire a été installé en urgence juste après la tempête, en décembre 2024, pour « désengorger » celui du centre-ville. Début février, les chapiteaux qui ont notamment abrité un bloc opératoire ont été démontés.

    Le cyclone aurait ravagé de la moitié à deux-tiers des infrastructures du CHM, selon le personnel rencontré. « Plusieurs bâtiments ont vu leurs toits arrachés, des chambres et des blocs opératoires ont été inondés ou endommagés, et de nombreux espaces sont devenus inutilisables », récapitule Jean-Mathieu Dufour, le directeur général du CHM. Quatre mois après, « plusieurs bâtiments demeurent hors d’usage », poursuit le responsable de l’hôpital par mail. Anrifati Harouna et Dhoifiri Darmi, représentants du personnel hospitalier – et respectivement conseillère en génétique et technicien biomédical -, précisent :

    « Le service biomédical et le bâtiment du centre médico-psychologique sont irrécupérables. Ils seront démolis sous peu. »

    Dans un préfabriqué qui sert de bureau, Dhoifiri Darmi évoque des travaux de « colmatage ». Il prend pour exemple cette bâche installée sur le bâtiment de transport sanitaire voisin en guise de protection contre les intempéries, en cette fin de saison des pluies. « La grande difficulté, c’est l’approvisionnement », souligne Cloé Mandard, présidente du Conseil de l’Ordre des sages-femmes à Mayotte :

    « On a énormément de difficultés à obtenir du matériel pour pouvoir prendre en charge correctement les patients. Rien que se procurer du savon est difficile. »

    Mais la dizaine d’agents hospitaliers joints pour cet article s’accorde sur une chose : le cyclone n’a fait qu’exacerber des problèmes structurels.

    Un CHM qui manque de moyens

    Le premier exemple pris par un médecin, qui a préféré rester anonyme, est le manque d’hygiène dans les blocs opératoires. « Les prélèvements bactériologiques sont souvent positifs », rapporte-t-il. « Il y a donc un risque quotidien d’infection des patients. » Selon lui :

    « N’importe quel hôpital ailleurs en France aurait été fermé dans ces conditions. »

    À l’antenne du CHM de Kahani, où ont eu lieu 1.700 accouchements sur les plus de 10.000 à Mayotte en 2024, des « chauves-souris » et des « cafards » peuvent s’inviter dans le bloc. « On n’a pas de sonnette pour les patientes », témoigne une sage-femme, qui a elle aussi souhaité rester anonyme. « Alors quand elles sont en salle de naissance, il faut être en hyper vigilance. » Sa consœur Cloé Mandard, qui travaille à Mamoudzou, ajoute : « L’année dernière, on a passé un an sans être en mesure de fournir des protections hygiéniques à nos patientes, que ce soit pendant la grossesse, quand elles ont rompu la poche des eaux précocement, ou après l’accouchement, pour les pertes sanguines. On est dans un hôpital français… Ça craint. »

    À l’été 2015, le Premier ministre de l’époque, Manuel Valls, signait le plan stratégique « Mayotte 2025 ». Il était question de « rendre accessible à tous une offre de santé adaptée » en rénovant notamment les blocs opératoires du CHM de Mamoudzou, et en le renforçant avec une antenne périphérique à Petite-Terre, la deuxième île de Mayotte en superficie. Quatre années plus tard, en 2019, Emmanuel Macron annonçait lors de sa venue dans l’archipel la construction d’un futur établissement. Le projet du deuxième hôpital se trouve aujourd’hui au point-mort. Quant aux travaux de mises aux normes du CHM, ils n’ont toujours pas commencé. Pire, deux maternités périphériques – dans le Nord-Ouest et dans le Sud de Grande-Terre – ont récemment fermé leurs portes par manque de ressources humaines suffisantes. Sauf que la pression démographique, elle, n’a pas faibli : de 160.000 habitants en 2002, l’archipel est passé à 320.000, selon le dernier recensement de l’Insee en 2024..

    1,9 lit pour 1.000 habitants

    Au centre de soins de Jacaranda, un bâtiment qui se trouve à deux pas de l’hôpital et où pratiquent plusieurs médecins du CHM, la salle d’attente se prolonge sur le trottoir. Pour faire face à l’afflux de patients, des bâtonnets avec des numéros ont été distribués. Les mines sont fatiguées. « Quand j’arrive le matin, les bancs sont déjà remplis », informe une blouse blanche. « Les gens attendent depuis 4 heures du matin. » Ici, la plupart des patients ont un point commun : sans papiers, ils ne sont pas affiliés à la sécurité sociale et ne peuvent donc pas se permettre de consulter un médecin libéral. Ce centre public permet d’avoir accès à un rendez-vous pour une dizaine d’euros.

    Comme beaucoup de Mahoraises, Baraka voulait partir dans l’Hexagone pour accoucher de son troisième enfant en mars. La naissance de son deuxième enfant n’avait pas été tout à fait sereine. En 2022, un rapport de la Cour des comptes consacré au développement de Mayotte pointait « un retard d’équipement considérable » et « une offre de soins très inférieure aux standards nationaux ». Le taux d’équipement en lits d’hôpital est d’1,9 pour 1.000 habitants à Mayotte, contre 5,5 dans l’Hexagone. Mais trop tard pour Baraka : il n’était plus possible de prendre l’avion à cause d’une grossesse jugée à risques. Alors en arrivant à la maternité de Mamoudzou, il a d’abord fallu patienter « du matin jusqu’au soir », sans endroit pour s’asseoir, si ce n’est des nattes en osier au sol, explique-t-elle par téléphone :

    « Quand j’ai eu une chambre, il y avait des infiltrations : il fallait mettre des bassines pour récupérer l’eau. Il y avait des coupures de courant. Souvent, les machines pour prendre la tension ne fonctionnaient pas. Tout était stressant. »

    Après la naissance prématurée de son bébé, la mère n’a pas pu rester à l’hôpital, faute de place. Une situation « déchirante » qui l’oblige à des aller-retour quotidiens et interminables depuis son village du sud. Baraka reste aujourd’hui préoccupée par la santé de sa fille et envisage de devoir encore investir dans des billets d’avion pour faire un bilan de santé en métropole.

    « On se sent abandonnés par l’État »

    « L’hôpital survit grâce aux réservistes et aux remplaçants », affirmait auprès de la chaîne Mayotte la Première la médecin Sophie Fouchard, lors d’une grève ayant rassemblé, en juin 2024, « la quasi-totalité » des praticiens titulaires. « Cela fait des mois que l’on tire la sonnette d’alarme. » L’un de ses confrères, sous couvert d’anonymat, constate :

    « Les patients souffrent tous les jours du manque de tout : lits, matériel, personnel… On se sent abandonnés par l’État. »

    « C’est une vraie souffrance de ne pas prendre le temps de discuter avec les patients », ajoute une infirmière, qui se dit motivée par sa mission à Mayotte, mais « [se] demande quand même à des moments ‘qu’est-ce que je fous là ?’ ». « L’offre hospitalière mahoraise demeure structurellement sous-dimensionnée au regard des besoins de la population », reconnaît la direction du CHM, ajoutant :

    « Le CHM doit encore relever des défis structurels et humains pour réduire durablement le turn-over [du personnel soignant]. Actuellement, ces propositions sont en discussion et en arbitrage au niveau national. »

    L’Agence Régionale de Santé (ARS) n’a pas souhaité répondre à nos questions.

    Photo de Une de Louis Witter, prise le 15 janvier 2025, un mois après le passage du cyclone Chido.

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