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    04/06/2025

    « Sans mon traitement je ne vis pas, je survis »

    Face à la pénurie de psychotropes, des patients atteints de troubles psychiques confient leur désarroi

    Par Blanche Ribault

    Depuis janvier, des milliers de patients atteints de maladies psychiques sont en rupture de traitement forcée. Entre crise de panique et trouble de l’anxiété, ils racontent les conséquences de ces pénuries et le manque d’alternatives.

    « Sans mon traitement, je ne vis pas. Je survis. » Tahir (1) parle lentement, reprend souvent son souffle, peine à articuler :

    « Parfois, j’ai vraiment envie d’en finir. »

    Cela fait deux semaines que la venlafaxine, son antidépresseur, a complètement disparu des rayons. Et le jeune travailleur de 27 ans est loin d’être le seul : depuis janvier, alors même que la santé mentale a été proclamée grande cause nationale de l’année, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a recensé 14 ruptures et tensions d’approvisionnement sur des médicaments psychotropes. En cause, une dépendance à des sites industriels étrangers, des laboratoires privilégiant des marchés plus rentables ou la régulation des prix en France. Tahir, Justine, Sacha (1), Benjamin, Tiphaine : tous subissent une rupture de traitement. Ils racontent à StreetPress les conséquences de ces pénuries sur leur santé mentale et physique, et le manque d’alternatives auquel ils sont confrontés.

    Terreur nocturne et crise de panique

    Justine, 22 ans, prend de la sertraline depuis plus de six ans pour phobie sociale et trouble de l’anxiété généralisé. Depuis février, l’habitante du Maine-et-Loire (49) peine à trouver ses molécules : « Il fallait que je me déplace dans les pharmacies des communes alentour, voire plus loin », constate-t-elle. Fin mars, sans aucune molécule, le choc du sevrage forcé est brutal : perte de poids, vertiges, sensations de chocs électriques dans le cerveau – communément appelés « brain zaps » et redoutés lors des sevrages. Elle confie : « On est attaqué par plein de pensées que le médicament atténuait, c’est hyper violent. » Sabrina Rossignol, préparatrice en pharmacie dans le Nord (59), confirme avoir vu passer de nombreux patients démunis depuis janvier : « Des patients pleurent au téléphone, certains viennent même d’autres régions. » Chose que Tahir, jeune travailleur qui souffre de dépression sévère et d’un trouble panique, ne peut pas se permettre :

    « En dehors des pharmacies du coin, je n’ai ni l’argent ni la capacité physique de me déplacer loin. »

    Depuis son arrêt forcé de venlafaxine, il se plaint de malaises à répétition, de terreurs nocturnes et de crises de panique. « Mon mental a lâché, je me sens vide et je n’ai plus la force de faire quoi que ce soit », ajoute-t-il. Au-delà des symptômes, les deux jeunes font état d’une anxiété accrue par le manque d’information et l’incertitude. « Je me suis sentie abandonnée », tranche Justine :

    « Ni mon médecin ni les pharmaciens n’étaient informés. On me disait “ça va revenir”, mais ça n’a pas été le cas. »

    Si les patients se sentent aussi perdus, c’est parce que le corps médical lui-même est laissé dans le flou. La pharmacienne Sabrina Rossignol affirme que « les laboratoires ont cessé de donner des dates de retour en stock » : « Lorsqu’on a eu une rupture de sertraline, nos patients sont passés sous venlafaxine. Désormais, elle est aussi en rupture ! » A l’hôpital Sainte-Anne, dans le 14e arrondissement de Paris, actuellement contingenté, le psychiatre Pierre de Maricourt déplore le manque d’informations de la part des autorités de santé :

    « Nous n’avons pas de perspective et cela nous empêche d’effectuer des choix stratégiques pour nos patients. »

    L’ANSM n’a pas souhaité répondre directement aux sollicitations de StreetPress, nous renvoyant vers des communications antérieures (2). Celles-ci mentionnent que l’ANSM aurait « partagé aux représentants des professionnels de santé et des associations de patients l’évolution de la situation et les perspectives d’approvisionnement ». Elle indique aussi avoir interdit les exportations, plafonné les distributions et identifié des médicaments disponibles à l’étranger.

    Des alternatives limitées

    Le 17 février, l’ANSM a exceptionnellement autorisé les pharmacies à réaliser des préparations magistrales de quétiapine sous une forme à libération immédiate – différente de la libération prolongée des laboratoires. Benjamin, atteint du trouble borderline et de trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), a commencé ce neuroleptique en 2023, lors d’une hospitalisation pour tentative de suicide. En mars, peu après sa sortie, le médicament – qu’il prenait à dose maximale – disparaît des rayons. Lorsque l’homme de 25 ans est contraint de basculer vers la libération immédiate, les effets secondaires sont extrêmes : crises de tétanie et de spasmophilie, crampes d’estomac et musculaires… « La douleur me réveille la nuit, je me tords plusieurs heures dans mon lit, je vis l’enfer », explique-t-il. Sa stabilité psychique s’effondre :

    « Je passe des idées noires à l’euphorie en quelques minutes. Ma dépression revient à grande vitesse, j’ai des pensées suicidaires, des envies de scarifications. »

    Depuis que l’hypothèse d’un trouble bipolaire a été soulevée, Tiphaine est elle aussi sous quétiapine. « Combiné à du lithium, ce traitement m’a stabilisée », entame la jeune femme de 22 ans. Lorsqu’elle doit se rabattre sur la forme à libération immédiate du médicament début avril, les symptômes d’avant les médicaments reviennent : « Une semaine de phase haute, où j’étais très énergique et agressive sans le vouloir. Puis la phase basse : je dormais en permanence, mangeais un jour sur deux et j’avais des pensées suicidaires. » Début mai, Tiphaine est hospitalisée en clinique. Elle y est encore aujourd’hui, en attente d’une stabilisation suffisante.

    À LIRE AUSSI : Antidépresseurs : un médicament a-t-il poussé Romain, 16 ans, au suicide ?

    Un frein à la guérison

    A l’inverse du sevrage forcé, Sacha, étudiante de 24 ans en région parisienne, est contrainte d’abandonner son sevrage progressif de la paroxétine, un antidépresseur qu’elle prend depuis quatre ans pour une anxiété sévère. En dessous de 10 milligrammes par jour, les comprimés ne sont plus fractionnables – il faut passer aux gouttes. La rupture de stock de ce format l’oblige à tenter un sevrage total en avril. Résultats : sueurs froides dues à l’angoisse, vision trouble, difficultés à se tenir debout, vomissements… « C’était tellement affreux, j’ai dû reprendre le traitement au bout d’une semaine. » Depuis, elle prend 10 milligrammes un jour sur deux et vit avec les symptômes du sevrage chaque jour sans. Ce sevrage impossible l’empêche de commencer un traitement pour son TDAH, récemment diagnostiqué : la ritaline est un psychostimulant incompatible avec la paroxétine. « Je suis bloquée, j’ai l’impression que je ne vais jamais m’en sortir », lâche Sacha, découragée.

    L’indisponibilité de traitement entraîne aussi un isolement social et des difficultés professionnelles. « Je n’ai plus la force de sortir avec mes amis », confie Justine :

    « Ma famille aussi l’a bien remarqué : je suis là sans vraiment l’être. Je suis tellement angoissée par ce sevrage forcé que je n’arrive pas à me concentrer sur les autres aspects de ma vie. »

    Benjamin, lui, peine à suivre sa formation professionnelle, tout comme Tahir, qui enchaîne les arrêts maladie. « Souvent, je ne peux même pas me lever », explique ce dernier. « J’ai l’impression que ma situation est minimisée au travail. La santé mentale, tout le monde s’en fiche. » A l’université, Sacha n’a pas eu d’autre choix que de se forcer à aller en cours : « J’ai fait acte de présence en me bourrant d’anxiolytiques », avoue l’étudiante.

    Une des principales alternatives aux ruptures de stock recommandées par les autorités de santé est de basculer les patients sur d’autres traitements. Or, selon le psychiatre Pierre de Maricourt, « le patient risque alors de ne pas répondre au nouveau médicament, de rechuter et de revenir à l’hôpital – déjà totalement saturé ». D’autant que, selon le chef de service à l’hôpital Sainte-Anne, les traitements alternatifs sont très limités : de nombreuses molécules, pourtant commercialisées dans les autres pays de l’Union européenne, ne sont pas autorisées en France.

    « Là où la Belgique ou l’Italie disposent d’une dizaine d’antipsychotiques, nous n’en avons que cinq. Cela réduit drastiquement nos alternatives en cas de pénurie. »

    « Une question de profit »

    Certains tentent alors de se rendre dans des pays limitrophes pour se procurer leur traitement. Sacha a dû abandonner cette option : « Dans mon cas, la rupture est mondiale. Le fait que mon médicament ne soit plus produit parce qu’il n’est pas rentable pour les labos, ça me met vraiment en colère. C’est une question de profit, or c’est ma vie qui est en jeu ici ! » En dernier recours, son psychiatre lui aurait proposé d’intégrer une clinique pour se sevrer. « Mais ça coûte un bras et il faut y rester un à deux mois », s’indigne l’étudiante. Elle mise tout sur une dernière piste : trouver une pharmacie pouvant réaliser une préparation magistrale.

    « C’est mon seul espoir d’éviter l’hospitalisation. »

    Face à cette impasse, la débrouille devient courante sur les réseaux sociaux, où de nombreuses personnes demandent des molécules ou proposent quelques boîtes dont elles n’ont plus l’utilité. « Ça arrive souvent sur le groupe de promo de mon master », confirme Sacha. L’étudiante elle-même dit avoir donné à une amie deux plaquettes de sertraline, son ancien traitement : « C’est pas génial, mais on en est là. » Dans son dernier point de situation, l’ANSM prévoit un retour à la normale en juin pour le lithium. Les autres molécules, elles, n’ont pas de date de réapprovisionnement prévue pour l’instant. Pour Justine, cette pénurie a signé l’arrêt définitif du traitement : « Vu l’état dans lequel ce sevrage forcé me met … Je ne veux plus jamais revivre ça. »

    (1) Ces prénoms ont été modifiés.

    (2) Il s’agit de quatre communiqués : celui du 30/01, du 01/04, du 24/04 et du 13/05

    Illustration de Une de Joseph Colban.

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