En ce moment

    17/03/2011

    Chez M. Quan, les prix sont les mêmes depuis 30 ans

    Monsieur Quan, restaurateur et philosophe : « C'est en faisant du bien que l'on devient immortel »

    Par Leïla Yaker

    Dans ce boui-boui du 15e, c'est bondé tous les week-end. Le chef, rescapé de Dien Bien Phu et écrivain à ses heures perdues, est devenu une légende dans le quartier. Sa philosophie : tout à 5 euros. Youpi!

    Rive gauche 21 rue Copreaux. Métro Volontaires. 15ème arrondissement. Chez « M. Quan » est l’une de ces petites adresses à connaître. M. Quan, ça fait 20 m2. Tout y est à 5 euros: des nems au boeuf bourguignon, en passant par le porc au caramel, le bo-bun ou encore le croque monsieur. La rédaction de StreetPress vous garantit, par ailleurs, un excellent rapport qualité prix. Les pintes y sont même à 2 euros : de quoi faire un bon before pas cher.

    Si on revient là, ce n’est pas uniquement pour cette ambiance chaleureuse et sans prétention, mais bien pour M. Quan lui même. 70 ans, une carrure frêle, une casquette blanche à la gavroche toujours vissée sur la tête, de grandes lunettes rondes, une moustache à la Dali. On l’aperçoit, depuis la salle, s’activer en cuisine, seul.

    « capitalisme humanitaire » En plus de préparer des bo-buns à tomber par terre, à des prix défiant toute concurrence, M. Quan est aussi écrivain et philosophe. Comment concilier philosophie et restauration, quand le Mac Donald’s reste souvent le meilleur rapport dégustation/prix pour un étudiant? Et bien M. Quan met en pratique la théorie qu’il a développée, le « capitalisme humanitaire »

    « Je ne veux pas gagner beaucoup sur le dos des autres. Les étudiants n’ont pas beaucoup d’argent ». Il se fait un devoir de ne pas augmenter les prix, qui n’ont pas changé depuis l’ouverture.

    Pour lui, quand on s’engage dans quoique ce soit, il faut faire abnégation de soi. Bien faire son devoir, nous conduirait vers l’immortalité. « Quand notre coeur est large, notre santé est bonne. Nous n’avons donc pas besoin de médecin. Nous accédons donc à l’immortalité. L’immortalité c’est vivre tout le temps, comme le soleil et la lune. C’est en faisant du mal que l’on devient mortel ».

    De Dien Bien Phu Monsieur Quan est né en Indochine française dans une famille de résistants qui a pris part à la bataille de Dien Bien Phu . Il a été pendant 8 ans professeur de philosophie à Saïgon. A l’arrivée des communistes au pouvoir, en 1975, il est jeté 6 mois en prison en tant qu’opposant politique. Il quitte alors son pays, comme des millions de boat -people, avec femme et enfants.

    A Bordeaux Après une escale à Hong -Kong , son frère, ingénieur aéronautique en Allemagne, paie à la petite famille un billet pour la France. Les Quan arrivent à Bordeaux. M. Quan travaille 10 jours à l’usine Ford. « La température était très différente de celle de mon pays, et même si on m’avait prêté un vélo…c’était trop loin du foyer » nous explique t-il.

    Trop bien je veux y aller !

    Chez M. Quan, 21 rue Copreaux, métro Volontaires
    Le prix: 5 euros pour la bouffe, 2 euros pour la pinte
    Horaires: De 11h à 22h

    Il tente alors de passer une équivalence, à l’université de Bordeaux, pour continuer à enseigner la philosophie. Mais on lui fait vite comprendre que son niveau de français est trop faible, et que c’est cause perdue. Par ailleurs, âgé de 34 ans, il ne peut accéder à aucune bourse; elles sont réservées aux étudiants de moins de 26 ans.

    HLM Dans une impasse sociale à Bordeaux, la petite famille, nouvellement immigrée, tente sa chance à Paris, en 1977. Ils logent alors dans un foyer de Noisy le Grand, dans le 93. Pendant près de 8 mois, ils perçoivent les aides du gouvernement français. Puis M. Quan se met à travailler de nuit dans un hôtel boulevard St Jacques, métro Glacière. Enfin des fiches de paie. Ils peuvent trouver un logement en HLM.

    Pendant 3 ans, le rythme du métro va tenir compagnie à l’ancien professeur. Il travaille de jour dans une pharmacie près de place d’Italie, et de nuit à l’hôtel, où il s’occupe de la plonge et des poubelles.

    Bo-bun et politique Mais ses convictions politiques sont toujours là, d’autant plus que 4 de ses frères sont encore en prison (le dernier sera libéré au bout de 14 ans). Il monte un magazine d’opposition contre le gouvernement vietnamien. De la rédaction à l’édition, il s’occupe de tout. Il va le vendre 5 francs place Maubert : « Il m’arrivait d’en vendre jusqu’à 100 par jour ».

    Enfin M. Quan entre dans la restauration : il ouvre son premier établissement à Saint Denis, sur la nationale. L’aventure dure 5 ans. « ça marche, mais pas terrible. Assez pour manger et pour partir en vacances » nous raconte t-il, dans un français attendrissant, bien marqué par son accent. Il le revend. Pendant près d’un an, il mange ses économies dans un repos bien mérité.

    450 litres d’alcool Grâce à l’aide de son « petit frère », il réussit à acheter un établissement en 1985 au 21 rue Copreaux dans le 15ème. La première semaine, « seuls des vieux fréquentaient. Un mardi, 3 jeunes déposent leur vélo pour venir boire un coup. Le jeudi d’après, il y en avait une cinquantaine ». Il ouvre à 5h45, « parce que le bistrot d’en face ouvrait lui à 6h15 » et ferme à 2h du matin, 7jours sur 7. Près de 450 litres de vin et de bière étaient consommés par semaine.

    La salle sort des bouibouis ordinaires: des rangées de livres, une affiche de Marilyn Monroe, des plantes vertes; au bar, une collection de billets du monde entier, que les consommateurs se sont amusés à compléter au fil des années. Le décor semble sortir d’un autre temps, celui où l’on échangeait avec passion ses idées en s’enfumant les uns les autres.

    80 litres de bière Aujourd’hui M. Quan subit le mal de la nuit parisienne: problèmes de bruit, avec le voisinage… Il ouvre toujours 7 jours sur 7, mais de 11h à 22h ; le dernier couvert est servi à 21h. La consommation d’alcool s’en ressent : seuls 80 litres de bière sont consommés par mois. Mais les jeunes continuent à venir. C’est bondé tous les week-ends.

    Et si vous ne pouvez pas vous attabler, vous pouvez toujours emporter. Comme pour se faire pardonner de ne pouvoir vous accueillir, une petite brioche au chocolat est jointe à votre commande.

    Le journalisme de qualité coûte cher. Nous avons besoin de vous.

    Nous pensons que l’information doit être accessible à chacun, quel que soient ses moyens. C’est pourquoi StreetPress est et restera gratuit. Mais produire une information de qualité prend du temps et coûte cher. StreetPress, c'est une équipe de 13 journalistes permanents, auxquels s'ajoute plusieurs dizaines de pigistes, photographes et illustrateurs.
    Soutenez StreetPress, faites un don à partir de 1 euro 💪🙏

    Je soutiens StreetPress  
    mode payements

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER