Derrière le fantasme de ses banques et de son chocolat, qui peut soupçonner que la Suisse entraîne l’une des dernières « armées de milice » de l’Europe de l’ouest ? Si la neutralité est un principe fondamental de la politique suisse, tous ses citoyens sont encore astreints au service militaire. Un paradoxe qui fait sourire certes mais n’en riez pas trop : les soldats détiennent leur arme de service chez eux. Au cas où…
Un soldat tu deviendras L’article 59 de la Constitution suisse [PDF] stipule que “tout homme de nationalité suisse est astreint au service militaire.” Dès 18 ans – s’ils sont déclarés aptes – les hommes suisses doivent donc servir le pays 260 jours de leur vie. Sauf certaines professions – comme les médecins. Les femmes [PDF] peuvent, elles, s’engager sur une base volontaire. Résultat : 40.000 civils s’entraînent chaque année pour une armée qui compte environ, selon l’armée, 120.000 soldats actifs (dont 1.000 femmes).
La devise de l’armée suisse ? “Sécurité et Liberté”, et ce n’est pas qu’une parabole. Le service militaire s’effectue en deux périodes : la première, appelée “école de recrues”, s’effectue à 19 ans (pendant 18 à 21 semaines). Ensuite, les soldats doivent effectuer 6 à 9 périodes de “cours de répétition” d’une durée de 3 semaines chaque année. Cela peut aller jusqu’à 34 ans si, pour des raisons personnelles (généralement les études), une période a été reportée.
En plus de cet entraînement annuel, les hommes ramènent chez eux leur arme de service (un fusil d’assaut Fass 90), leur tenue et une partie de leur équipement en cas de mobilisation immédiate. Le soldat doit aussi se présenter chaque année avec son arme dans un centre militaire pour un exercice de tir. Alors pourquoi les Suisses, qui ne se sont jamais engagés dans un conflit et n’ont pas d’ennemis réels, se préparent-ils au pire ?
Ceux qui jouent à la guerre, d’autres qui s’y refusent Disons-le tout de suite : tous les Suisses, même s’ils en ont l’obligation, ne font pas leur service militaire. Aujourd‘hui, seuls 30 à 40 % des hommes suisses effectuent la totalité de ce service, beaucoup se déclarant inaptes avant ou au cours de leurs obligations.
Christophe Barbey est secrétaire du Groupe pour une Suisse sans Armée (GSsA). Il milite pour l’abrogation de ce service militaire obligatoire et défend un service militaire et civil volontaire. Il sourit :
« Lors des journées de recrutement, 4 sur 10 ne sont pas pris, et la moitié d’entre eux sont renvoyés pour des raisons psychiques. S’il y avait réellement 2 Suisses sur 10 qui étaient malades mentaux, on aurait un problème de société gigantesque. C’est clair qu’il y a de la triche. »
C’est ce qu’a fait Jean, 24 ans, jugé inapte par les médecins lors de la journée de recrutement.
« Le premier test se fait sur ordinateur, il suffit de connaître les symptômes de certaines maladies psychologiques pour les reproduire. Ensuite il faut rester crédible quand tu passes devant le psychologue et les médecins. Je l’ai fait parce qu’on a d’autres atouts à développer ! Beaucoup d’argent est en jeu. De l’argent qui pourrait être investi dans la formation, l’éducation… Je ne fais pas l’armée, parce que je ne me laisse pas dicter ce que j’ai à faire par l’État. Surtout pour une chose aussi insensée ! »
David, 29 ans, n’y échappe pas, lui. Il lui reste encore trois périodes. Soldat dans l’infanterie, il déplore :
« On nous occupe pour nous occuper, mais 90 % du temps on attend. Je ne crois pas que notre armée soit capable de faire une guerre et puis contre qui surtout ? Je suis pour une armée de professionnels, que ceux qui veulent jouer au soldat se fassent plaisir, mais 99 % des mecs ici en ont rien à foutre. »
Actuellement en service en haute montagne, il poursuit : « Tous les matins à 6h30, on fait l’appel dans la cour, on se croirait dans une parade militaire nord-coréenne, j’ai l’impression d’être chez les fous. Après, on marche toute la journée dans la neige. Il y a quelques jours, on a tiré 4.000 balles chacun, ça pétait de partout ! » Le seul aspect positif tient, pour lui, au mélange socio-culturel : « Tu rencontres des gens de toutes régions, qui parlent toutes les langues, des paysans aux banquiers, on est tous ensemble. » Les partisans du service militaire obligatoire mettent d’ailleurs en avant « le ciment social ».
Les Suisses doivent servir le pays 260 jours de leur vie
S’il y avait réellement 2 Suisses sur 10 qui étaient malades mentaux, on aurait un problème de société gigantesque.
“Il y a quelques jours, on a tiré 4.000 balles chacun, ça pétait de partout”
Le coût du système Tous ces exercices coûtent 8 milliards de francs par an (6.6 milliards d’euros). Au budget défense et armement (estimé à plus de 4 milliards de francs), ajoutez la perte pour l’économie estimée elle-aussi à 4 milliards – car il faut indemniser l’entreprise et aussi le soldat qui ne va pas travailler quand il est appelé. Comment le financer ? Toute la population paie une assurance “perte de gain” qui équivaut à un prélèvement sur les salaires de 1.2%.
Cette militarisation forcée de la jeunesse a aussi un coût psychologique et a, parfois, des répercussions sur la vie professionnelle. Ces absences (3 semaines par an, rappelons-le) peuvent être un obstacle dans la recherche d’un emploi et ainsi pénaliser un soldat par rapport à une personne non astreinte au service militaire. George, 30 ans, témoigne :
« L’université où j’allais n’acceptait pas plus de 40 h d’absence par semestre, impossible donc d’assister à mes cours de répétition (ndlr : les périodes de 3 semaines que les civils doivent effectuer chaque année). L’armée faisait la sourde oreille et je me suis donc retrouvé devant un juge militaire pour expliquer ma situation. Après pour rendre mon arme, c’était tout un bordel administratif. J’ai dû lutter plusieurs mois pour ne plus me dire “j’ai une arme sous mon lit et je flippe”. »
Désormais, il est possible de laisser son arme dans une armurerie. Mais on n’échappe pas si facilement à l’État : ceux qui ne font pas le service militaire doivent payer une taxe d’exemption de 3 % sur leur salaire brut. Ce qui fait dire à Andi et Stefano, deux frères italiens de 28 et 24 ans, nés en Suisse, qu’ils sont bien contents d’être étrangers : « On travaille en Suisse, on paie nos impôts, mais on ne demande pas la nationalité suisse en partie pour éviter le service militaire ! »
Un non-sens stratégique ? Devant toutes ces failles, on peut se poser la question : pourquoi l’armée suisse existe-t-elle toujours sous cette forme ? Christophe Barbey explique :
« L’armée, lobby très puissant, fait très bien sa propagande. Regardez sur une carte, la Suisse, toute petite, entourée de grands empires ! Stratégiquement, si on avait réellement un conflit militaire sur le territoire, en 3 jours on serait détruit. Le pays est vulnérable à cause des centrales nucléaires et des entreprises chimiques : un missile bien placé et c’est fini. Même si les Suisses sont teigneux ! C’est un non-sens stratégique. On paie des avions de guerre et des véhicules blindés, mais on imagine mal des hordes de chars russes débarquer comme pendant la guerre froide ! C’est un concept périmé. »
Le GSsA dont il est le secrétaire mène donc un combat pacifiste : faire voter une initiative populaire [PDF] pour l’abrogation du service militaire obligatoire. Sachant qu’en 1989 et en 2001, les Suisses ont rejeté par référendum des initiatives semblables. Et que cette initiative ne sera pas soumise au peuple avant 2013 ou 2014. « Les Suisses sont très respectueux de leur gouvernement et l’identité nationale est forte. Une partie de la Suisse croit en ce mythe de l’armée. Il y a aussi des souvenirs frais dans la psyché nationale, et cela prendra du temps avant que les mentalités évoluent. »
Christophe Barbey conclue :
« La guerre n’est que l’option de la destruction de l’autre, une solution indigne, incompatible avec les droits fondamentaux. La Charte de l’UNESCO le dit très clairement : c’est dans l’esprit des hommes que la guerre a été générée, et c’est dans l’esprit des hommes qu’il faut construire et défendre la paix. L’armée résiste, mais elle ne pourra pas le faire indéfiniment. »
Réponse de Sonja Margelist, à la communication du département fédéral de la défense : “Nous aurons un jour une discussion politique autour de la question de faire le service ou pas, mais aujourd’hui, nous pensons que c’est le meilleur système pour la Suisse.”
Toute la population paie une assurance “perte de gain” qui équivaut à un prélèvement sur les salaires de 1.2%.
Stratégiquement, si on avait réellement un conflit militaire sur le territoire, en 3 jours on serait détruit.
Reportage sur l’armée suisse | Défense d’entrer
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