19/09/2022

« Il y a toujours la possibilité de dire “non”, de ne pas appliquer les ordres »

Quand des policiers refusent de faire la chasse aux migrants

Par Mačko Dràgàn ,
Par Marine Joumard

Dans la Roya, vallée des Alpes-Maritimes voisine de l’Italie, la police tente, souvent au mépris du droit ou brutalement, d’arrêter les exilés qui ont passé la frontière. Mais certains fonctionnaires refusent d’endosser le mauvais rôle. Récits.

Un soir du mois d’août, dans un bar de Breil-sur-Roya, dans les Alpes-Maritimes (06). Cédric Herrou, paysan et militant bien connu des droits des exilés, raconte une histoire de flics, mais pas celle qu’on pourrait imaginer. En 2017, il doit se rendre au tribunal de Nice mais, problème : une exilée adolescente se trouve au camp, paniquée. Il ne souhaite pas la laisser seule. « Je me suis décidé à descendre avec elle pour la mettre à l’abri sur Nice. Au péage de la Turbie, la police me contrôle et me demande d’ouvrir le coffre. La gamine était derrière, cachée avec des couvertures. » Moment de panique :

« Dans le rétro intérieur, je vois ce qui se passe à l’arrière. Le flic ouvre le coffre, et il la voit. Il reste quelques secondes à la regarder. Il referme la porte, je me dis que c’est foutu. Mais il vient vers moi, et me dit : “C’est bon, vous pouvez y aller…” »

L’anecdote tranche avec la situation dans ce département frontalier traversé quotidiennement par des exilés venus d’Italie. La police lutte activement contre « l’immigration irrégulière ». Une intense chasse aux sans-papiers qui se fait très souvent au mépris du droit, ce qui a valu à la France plusieurs condamnations (1). Les témoignages de violences policières s’accumulent. Ainsi, mi-juin, Omar Elkhouli – un Égyptien vivant en France depuis 13 ans qui s’était rendu en Italie afin d’obtenir une carte de séjour – a été tué d’une balle dans la tête par la police.

« Le flic ouvre le coffre, et il la voit. Il reste quelques secondes à la regarder. Il referme la porte, je me dis que c'est foutu. Mais il vient vers moi, et me dit : “C'est bon, vous pouvez y aller…” » / Crédits : Marine Joumard

À nos amis

Cédric Herrou connaît bien la police. Depuis 2016, il a ainsi subi plus d’une dizaine de gardes à vue et de nombreux procès. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les bleus l’ont à l’œil. Une camionnette de police a longtemps stationné aux abords de chez lui et de son terrain d’éleveur devenu le CCH, le « Camping Cédric Herrou » (2). Un lieu qui accueillait des centaines de personnes. Si les relations sont parfois tendues avec les forces de l’ordre, il lui est aussi arrivé de recevoir des marques de bienveillance et d’empathie de leur part. C’est d’ailleurs Cédric Herrou qui a suggéré de consacrer un article à ces soutiens discrets. Il s’esclaffe, un brin provocateur :

« Pour parler comme eux, la police, c’est comme les Arabes : il y en a des biens [rires]. »

Il ajoute :

« Ça m’est arrivé plus de fois que les flics m’arrêtent et me laissent partir, que de me faire mettre en garde à vue. Et pourtant, j’en ai fait beaucoup. »

À de nombreuses reprises aussi, lorsqu’il demande aux exilés comment ils sont arrivés jusque sur son terrain, ils lui auraient répondu : « La police ! » Celle-ci les avait « déposés en bas de la maison, en leur expliquant que le plus simple pour eux était d’aller ici pour faire leur demande d’asile ».

Dans la vallée de la Roya, la relation avec les gendarmes s'est apaisée. Un lien de confiance lié au fait que « dans notre com’, *on ne les a jamais incriminés. On a toujours préféré s’en prendre aux donneurs d'ordre, préfet et autres », indique Cédric Herrou. / Crédits : Marine Joumard

Marion Gachet, sa compagne, également co-responsable de la communauté Emmaüs, raconte une autre anecdote :

« Des gars s’apprêtaient à passer la frontière par le tunnel du train, des policiers sont arrivés et leur ont dit : “Attention, ceux qui sont au bout ne sont pas commodes, ils vont vous choper. Attendez un peu, il va y avoir un changement de service, ce sera nous, on vous laissera passer.” »

Dans la vallée, chaque militant engagé aux côtés des exilés ou presque a sa petite anecdote avec la police. Loïc, également membre d’Emmaüs-Roya, raconte une « mission d’observation » réalisée quelques semaines plus tôt. L’opération consiste à observer, des jours durant, le comportement des membres des forces de l’ordre dans les zones de contrôle de la frontière pour documenter les manquements et parfois le modérer par une simple présence. « Généralement, on est moqués, insultés ». Mais cette fois, alors qu’ils sont en poste avec une amie militante, « un des gars de la gendarmerie mobile (5) vient nous voir. Il nous dit que c’est bien de faire ce qu’on fait », puis leur demande s’ils vont rester toute la nuit. Ils lui répondent que oui :

« Résultat, le lendemain matin, il est venu nous amener des croissants ! »

Autant d’actes anonymes qui sont difficiles à renseigner. Le sujet reste tabou, surtout dans les rangs de la police.

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La policière qui héberge les exilés

Un jour caniculaire de juin, StreetPress retrouve Sacha (3) à la terrasse d’un café du Vieux-Nice. Elle est policière à Nice. Après des années en banlieue parisienne et, en plus de diverses activités militantes ou associatives, elle héberge chez elle des demandeurs d’asile. « Ça enrichit ma vision des choses dans le cadre de mon travail », dit-elle. Compliqué pour elle de parler. Mais, après de nombreuses rencontres, elle accepte de laisser lancer l’enregistreur. « Respecter la loi, c’est mon boulot. Il y a toujours la possibilité de dire : “Non, ça, je ne le ferais pas, ce n’est pas mon taf”, et de ne pas appliquer les ordres », dit-elle en sirotant son verre. Elle poursuit :

« L’accueil des personnes qui sont en situation d’exil, avec un parcours souvent traumatique, ça fait partie de l’aide aux personnes vulnérables. C’est totalement le travail d’un flic. Je ne comprends pas qu’il y ait autant de flicards qui se mettent en porte-à-faux avec la loi. »

Son premier accueil, Sacha s’en rappelle, c’était en banlieue parisienne, dans le 93. Un jeune homme – elle se souvient de son âge, 26 ans, et de son nom, Mickaël – s’est mis à dormir dans la voiture de la fonctionnaire. « Je ne fermais jamais ma bagnole ». Après avoir parlé avec lui, elle l’a laissé rester là quelques jours. Puis, elle s’est dit :

« C’est l’hiver, c’est pas possible… Je lui ai dit de venir chez moi, et je l’ai hébergé quelques mois, jusqu’à ce que le froid passe. »

Elle complète :

« Je ne suis pas passé par une asso… Pour moi, c’est juste normal, en fait. »

Pas besoin, à ses yeux, de faire appel au réseau militant pour que quelqu’un reste dormir à la maison. Une sorte d’instinct d’entraide.

Depuis plusieurs années, Sacha héberge régulièrement des demandeurs d'asile, la plupart du temps pour un temps long. Le plus dur, pour elle, c'est d’encaisser leurs récits parfois insoutenables. / Crédits : Marine Joumard

Elle ne cache pas ses engagements

Elle a renouvelé l’expérience au fil des années et elle héberge désormais régulièrement des demandeurs d’asile, la plupart du temps pour un temps long. Ça se passe bien avec ces « copains » qu’elle accueille. Parfaitement bien. « Le fait que je sois flic n’a pas vraiment d’impact dans notre relation ». Le plus dur, pour elle, c’est d’encaisser les récits parfois insoutenables des personnes qui se retrouvent chez elle après une longue errance :

« Il y a des soirs où je pleure. C’est violent, tout ce qu’ils ont traversé… »

Ses collègues sont-ils au courant qu’elle héberge des gens chez elle ? « Oui. Je me fais beaucoup tailler là-dessus. » Mais, affirme-t-elle, « petite victoire dans mon travail, il y a quand même un contre-courant qui s’est installé. Les autres font attention à ce qu’ils disent quand je suis là ». Une sorte de respect mutuel s’est instauré. Elle ne serait pas la seule fonctionnaire de police du coin à offrir le gîte à des exilés :

« Mais ils souhaitent rester discrets. Sans héberger, il y a aussi des collègues qui y sont sensibles, enfin juste humains, quoi. »

Et de donner l’exemple d’un des flics de son commissariat, qui, alors qu’il était de permanence, « s’est barré de son service pour acheter un petit-déjeuner à une famille. Il n’était pas obligé. Juste, ça le touche ce genre de situation. Je trouve ça génial. Mais on n’en parle pas. Peut-être que si ces choses étaient plus mises en avant, il y aurait un mieux ».

Alors qu’il était de permanence, un des collègues de Sacha « s’est barré de son service pour acheter un petit-déjeuner à une famille ». « Je trouve ça génial. Mais on n’en parle pas. Peut-être que si ces choses étaient plus mises en avant, il y aurait un mieux » / Crédits : Marine Joumard

La politique du chiffre

Sacha raconte être entrée dans la police afin « d’aider les personnes les plus vulnérables et d’arrêter les bandits ». Au début, tout allait bien, « j’ai fait un an de police de proximité ». Puis, « il y a eu Sarkozy au ministère de l’Intérieur, et là, ça a bien dérapé en matière de chiffres, de chasse à l’homme, au migrant… » Elle se rappelle des consignes de prise de service, « où il fallait déloger des mecs qui étaient là depuis 20 ans, 30 ans… » Elle soupire, grimace un peu. Mais, insiste-t-elle, « je n’ai jamais fait ça. Je n’aurais pas pu. J’étais plutôt dans l’esquive au début. Puis je l’ai très vite fait directement, en expliquant que je n’étais pas rentrée dans la police pour ça. Je n’ai pas été la seule ». Elle affirme ne jamais avoir été « emmerdée » suite à ces refus, « en tout cas, pas à l’époque. Maintenant, c’est plus compliqué ». Par contre, oui, ajoute-t-elle, elle a été « placardisée ».

La fonctionnaire condamne sans détour le comportement de certains de ses collègues. « Les migrants, c’est à gerber, cette façon dont la police les traite. Ce truc de lacérer les tentes… C’est tout le contraire du code de déontologie. Je ne me reconnais pas là-dedans. » Mais pour Sacha, il faut se garder des généralités :

« Quand tu lis : “La police, tous des pourris”, je trouve ça injuste. C’est important de nuancer. On est quand même des centaines, des milliers à ne pas être comme ça, il faut le souligner. »

Sa solution ? « Je n’en ai pas. Mais moi, petit individu, je sais qu’il y a des possibilités de dire non. Qu’on doit dire non. » (4)

« On est quand même des centaines, des milliers à ne pas être comme ça, il faut le souligner. » / Crédits : Marine Joumard

Des relations apaisées

Si les relations entre les policiers et l’association Emmaüs-Roya sont compliquées dans la vallée de la Roya, celles avec les gendarmes du village se sont apaisées. « On leur a prouvé à l’époque que ce qu’ils faisaient était illégal », rembobine Cédric Hérou. Ils ont changé leurs méthodes. Un protocole commun pour l’accès à la demande d’asile a même été mis en place. « Il y a vraiment un lien de confiance qui s’est créé », enchérit-il. Confiance notamment liée au fait que « dans notre com’, on ne les a jamais incriminés. On a toujours préféré s’en prendre aux donneurs d’ordre, préfet et autres ». Le but ? Montrer « comment on arrive, même quand on n’est pas dans le même camp, à travailler avec intelligence ». Et de conclure :

« Nous, ce qu’on veut, c’est que tout se passe bien. Et eux leur métier, c’est aussi que tout se passe bien. »

(1) Le 8 juillet 2020, le Conseil d’État a confirmé que « la France viole le droit à la frontière franco-italienne ». Et notre pays a été condamné par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le 2 juillet 2020 pour « traitement inhumain et dégradant » envers des demandeurs d’asile.

(2) Le CCH est devenu la communauté agricole Emmaüs-Roya.

(3) Le prénom a été modifié.

(4) « Désobéir pour respecter le droit d’asile », un article de Azar, mensuel Mouais n°28, mai 2022.

(5) Edit le 20/09/22 : Il s’agissait d’un gendarme et non d’un fonctionnaire de la PAF comme indiqué initialement.