08/10/2025

« J’ai imaginé me pendre aux barreaux des fenêtres de mon service »

Le calvaire et le harcèlement moral d’un ancien agent de la DGSI

Par Lina Rhrissi

Après des années de souffrance, Jean-François D., ancien brigadier-chef à la Direction générale de la sécurité intérieure, dénonce les dysfonctionnements managériaux et le racisme décomplexé au sein de l'institution policière.

« Dans mon métier, j’ai assisté à des autopsies, j’ai vu des corps criblés de coups de couteau, des vidéos de décapitation… Mais ce qui m’a le plus impacté, ce sont les relations de travail », dit Jean-François D. Depuis son entrée dans la police puis à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), l’ancien fonctionnaire a affronté brimades, mensonges, ostracisation parce qu’il dénonçait, entre autres, des irrégularités et des discours racistes.

Les désillusions en chaîne l’ont conduit à porter plainte contre X, le 15 juin, avec constitution de partie civile pour « harcèlement moral au travail, dénonciation calomnieuse et faux en écriture publique par personne dépositaire de l’autorité publique » auprès du tribunal judiciaire de Montpellier (34). L’ex-brigadier-chef de la DGSI, 48 ans, a passé quinze ans dans les rangs de la police. Il dénonce un climat professionnel malsain entretenu par une administration qui protègerait les harceleurs :

« Dès que vous dénoncez un problème dans les institutions, vous devenez le problème. »

D’après son avocat, Arié Alimi : « On est dans un système où le fait de dénoncer des comportements anormaux peut valoir à des policiers l’acrimonie de collègues ou de supérieurs. La succession de rétrogradations et d’humiliations qui a conduit à l’éviction de mon client avait pour objectif de dégrader sa santé psychologique. » Selon Manon Yzermans, responsable juridique à la Maison des lanceurs d’alerte (MLA), qui l’accompagne : « Jean-François D. a alerté pour deux séries de faits dont il a eu connaissance dans le cadre de ses fonctions qui constituaient des violations de la loi et une atteinte à l’intérêt général. » Des alertes conformes à la procédure légale estime l’association, qui fournit un soutien juridique, psychologique ou médiatique aux concernés, puisque Jean-François a averti sa hiérarchie « avant de se tourner vers l’autorité judiciaire » (2) :

« Il a subi des représailles symptomatiques de ce que vivent les lanceurs d’alerte dans la police. »

« J’ai imaginé me pendre aux barreaux des fenêtres de mon service pour les punir de leur comportement », avoue le plaignant. Aux renseignements, Jean-François D. est loin d’être le seul agent à avoir envisagé de passer à l’acte. Rien que cette année, trois agents de la DGSI se sont donné la mort, dont un policier avec son arme de service sur le parking du siège ultrasécurisé de Levallois-Perret (92), le 3 juin.

Sollicité par nos soins, le ministère de l’Intérieur indique que Jean-François D. fait l’objet de plusieurs enquêtes administratives « pour des comportements inappropriés au travail, rapportés par sa hiérarchie ainsi que par ses collègues ». D’après l’administration, « les difficultés relationnelles rencontrées par [Jean-François D.] précèdent son affectation au sein de [la DGSI] et témoignent d’une inadaptation de longue date au travail collectif ».

Des informations « secret défense » et des primes injustifiées

Le 22 décembre 2022, Jean-François D. franchit la porte du Centre d’écoute à distance (CED) de Montpellier l’estomac noué. Dans ce service interministériel, des fonctionnaires de la DGSI retranscrivent les conversations de cibles de la lutte antiterroriste. Depuis des mois, le policier, désœuvré, passe ses matinées devant son poste. Son chef a réduit ses tâches comme peau de chagrin. Les autres agents lui adressent à peine la parole.

Ce jour-là, ses collègues vont plus loin en laissant ses « bonjour » sans réponse. La raison de cette énième vexation ? « On ne balance pas dans la police », lui aurait rétorqué une collègue. Plus d’un an plus tôt, le 22 novembre 2021, il a prévenu le référent déontologie que son groupe utilisait l’application chiffrée Signal pour partager des documents classés « secret défense », plutôt que l’outil interne. Jean-François D. avait peur que la détention de ces données sur son téléphone lui soit reprochée par une administration en laquelle il n’a plus aucune confiance.

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Quelques années plus tôt, alors qu’il était en poste à la Direction territoriale de la sécurité intérieure (DTSI), le brigadier-chef avait déjà alerté sa direction sur ce qui lui semblait être une rupture dans l’égalité de traitement entre les agents. Pendant l’hiver 2019, il réalise que certains de ses collègues reçoivent une prime revalorisée d’officier de police judiciaire de 270 euros par mois — sans explication logique, lui et d’autres membres ne la reçoivent pas. Jean-François D. décide de prévenir sa supérieure.

Après son signalement du 29 décembre 2019, une enquête administrative est diligentée. À son issue, Jean-François D. reçoit un avertissement, une sanction du premier degré. Pourtant, en reconnaissance de l’irrégularité repérée, la prime en question est retirée aux agents qui la recevaient pour être attribuée à certains de ceux qui en étaient privés. Une décision prise en amont de l’alerte, assure la hiérarchie. Elle écrit également dans un rapport que l’agent aurait à cette occasion « proféré des insultes et des paroles déplacées devant d’autres fonctionnaires du service ». Des faits que Jean-François D. dément :

« Ce qu’on m’a reproché, c’est d’avoir mis mon nez dans ce qui ne me regarde pas. »

Des menaces de garde à vue et de nouvelles accusations

Lorsque l’agent décide de déposer un recours auprès du tribunal administratif de Montpellier contre la sanction qu’il a reçue, en avril 2021, il reçoit un appel inquiétant. Un policier de la direction zonale, syndiqué à l’UNSA Police, l’informe de son futur placement en garde à vue. La raison ? Avoir transmis à son avocat des documents avec l’identité de collègues classifiés. Si son conseil de l’époque lui évite l’incarcération en rappelant à sa hiérarchie la légalité de la démarche, ces menaces sont fréquentes de la part de l’institution policière, explique maître Arié Alimi : « Pour faire taire un policier qui dénonce des comportements au sein de la police, la hiérarchie et le ministère public n’hésitent pas à le poursuivre judiciairement pour des motifs fallacieux. D’où le faible nombre de policiers qui osent parler. Et c’est encore plus compliqué au sein de la DGSI avec le “secret défense”. »

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Jean-François D. a été convoqué pour une deuxième enquête administrative le 26 mars 2024, peu après l’épisode « Signal » au CED de la DGSI. Il apprend que plusieurs de ses collègues l’accuseraient de perturber le service, d’avoir tenu des propos racistes — la plupart des agents du CED sont arabophones — et de harcèlement sexuel. Des témoignages auxquels il n’a toujours pas eu accès et qui auraient été rédigés à la période de son alerte sur Signal. Ce sont ces « mensonges », selon lui, qui l’ont convaincu de porter plainte.

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Dans un formulaire Cerfa joint à sa plainte, l’un des agents du CED écrit : « Il y a eu des tensions évidentes avec ses collègues de sa direction car durant des mois ces derniers ne répondaient pas à ses salutations. Je suis admiratif du sang-froid dont il a fait preuve devant autant de mépris. » Dans un autre témoignage, un ami de Jean-François D., capitaine de police, écrit à son sujet : « Il fait partie de ces rares policiers avec lesquels aucune blague raciste n’est de mise. »

Blagues racistes et commissaire membre du Rassemblement national

L’ex-agent raconte avoir eu du mal à s’acclimater à l’atmosphère pesante de la police judiciaire (PJ). Il y a fait ses armes pendant six ans dans une brigade criminelle, la 3e Direction de la police judiciaire (DPJ) du 14e arrondissement de Paris. « Je me faisais traiter de “bobo” ou de “gaucho” parce que j’arrivais en vélo ou que je lisais “Le Monde“ », raconte ce diplômé en droit. Jean-François se souvient avoir été taxé de « bien-pensant » lors des élections présidentielles en 2012, « après avoir simplement cherché à modérer certains propos ». Des agents placardaient le drapeau des Confédérés, symbole de la sécession raciale des années 1860 aux États-Unis, ou — d’après des photos de 2017 que nous avons pu consulter — une carte médiévale des croisades, surplombée d’une feuille sur laquelle est écrit :

« LA PROCHAINE NE COÛTERA PAS CHER EN TRANSPORT ! »

Jean-François D. a peu de chances d’être compris par sa chefferie. Son commissaire divisionnaire est Patrick Yvars, dirigeant de la 3ème DPJ de 2013 à 2019. Il a été discrètement membre de la campagne de la candidate d’extrême droite, Marine Le Pen, en 2017, avant d’officialiser son engagement à son départ à la retraite, en 2019. Il vient d’être exclu du parti pour ses prises de positions jugées trop radicales.

Des agents de la police judiciaire placardaient, en plus d'une carte médiévale des croisades, le drapeau des Confédérés, symbole de la sécession raciale des années 1860 aux États-Unis. / Crédits : DR


Il n'était pas rare d'entendre des discours racistes au sein de la police judiciaire, l'atmosphère était pesante. / Crédits : DR

Contacté par StreetPress, l’ex-haut gradé assure : « Le fait que j’aie été électeur et ensuite adhérent du RN n’avait strictement aucune incidence dans mon activité professionnelle. » Concernant les affiches racistes, Patrick Yvars affirme ne pas s’en souvenir et que le problème ne lui a jamais été remonté.

Descentes aux enfers à la police judiciaire

C’est à la police judiciaire que Jean-François D. subit pour la première fois une exclusion de la part d’une équipe et d’un bourreau, le major C. Pourtant, au début, tout semble lui réussir : il intègre en 2011 la « Crim’ » — son rêve d’enfant — et reçoit les félicitations de sa hiérarchie pour la résolution d’un dossier de viols en série. Dans la foulée, il est admis aux écrits du concours d’officier de police.

Mais rapidement, le major C., qui a des responsabilités syndicales chez Unité SGP Police, le prend en grippe. « Connard », « enculé », « je vais te fumer »… Insultes et moqueries sont le quotidien du brigadier. Dans une ambiance clanique, le reste de l’équipe se serait peu à peu rallié au major. Lorsque Jean-François D. se confie auprès du commandant — leur supérieur — il lui aurait répondu :

« Dans un groupe, il y a toujours un bouc-émissaire. Mais en principe, ça change. Il vous oubliera bientôt. »

Pour régler la situation, la direction décide en 2014 de transférer Jean-François D.. Le brigadier décide d’écrire un rapport pour signaler le harcèlement qu’il dit avoir subi. Mais lorsqu’il croise le commissaire divisionnaire Patrick Yvars dans les couloirs de la PJ, ce dernier lui assène :

« Si cela vous a fait du bien, c’est l’essentiel. Vous pouvez maintenant brûler le rapport. »

Auprès de StreetPress, Patrick Yvars confirme ses propos de l’époque. « Faire remonter au-delà un problème de relations humaines, je n’en voyais pas l’intérêt », balaie le retraité de la haute fonction publique. « Vous appelez ça du harcèlement, moi j’appelle ça de l’animosité entre les uns et les autres, comme ça arrive partout. »

Le cercle vicieux de la souffrance au travail

Le policier s’échappe à la DTSI, de 2018 à 2020, où il mène des investigations en tant qu’analyste pour prévenir les risques d’attentats islamistes. Mais pour se concentrer sur sa mission, il doit à nouveau faire abstraction des dénigrements d’un chef lui menant la vie dure. Le major de police B. (1) n’apprécie guère cette recrue qu’il juge trop procédurière. Jean-François D. endure intimidations et menaces d’agressions physiques, comme lorsque le major lui promet devant témoins de lui mettre « sa main dans sa gueule », après que le brigadier lui a demandé de laisser la porte de son bureau ouverte.

Dans un témoignage que StreetPress a pu consulter, un commandant de police à la retraite rapporte qu’en 2018, le major B. aurait posé les deux poings sur le bureau de Jean-François D. et menacé de lui « casser la figure ». Dans l’enquête administrative, son supérieur reconnaît l’avoir qualifié de « trou du cul » et de « fils de pute ». Jean-François D. informe sa hiérarchie de ces violences verbales, à la fois par mail et de vive voix, il ne reçoit ni protection ni soutien.

Lorsque Jean-François D. est muté dans le service d’écoute à distance, en décembre 2020, au sein de la DGSI, il espère trouver du calme. « Les écoutes, c’est un mouroir, vous êtes devant un ordinateur », explique-t-il. Le quadra bénéficiait d’une préconisation médicale précisant qu’il ne devait travailler que le matin en raison des troubles anxieux et d’insomnies. Peine perdue. Auprès de ses nouveaux collègues, ce mi-temps thérapeutique ne passe pas. Rapidement, certains le soupçonnent de bénéficier d’un « certificat de complaisance ». Et c’est ainsi que le harcèlement aurait repris de plus belle. Au sein de l’administration policière, Jean-François D. s’est senti « comme dans une machine à laver » dont il est impossible de sortir indemne.

Une réputation de mouton noir qui colle à la peau

Dans l’administration policière, il n’est pas aisé de se défaire d’une étiquette dégradante. Les réputations de mouton noir se transmettent de service en service par le bouche-à-oreille. Au détour d’un accrochage, le major B. aurait révélé à Jean-François D. sa connaissance des problèmes rencontrés dans son ancien service. « Il m’a expliqué que c’était moi qui avait un problème et que cela allait mal se finir », écrit-il.

Autre preuve : à la PJ, le brigadier-chef était comparé à Monk, un personnage d’ancien policier souffrant de trouble obsessionnel compulsif d’une série américaine. StreetPress a pu consulter des images de la salle de repos de la 3e DPJ sur laquelle tous ont leur photo affichée sauf Jean-François D., dont le portrait est remplacé par celui du héros inadapté socialement. Quelques années plus tard, au printemps 2018, à la DSTI de Montpellier, le brigadier a la mauvaise surprise de trouver à nouveau une photo de Monk, collée sur sa porte de bureau. Jean-François D. a décidé de laisser l’affiche, « pour ne pas montrer [sa] vexation », écrit-il dans un rapport.

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Actuellement, Jean-François D. a renoncé à sa vocation. Après avoir obtenu sa rupture conventionnelle en juin, le père de deux petites filles s’apprête à entamer une reconversion en menuiserie. Pour que les policiers souffrant en silence ne se sentent plus seuls, il veut ouvrir la voie :

« Les médias et les syndicats relaient beaucoup le manque de moyens et la défiance de la population pour expliquer les suicides dans la police. Le problème du management n’est jamais soulevé. »

(1) L’initiale du nom de l’agent a été modifiée, l’identité des agents de la Direction générale de la sécurité intérieure étant couverte par le secret de la défense nationale.

(2) Selon la MLA, la première alerte de Jean-François D. qui porte sur l’attribution illégale d’une prime peut correspondre à l’infraction pénale de concussion. La seconde alerte, qui porte sur l’utilisation illégale de l’application Signal pour la communication d’informations secret défense est une atteinte à la sécurité, donc à l’intérêt général, et une violation flagrante de l’article R2311-6-1 du Code de la défense qui interdit formellement la consultation d’informations classifiées sur des appareils ou des systèmes non-habilités à les contenir.

Illustration de Une par Joseph Colban.