En ce moment

    09/03/2015

    Entre deux soirées, on est même tombés sur un acteur de Dikkenek

    Squatteurs, métalleux, teuffeurs : Le Paris alternatif a déménagé à Goa

    Par Louis Boquery

    Teuffeur, rockeur chevelu ou ouvreur de squats, ils se sont expatriés à Goa (Inde), le paradis perdu des hippies. Mais pour profiter des teufs et du poisson grillé, mieux vaut y créer sa petite entreprise.

    Vincent Chale ne cache pas sa déception. « Goa ne mérite pas du tout son surnom de paradis de la trance ! Les teufs sont très dures à organiser. Il y a beaucoup de bakchichs à lâcher aux flics locaux, on doit couper le son à deux heures du matin… Et puis la drogue est chère et de moyenne qualité. » Venu de Suisse, ce DJ « trance psychédélique » n’a pas pu trouver beaucoup de dates depuis son arrivée, il y a deux mois, à Arambol, un village ambiance baba-cool du Nord de Goa. Lorsque je le rencontre, il traîne une bière à la main et me propose tout de suite de causer.

    « Je mixe depuis 15 ans, et Goa n’est pas à la hauteur par rapport à l’Amérique du Sud. »

    Goa surprend – ou déçoit, c’est selon – forcément ses visiteurs. Car ce petit Etat de la côte Ouest de l’Inde (à peine la moitié de la Corse), traîne avec lui son lot de mythes. Dans les années 60, les hippies du monde entier – dont pas mal de Français – viennent squatter ses 101 km de plages paradisiaques et s’installent dans des villages de pêcheurs aux petites bicoques multicolores. Acide, yoga et rock psychédélique sont de rigueur dans ce paradis perdu qui affiche 32 degrés au thermomètre quasiment toute l’année. A partir de 1990, c’est la culture techno qui y creuse son trou : Goa est considéré comme le lieu de naissance de la « trance Goa », elle-même ancêtre de la trance « psychédélique » qui sévit dans les festivals et les clubs électro alternatifs européens, comme le Glazart à Paris ou le Hadra festival.

    Russian bashing

    Mais Goa, c’est aujourd’hui l’état le plus riche d’un sous-continent émergent, avec une classe moyenne florissante qui veut elle aussi sa part de plages. Notamment des cohortes de Russes pas toujours baba-cools qui viennent fuir le froid slave et se saouler à bas coût de décembre à avril. Du pain béni pour les locaux qui vivent, en grande partie, du tourisme. Mais pas pour les babs primo-arrivants, qui voient leur zone d’influence se réduire chaque année et l’âge d’or de Goa entrer dans les livres d’histoire. « J’avais booké ma maison habituelle pour la saison, témoigne Lisa, une jongleuse et danseuse anglaise. Les Russes sont arrivés sur place et ont proposé le double du prix au proprio. » Ce dernier n’a pas résisté à l’appât du gain… et Lisa cherche un autre toit.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/guy_staumont_a_droite.jpg

    Guy (à droite), l'acteur de Dikkenek se la kiff à Goa. / Crédits : Côme Bastin

    Sirotant un mojito, Guy Staumont s’adonne, lui aussi, au russian-bashing, en attendant que la goutte de LSD glissée dans son cocktail lui fasse de l’effet. « C’est un peu le cancer de Goa », me glisse-t-il à mots couverts. Sous le toit végétal d’un beach shack (sorte de cabane-bar) de la plage de Morjim, il se lâche :

    « Ils ont amené leurs putes et leur non-respect. Pas tous, mais quand même une grosse partie…Ils font monter les prix, bétonner la côte, c’est en train de devenir un nouveau Saint-Tropez. »

    Coup de bol pour Guy et ses compères : avec la guerre en Ukraine et la dévaluation du rouble consécutive aux sanctions infligées à Poutine par les Occidentaux, peu de Russes ont eu les moyens de venir cette année. C’est l’effet papillon : « 50 % de Russes en moins, c’est énorme. Les gros promoteurs vont enfin arrêter de couper la jungle pour faire des buildings », se réjouit Guy.

    Bruxelles – Ibiza – Naxos – Goa

    Cet acteur belge bien bâti, aux cheveux blonds et à la voix rocailleuse, vous l’avez peut-être déjà vu dans Dikkenek ou Go Fast. Ça fait 35 ans qu’il migre de spots hippies en spots hippies, à mesure que ceux-ci se font rattraper par le tourisme de masse. « À la fin des années 70, j’étais à Ibiza, j’y passais trois mois par an et je coupais les cheveux sur la plage pour bouffer. » Jusqu’à ce qu’Ibiza devienne commercial. « Alors j’ai bougé sur l’île grecque de Naxos. C’était vraiment une île de hippies : on faisait des maisons en bambou, on bouffait pour 2 balles 50, on écoutait nos radio cassettes sur la plage. » Et puis comme partout, « c’est devenu touristique, les hôtels sont sortis de terre et les hippies ont jarté ».

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/plage_darambol.jpg

    La plage paradisiaque d'Arambol. / Crédits : Côme Bastin

    Après un court passage en Corse, c’est finalement à Goa que Guy a choisi de poser ses valises, il y a 7 ans. Et cette fois, c’est du sérieux. « Je me sens très, très bien ici » confie Guy, qui, à 60 balais, envisage d’y finir ses jours. Fini les cabanes en bois : le belge a monté un salon de coiffure rock’n roll, « Le Studio », à cinq minutes en Vespa de là. Une marque déposée pour éviter les tracas de l’administration indienne. Guy coupe des tignasses 5 jours par semaine dans un cadre hippie-chic et gagne de quoi rester sur place huit mois par an, retournant au plat pays natal une fois la mousson venue.

    Où l’on tombe sur un ancien Watcha reconverti en DJ

    Quelques mojitos plus tard, notre discussion est interrompue par le son techno/minimal qui pulse sous la grande hutte du « Rock Water Resort ». C’est l’heure pour Manu Ferrantini, un DJ local, de s’emparer des platines. Une vingtaine de personnes arrive depuis la plage et le bar et commencent à danser au soleil. Tout le monde semble se connaître. Un Indien trimballe un plateau rempli de poudres roses, vertes et bleues dont chacun se tartine allègrement le visage. Je passe rapidement à la casserole. « Les teufs de Manu, c’est les meilleures ! » s’enthousiasme Guy sur le dancefloor. L’ambiance est bon enfant.

    Live Watcha : La rumeur

    Manu, vous le connaissez peut-être aussi. Il fut le guitariste du groupe de néo-métal Watcha, de 1994 à sa dissolution en 2008. On échange entre deux passages de vinyles et j’apprends qu’avant cette période parisienne, l’homme a grandi à Goa dans les années 70. Ses parents – hippies cela va sans dire – venaient régulièrement y passer plusieurs mois. De cette période, il ne garde que des souvenirs confus. Assez cependant pour le pousser, en 2000, à revenir en Inde sur les traces de son histoire familiale. C’est le coup de foudre, il y reviendra tous les hivers :

    « Tu t’habitues très vite à vivre ici, à la roots, en mangeant du poisson grillé ! »

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/teuf_manu_avec_guy_staumont_au_premier_plan.jpg

    L'ex-guitariste du groupe de néo-métal Watcha est aux platines. / Crédits : Côme Bastin

    À la mort de Watcha, Manu passe à la musique électronique et installe son studio dans une maison perdue dans la jungle. Il gagne sa croûte en écumant les clubs de la côte goanaise, des plus modestes – genre paillotte plantée dans le sable – aux plus chics – hôtels de luxes perchés à flanc de falaise. Les nouveaux venus, ça ne le dérange pas :

    « Les vagues d’immigration, c’est l’âme de Goa. Il y a eu les colons portugais, qui ont fait des enfants avec les familles locales. Puis les hippies, comme mes parents, qui ont construit des relations avec les habitants, bien au-delà du tourisme. Pourquoi aujourd’hui, on irait râler parce que d’autres veulent en profiter ? »

    Babos, ascendant entrepreneurs

    Si l’époque où hippies et fans de trance se partageaient seuls les plages est bien enterrée, une nouvelle page s’ouvre pour l’histoire de Goa, et bon nombre de Français veulent continuer à l’écrire. Alors que la soirée bat son plein, je rencontre Johanna, une amie de Manu qui a hanté les raves en France, travaillé comme graphiste pour le club Folies Pigalle, ou participé au lancement du « Cirque électrique » de la porte des Lilas à Paris. Elle ne s’embarrasse pas non plus des changements sociologiques et économiques en cours.

    Au contraire. Avec une Indienne de Calcutta, elle a investi ses économies pour lancer WhatsupGoa, un site web qui recense toutes les soirées, les restos et les spas de la région. « J’ai senti qu’il manquait une plateforme pour rapprocher les touristes et les établissements, parfois difficiles à trouver car ils n’ont pas d’adresses ou de numéros de téléphone », explique l’entrepreneuse, qui table sur une demande croissante portée par les Indiens et … les Russes ! Son business plan : proposer des abonnements aux établissements pour leur donner plus de visibilité sur le site. Et ca fonctionne. Johanna a déjà réservé les noms de domaines whatsupdelhi, whatsupbombay et whatsupbangalore. « Au cas où ». Pas folle la startupeuse.

    Quant à la scène électro à Goa, Johanna est optimiste :

    « La musique change, les lieux changent, ça drive de plus en plus de monde, avec des styles plus actuels. Et puis, pour les amateurs de trance psychédélique il reste la “Shiva Valley”, une grosse rave qui se tient tous les mardis soirs sur la plage d’Anjuna jusqu’à l’aube. »

    Le rendez-vous est pris pour le lendemain.

    Des squats parisiens aux domestiques népalais

    Avant de remonter sur mon scooter, je croise Romain Loustau, un autre expatrié qui m’invite à passer chez lui. Affalé sur un rocking-chair dans un pyjama trop ample, sous le toit-terrasse de sa villa portugaise, Romain tient du navigateur français en villégiature dans un comptoir des Indes. Fresque renforcée par un domestique népalais qui vient me proposer un tonic. Après avoir écumé les milieux de la musique, du théâtre et des squats de la capitale, et « un peu galéré », il a découvert l’Inde et fait de cette villa un lieu de résidence pour artistes et touristes. Comptez entre 2.500 et 6.000 roupies (30 et 70 euros) pour la nuit – à réserver sur Airbnb. Une sacrée somme pour le coin. Pour les artistes en résidence, c’est beaucoup moins cher : 210 euros par mois pour une chambre et un atelier.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/romain_loustau_dans_sa_villa.jpg

    Comptez entre 2.500 et 6.000 roupies pour crécher dans la villa de Romain. / Crédits : Côme Bastin

    Les néo-babs seraient-ils des néo-colonialistes comme les autres ?

    « Certes, on ramène ce qu’il peut y avoir d’un peu arrogant dans la culture parisienne. Mais c’est sans violence ni provoc, parce qu’on est dans une autre société. »

    Et puis surtout, le cliché de Goa ghetto occidental ne correspond plus vraiment à la réalité car beaucoup d’Indiens s’y installent aussi :

    « On voit beaucoup de gens de Bombay, de Bangalore ou de Delhi parce que les loyers sont trop chers en ville, ou qu’ils commencent une vie de famille. Il y a une vraie vie locale portée par des artistes, des entrepreneurs, d’anciens citadins. »

    Comme pour appuyer son propos, une artiste indienne débarque sur le perron avec son bébé. Un autre artiste plasticien-performer de retour de la biennale de Cochin, nous invite à piquer une tête dans la piscine de la villa d’à côté. L’aprèm’ s’écoule tranquillement.

    Baba-chic

    Quelques jours plus tard, le « Chronicle » organise sa soirée sur la plage un peu huppée de Vagator. Le club est un enfilade de dancefloors, de bar lounges et restaurants, sur trois niveaux et à ciel ouvert. Manu ouvre le bal avec un concert de space rock évoquant les années 70. Romain s’enfile des shots de « tequila au curry ». Nikhil l’artiste, m’invite à boire un mojito… dont le cours est aligné sur Paris. J’observe Johanna en train de réseauter.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/hippies_de_la_premiere_heure.jpg

    Les hippies de la première heure. / Crédits : Côme Bastin

    Plus tôt dans la journée, j’avais fait la connaissance de Sulochana, une journaliste locale qui milite contre les nuisances sonores dans les zones protégées de Goa. « Cela perturbe le cycle de reproduction de tortues en voies de disparition », m’a-t-elle expliqué. J’y repense alors que la soirée bat son plein… et puis j’oublie. On est tous le Russe de quelqu’un d’autre !

    Demain mon vol est à 10 heures. Un vent chaud se lève dans la nuit. « Tu viens à l’after ? », me demande la jolie fille avec qui j’échange. Je ne sais pas si les tortues cautionneraient, mais la prochaine fois, je penserai à prendre un aller simple.

    Le journalisme de qualité coûte cher. Nous avons besoin de vous.

    Nous pensons que l’information doit être accessible à chacun, quel que soient ses moyens. C’est pourquoi StreetPress est et restera gratuit. Mais produire une information de qualité prend du temps et coûte cher. StreetPress, c'est une équipe de 13 journalistes permanents, auxquels s'ajoute plusieurs dizaines de pigistes, photographes et illustrateurs.
    Soutenez StreetPress, faites un don à partir de 1 euro 💪🙏

    Je soutiens StreetPress  
    mode payements

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER