En ce moment

    15/04/2015

    Ses combines, son bunker souterrain, les accros à l’Amigo dont elle finance la désintox

    Pour découvrir les secrets de la Française des jeux, grattez-ici

    Par Kiblind

    De la « loi de la pauvreté » qui dit que plus on est pauvre, plus on joue, aux tickets forcément perdants ou aux milliers d’euros dépensés pour désintoxiquer des joueurs accros, la Française des Jeux a ses petits secrets. Le magazine Kiblind a gratté.

    « Il y a quelques jours, à l’ouverture, un jeune débarque et gratte un €ash. Vous savez quoi ? il est tombé sur le 10 000 euros ! ». A la lisière de la Goutte d’Or, à Paris, le bar-tabac La Française porte très bien son nom, dans un décor aussi banal que magique. Marguerite tient la caisse, Jean-Claude, « le patron », tient le rosé, devant tous les passagers en transit, le temps d’un ballon ou d’un Parions Sport.

    Marguerite, tout en pointant du doigt la prochaine date de l’Euromillions, s’emballe :

    « Ce soir, il y a Arsenal-Monaco : ça va jouer ! Les jours de matches ou de gros tirages, on a plus de 1 000 clients par jour »

    « Ça fait au moins un client par minute », calcule mystérieusement son mari, dont les yeux ne traduisent pas forcément le jackpot, mais plutôt un sempiternel air du type « c’était-mieux-avant ».

    Si chaque revendeur de la FDJ est commissionné sur les ventes, à hauteur de 5 %, les temps changent, même dans les endroits immuables : il y a quelques années, des clients passaient encore leurs journées devant le Rapido et écrasaient les mégots sous leurs pieds.

    Plus t’es pauvre, plus tu joues

    Des bars La Française comme celui-ci, tout le territoire en connaît et la FDJ leur doit une large partie de son succès, depuis que Louis XVI s’appuya sur un réseau de 700 buralistes pour relancer, en 1776, la Loterie Royale. Aujourd’hui, elle peut compter sur un réseau de 34.000 points de vente, dans lesquels se croisent 26 millions de joueurs réguliers. Un Français en âge de pratiquer sur 2 dépense entre 4 et 8 euros chaque semaine, dans les tirages, les grattages ou les paris. Et si le nombre d’adeptes a baissé, le chiffre d’affaires de la FDJ a doublé en moins de vingt ans, en raison notamment du succès des tickets à gratter (depuis 1989). Ces dernières années, l’opérateur poursuit sa vitesse de croisière, dépassant 5 % de croissance annuelle, manifestement bien aidé par la crise.

    « Il y a de nombreux facteurs de jeux, commente Jean-Pierre Martignoni, sociologue du gambling (jeux d’argent), mais l’espérance ludique est commune à tous, renforcée probablement pendant les temps difficiles ».

    Certains vont même plus loin, évoquant la « théorie de la pauvreté » : plusieurs études montrent en effet que la baisse des revenus est étroitement corrélée à la consommation croissante de jeux d’argent.

    100.000 euros la minute

    Retour à La Française. Une jeune femme, qui jure un peu dans l’ambiance, valide enfin sa combinaison. « Tout est dans la machine », se contente Marguerite, sans forcément savoir que son geste machinal va s’inscrire dans un flux titanesque.


    Vidéo – Le nouveau spot Loto

    En 2008, la FDJ ouvre un nouveau centre informatique à Vitrolles, qui enregistre et contrôle toutes les mises. Plus de 300 ingénieurs et techniciens y travaillent, confinés dans un espace bunkerisé, ultra-protégé contre le feu, les catastrophes naturelles et, bien sûr, les intrus. A plusieurs mètres sous terre, la FDJ y a notamment installé ses salles de surveillance et le premier réseau ADSL de France, capable de supporter 4 milliards de transactions informatiques à l’année ; chaque minute, plus de 100.000 euros transitent ainsi dans le data center.

    Le centre de Vitrolles n’est pas seulement un fantasme pour les ingénieurs réseau : il accueille également d’autres services, notamment la réplique d’un bar-tabac, grandeur nature, pour former les buralistes, ainsi qu’un « studio » destiné à l’accueil et à l’information des gagnants. A Boulogne-Billancourt, au siège national de la FDJ, la maison a pignon sur rue, mais le service communication semble aussi difficile à franchir que la forteresse provençale. Ici aussi, les joueurs viennent retirer les gros lots pendant qu’une petite mécanique bien huilée se renouvelle, trois fois par semaine, pour le tirage du loto : séance de répétition avec de fausses boules, contrôle des vraies, une à une, par l’huissier de service, arrivée d’Estelle Denis ou d’un autre lampiste, puisé chez le voisin TF1…

    Le quartier général abrite également les équipes de conception, composées notamment de créatifs rompus aux couleurs flashy et à l’illusionnisme du gain instantané. Il faut 8 mois, en moyenne, pour développer un nouveau jeu de grattage, sachant que la FDJ invente une douzaine de concepts chaque année, toutes catégories confondues. « En dehors des tirages et des paris, 26 jeux sont actuellement sur le marché, rappelle Jean-Pierre Martignoni, pour tous les publics, tous les moyens et tous les gains (de 1 euro à 1 million). C’est la preuve d’un marketing forcené, mais aussi de la volatilité du public, souvent rattrapé à coup de nouveautés… »

    Tickets perdants


    Vidéo – Robert Riblet dénonce sur France 4

    « Les jeux de grattage sont un scandale d’Etat, affirme Robert Riblet ». Depuis plus de 10 ans, cet ancien chef d’entreprise mène un combat tonitruant, judiciaire et médiatique, contre la FDJ, accusée de manipuler la chance.

    Tout a commencé justement par hasard, dans un bar-tabac de l’Aisne, où il observe, en 2001, un petit manège : un habitué des lieux achète un carnet entier de tickets, qu’il gratte un à un, jusqu’à obtenir un bon lot ; le buraliste range alors le reste du livret et le remplace par un autre… Surpris, Robert Riblet avertit la FDJ, mais n’obtient pas de réponse, ce qui le pousse à mener l’enquête. Après avoir épluché plus de 30.000 tickets, dans 1.500 points de vente, il découvre et condamne le système des livrets :

    « Les tickets ne sont pas répartis au hasard, mais par livrets de 50. Dans trois livrets sur quatre, il n’existe qu’un gros lot, supérieur ou égal à 20 euros ».

    La FDJ serait ainsi coupable de vendre sciemment une large part de tickets perdants. Selon le plaignant, c’est la porte ouverte à un ensemble de dérives, car la pratique serait également connue des buralistes :

    « Il n’y a plus d’égalité des chances au grattage, car les clients privilégiés peuvent être dissuadés de jouer par le buraliste, alors que les autres sont quasiment assurés de perdre ».

    Pire : si le « gros lot » n’est pas tombé, les revendeurs peuvent être tentés d’acheter, eux-mêmes, le reste du livret. L’accusation est forte, le ton aussi, mais après plusieurs années de procédure, sa plainte est rejetée en 2013 ; Riblet se voit même condamné pour diffamation à une amende de 10.000 euros, qui ne le met pas pour autant en sourdine : « C’est seulement le début… ». Le retraité trouve un écho auprès de Gérard Colé, l’un de ses anciens PDG. Début 2014, ce dernier confirme en effet ses soupçons. Le préjudice serait immense, du moins jusqu’en 2006, lorsque l’opérateur a changé son règlement et précisé, au dos de ses tickets, que « certains lots ont peut-être déjà été remportés ».

    €ash

    Rapido, l’ancienne star des PMU unnamed.jpg

    Pendant ce temps, les Français continuent de gratter. Avec un engouement massif pour €ash, lancé en 2009, dont les attributs, inspirés des jeux de grattage américains, génèrent une véritable machine à sous : plus de 400 millions d’exemplaires sont vendus chaque année, représentant déjà 15 % du chiffre d’affaires de la FDJ. Pourtant l’opérateur communique assez peu dessus.

    Ce phénomène rejoint l’épisode du Rapido, remplacé en 2010 par une formule réputée plus sympathique : l’Amigo. Au plus fort de son succès, malgré une publicité quasi-inexistante, le jeu de tirage, « à très haute fréquence » (tous les 150 secondes), alimenta le quart des recettes de la FDJ. A l’image de €ash, il rappelle que la force des jeux repose avant tout sur la consommation de proximité ; bien avant la TV…

    « Rapido, ce fut surtout une catastrophe », explique Armelle Achour, fondatrice de l’association SOS Joueurs. Cette psychologue a créé cette structure d’aide en 1990, après avoir découvert qu’un de ses proches était dépendant au jeu : « Je me suis rapidement rendu compte qu’il n’était pas le seul ». Selon l’Office Français des Drogues et des Toxicomanies, 600.000 joueurs seraient actuellement concernés, dont 200.000 cas pathologiques, généralement victimes d’autres types d’addictions.

    L’Amigo, plus « amical », remplace le Rapido

    L’association est financée exclusivement par les opérateurs, dont la FDJ qui reste le premier « pourvoyeur » de joueurs dépendants. « 57 % des demandeurs d’aide en sont clients, même s’ils sont souvent addicts à d’autres jeux d’argent, comme les courses hippiques ou les machines à sous. Au temps du Rapido, les chiffres étaient impressionnants, mais il y a eu une réelle prise de conscience des acteurs, en particulier depuis l’ouverture du marché : quitte à le faire fructifier, autant le faire de manière responsable, car le risque à terme est aussi de perdre les clients… ».

    Ainsi, l’Amigo est devenu beaucoup plus amical que son grand frère : avec un tirage tous les 5 minutes, ponctué de messages de prévention, la nouvelle formule a été élaborée en associant des joueurs et des experts de l’addiction.

    Plus largement, la FDJ ne lésine pas sur les moyens pour promouvoir le « jeu responsable » qui se retrouve aujourd’hui dans l’ensemble de sa communication, les points de vente (avertissements, tests de dépendance) ou les structures thérapeutiques qu’elle finance… « Je ne suis pas convaincu qu’elles soient très efficaces, relativise Jean-Pierre Martignoni, mais surtout, le conflit d’intérêt est patent ! » Au-delà de l’aspect clinique, en effet, les opérateurs de jeux seraient surtout naturellement sujets à la schizophrénie sociale et commerciale. Finalement, c’est un peu comme si Marlboro prenait une agence de com’ pour expliquer qu’un cowboy à cheval offre le même « souffle de liberté » que deux anciens dealers à moto…

    Le journalisme de qualité coûte cher. Nous avons besoin de vous.

    Nous pensons que l’information doit être accessible à chacun, quel que soient ses moyens. C’est pourquoi StreetPress est et restera gratuit. Mais produire une information de qualité prend du temps et coûte cher. StreetPress, c'est une équipe de 13 journalistes permanents, auxquels s'ajoute plusieurs dizaines de pigistes, photographes et illustrateurs.
    Soutenez StreetPress, faites un don à partir de 1 euro 💪🙏

    Je soutiens StreetPress  
    mode payements

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER