« Vous êtes la toute première personne à qui j’en parle. » Assis au fond d’un café du 11e arrondissement parisien, Jean-Pierre° s’amuse de cette situation inédite, le sourire en coin : « c’est limite une séance de psy pour moi cette interview ! » Comment c’est d’avoir une sexualité bi ou gay quand on est socialement hétéro ? Jean-Pierre, regard timide et bouille sympathique, parle bas, dans un souffle à peine audible. C’est qu’il n’a pas envie que les oreilles curieuses des serveurs arrivent à intercepter le thème de la conversation du jour. Oui, à 47 ans, il est en couple avec une femme. Et il couche aussi avec des hommes. Sans que personne ne soit au courant. Pour le contacter, il aura fallu passer par une connaissance commune, un de ses amants irréguliers. Faire attention à ne lui écrire des textos que durant les heures de bureau. Trouver, à sa demande, un café « où il n’y aura pas trop de monde ». Jean-Pierre n’est pas complètement paniqué non plus mais, c’est sûr, il n’a pas l’habitude de parler de ses coucheries extra-conjugales (« sauf avec les premiers concernés », pouffe-t-il).
Double vie
Ce Parisien a une « vie classique de cadre sup’ bourgeois ». Il rencontre « la bonne » à la fac, se marie, fait des enfants. Divorce après 12 ans d’une union heureuse mais tombée dans la routine. Bref, un scénario banal qui donne plus envie de bailler d’ennui que d’en tirer un film. A 35 ans, alors qu’il a une nouvelle compagne, il est soudainement troublé. Un soir, chez des amis, le couple se retrouve dans un pavillon de banlieue où « ça baise à l’étage ». Ils passent un œil. Se laissent tenter et invitent un homme à se joindre à eux. « Lui et moi, on ne s’est pas touchés, raconte Jean-Pierre. C’était vraiment le truc classique des films de cul hétéros, les deux occupés par la fille. Mais j’ai été extrêmement troublé par la scène et la bite du mec ne m’a pas laissé indifférent. » Surprise, surprise…
Alors qu’il est à nouveau célibataire, Jean-Pierre décide de s’inscrire sur un site pour les hétéros échangistes, dans l’idée de reproduire avec un couple ce petit trio qui lui a tant plu. « Je tombais quasiment toujours sur des mecs seuls. Comme je ne trouvais pas de couples, j’ai fini par me dire “je n’ai qu’à tester”. Plutôt que de regarder des photos de mecs, autant voir ce que ça donne de toucher une bite.» Malgré un premier essai foireux (« on s’est retrouvés à poil direct, je suis sorti de là avec un sentiment de regret, en me disant “mais n’importe quoi !” »), il retente l’expérience. « Je pense que les mecs m’ont toujours un peu intéressé, mais sans que j’en sois vraiment conscient » analyse-t-il aujourd’hui sur le divan du bar parisien. Depuis 8 ans, il cumule une vie « rangée des voitures » et très joyeuse avec une troisième compagne et leurs enfants respectifs, et des plans cul gay.
« C’est mon jardin secret, j’aime vraiment le fait de compartimenter ma vie. »
« Compartimenter ». C’est également l’expression qu’utilise Gilles° , 50 ans, pour décrire sa situation. Ce cadre employé dans une boite d’informatique a poussé le concept a l’extrême, allant jusqu’à se créer une véritable double vie. Le week-end, il est ce bon père de famille lillois, marié depuis 25 ans à la « femme de sa vie » avec qui il a eu un garçon et une fille. La semaine, à Paris pour le travail, il a un quotidien tout ce qu’il y a de plus gay : Bar dans le Marais avec son groupe d’amis (« beaucoup d’anciens amants ») et plans cul trouvés sur des applis de drague.
Comment ça a commencé ? A l’adolescence il joue « à touche pipi » avec des amis, va chez un pote les mercredis aprem’ avec qui il se masturbe. Jeune adulte, il lui arrive de traîner dans un parc où il se laisse sucer par des inconnus. Les choses deviennent « plus sérieuses », selon son expression, après quelques années de mariage. « Ma femme n’était pas très sexuelle alors que, moi, j’ai toujours été très porté sur la chose. J’ai eu quelques maîtresses et puis j’ai fini par aller au plus facile : les mecs. » Une homosexualité opportuniste ? « Oui, mais c’est aussi parce que ça me plait. » Aujourd’hui, il est complètement accro à sa double vie. Contrairement à Jean-Pierre, il ne couche plus avec sa femme (« plus envie »). Mais il collectionne les amants de passage ou les partenaires plus réguliers.
Gilles trouve ses plans culs sur des applis de drague / Crédits : Bastien Chouët
« Quand je serai retraité, je m’organiserai pour avoir une double résidence, je ne sais pas comment je ferai mais je m’arrangerai. »
Autre génération, autre parcours. Mathieu° , un trentenaire originaire du Sud, a commencé à avoir des expériences avec des garçons il y a 10 ans. « Avec ma copine de l’époque, on sortait beaucoup dans le milieu gay, avec des amis. J’ai discuté avec elle du fait que les garçons pouvaient aussi m’attirer. Elle m’a répondu que je n’avais qu’à essayer ! Par contre, elle ne voulait être au courant de rien… Au final, ça a été un peu compliqué à gérer en termes de jalousie. » Avec sa copine suivante, il se marie, fait deux enfants, se tient à carreau pendant 3 ans. « Mais j’ai fini par la tromper, se remémore ce beau gosse à la barbe de trois jours. C’était moins passionné entre nous, je continuais à sortir avec mes amis gays dans les bars du Marais… Alors j’ai été tenté. » On le sent un peu penaud. « Là, j’avais vraiment l’impression de mentir à ma copine, j’étais mal. Et puis tu t’habitues… »
Des plans culs et parfois des histoires d’amour
Depuis, il a pris l’habitude de rencontrer des garçons lors de ses virées avec sa bande de potes gays, dans des bars ou lors de soirées chez des particuliers. « Par exemple, samedi dernier, j’étais à un anniversaire. Souvent, des amis d’amis me croisent à une fête puis m’ajoutent sur Facebook… » Il a aussi un profil (sans photo de son visage) sur des applis de rencontre gay.
Jean-Pierre, l’adepte des trios, utilise des sites homos, mais aussi des sites comme netechangisme.com, plutôt censé être hétéros, mais où « quand tu mets que tu es bi, tu récoltes tous les mecs. J’ai l’impression qu’une bonne partie des profils c’est des mecs seuls, et non des couples. Souvent tu tombes sur un homme qui te répond “madame est en stand by mais monsieur est dispo”. » Les coucheries, c’est souvent en journée, sur la pause du midi. « Ça peut être deux ou trois fois par semaine, ça dépend de mon taf, mais c’est quelque chose dont j’ai besoin. » Par contre, il ne fait jamais de resto avec ses conquêtes masculines : pour la romance, il a sa femme. Il plaisante :
« C’est comme un loisir. Je pourrais mettre en bas de mon cv “ hobby : plan cul bisexuel ”. »
Par chance pour lui, les hétéros ont plutôt la côte auprès de certains gays. « L’idée de faire changer de bord un hétéro, ça les amuse, il y a un côté challenge ». Il revoit certains de ses plans de manière régulière. « Par exemple, il y en a un qui va me dire de temps en temps “j’ai un pote qui va passer, je lui ai parlé de toi, je suis sûr que tu adorerais”. Alors, ok, j’arrive. Avec lui, c’est souvent des trios. »
Gilles fait aussi des plans cul. Mais depuis 18 ans, sur 25 années de mariage, notre Lillois à la vie parisienne très gay a également des amants. Des vrais, qu’il voit très souvent. Il y a d’abord eu Paul, avec qui il est resté pendant 13 ans, tout de même. Puis Sylvain, pendant 3 ans. Puis Eric. Puis Ludovic. Il fait des restos, passe la nuit chez son amant du moment ou l’invite dans sa garçonnière parisienne. Il s’autorise aussi à partir en vacances et prétend à sa femme qu’il est en séminaire.
« Tant que je ne tombe pas amoureux, je considère que ce n’est pas vraiment tromper. »
Il concède que madame ne verrait pas les choses de la même manière… Il fréquente aussi pas mal les sex-clubs. « Je suis accro au sexe, j’ai de gros besoins, se décrit-t-il, un peu fiérot. Par exemple à l’Impact, un bar de cruising du centre de Paris, il m’est arrivé de baiser dix culs dans la soirée. Tu prends du bon temps sans avoir besoin de passer par la case resto-ciné. »
Actif ou passif ?
C’est un point sur lequel ils sont tous unanimes: un des grands avantages à coucher avec des hommes c’est que le cul pour le cul est complètement assumé. « C’est vraiment facile, décrit Jean-Pierre. Ce qui me plaît chez les gays c’est que tu n’as pas la même relation avec le sexe, le cul et les sentiments sont vachement déconnectés. » Il se décrit comme actif, mais précise : « je commence à découvrir le reste ». Au départ, il ne se pose pas la question : il est actif, point barre. Et puis un de ses plans réguliers lui dit qu’il adore son cul, qu’il en a envie… Encore une fois, il se dit que ce serait dommage de ne pas tenter. « On a essayé et j’ai trouvé ça super. J’aime beaucoup l’idée de changer de rôle au cours du même rapport. Du coup, ça m’arrive de temps en temps. »
Gilles a aussi fini par se faire pénétrer. Ça a mis 8 ans. « Au début, j’en avais pas envie, ce n’était même pas la peine que mon amant essaie de me toucher ! Et puis, petit à petit, c’est arrivé naturellement, et je suis devenu un peu plus passif. » Aujourd’hui, pas de soucis, il assume (en tout cas auprès de ceux qui connaissent sa sexualité…). Et précise même qu’il est grand amateur de fist. En tant que fisté s’il vous plait, parce que « fisteur ça m’emmerde ». « A un moment, avec un de mes amants, on organisait même des soirées fist tous les 15 jours, où on invitait 4 ou 5 personnes. » Il en a parcouru du chemin depuis les premières fellations reçues à la va-vite dans le parc de sa ville d’origine. Il s’en amuse :
« On m’aurait dit il y a 20 ans “tu vas te prendre une main dans le cul”, je ne l’aurais jamais cru ! »
Garder le secret
Vie familiale classique mais sexualité gay. Alors, au final, comment s’identifie Gilles ? « Ni hétéro, ni gay. Depuis 20 ans j’ai une sexualité qui est devenue de plus en plus homo. Aujourd’hui, je dirais que je suis quand même plus homo qu’hétéro. » Mathieu, le trentenaire, se dit bi, car « un hétéro peut coucher une fois ou deux avec des garçons pour tester, mais il ne continue pas comme ça ».
Le week-end, Gilles est ce bon père de famille lillois, la semaine, il a un quotidien tout ce qu’il y a de plus gay / Crédits : Bastien Chouët
« Je dis que je suis un homme hétéro qui a fait une sortie de route, détaille Jean-Pierre. Mais, bon, la sortie de route, ça fait un moment qu’elle existe… Je dirais donc que je suis un hétéro qui est fortement bi dans sa sexualité. Mais je pense que je suis bien bi et pas juste homo. » C’est le grand ballet des étiquettes. Il manque visiblement des mots pour désigner ces situations à cheval entre des catégories que l’on croit trop souvent étanches. Des mots qui permettraient de décrire ces situations où l’orientation sexuelle ne correspond pas tout à fait – voire pas du tout – à l’identité sociale à laquelle chacun s’identifie.
Justement, une question nous démange sacrément : pourquoi ne pas faire correspondre cette identité sociale et leur orientation ? Pourquoi ne pas assumer sa sexualité au grand jour ? A cette interrogation, les trois répondent par la crainte de faire du mal à leurs proches. Extraits choisis. Gilles : « dire la vérité, ça pourrait potentiellement provoquer une catastrophe ». Mathieu : « ma compagne le prendrait très mal. Non seulement je l’ai trompée, mais en plus avec des mecs ». Jean-Pierre : « je n’ai pas envie de faire la peine à ceux que j’aime ». On les sent coincés. Jean-Pierre est cash :
« Je ne me vois pas franchir le pas socialement, je ne pourrais pas assumer par rapport à moi même. »
Et puis il y a le petit frisson de la clandestinité… « J’aime vraiment l’idée d’avoir ce secret, c’est un truc que je veux garder pour moi. »
Gilles évoque les blagues grasses sur l’homosexualité entendues au boulot (même si quelques collaborateurs très proches sont au courant de ses histoires). Il met en avant le fait que « ça ne regarde personne », car « il y a la part intime de chacun, qui ne se raconte pas ». Botte en touche : « je ne me définis pas par ma sexualité. Pourquoi être défini par le fait que j’aime les hommes et pas par le fait que j’aime le Muscadet ? ». Et promet que ce n’est pas un secret lourd à porter. Trois ou quatre fois, sa femme lui a demandé s’il était gay. Il a tout nié en bloc.
« Ma devise c’est : même la tête sur le billot, n’avoue jamais ».
Une fois, une seule, il a imaginé la quitter. A l’époque, il partage sa vie entre sa femme à Lille et son amant Paul à Paris. Il rencontre Sylvain, un gay en couple libre, dans un sauna. « Je suis tombé amoureux, le coup de foudre terrible, ça m’a vrillé la tête : je voulais qu’il quitte son mec, qu’on vive ensemble, qu’on se pacse. Alors qu’au fond je savais très bien que ça ne fonctionnerait pas, nous n’étions pas compatibles. Évidemment, il ne l’a jamais quitté. Ça a duré trois ans, j’étais désespéré, une histoire infernale. J’ai fini par partir. C’était trop douloureux quand je ne pouvais pas le voir. » Il considère que c’est la seule fois où il a réellement trompé sa femme. Parce qu’il était amoureux.
Est-ce qu’aujourd’hui il pourrait imaginer se marier avec un homme ? Il formule la possibilité suivante : « si j’avais 20 ans, j’épouserais peut être un mec ». Avant de compléter tout de suite : « mais j’en sais rien, en fait ». Il tient à sa femme. « On passe de très bons moments ensemble. On est raccord ; on a envie de faire les mêmes choses au même moment. » Il lance même : « être marié avec ma femme, c’est la plus belle chose qui me soit arrivée ».
Jean-Pierre ne se voit pas non plus quitter sa compagne pour un homme. « Ça ne me viendrait même pas à l’idée. Il me manquerait un truc, la féminité qu’une femme apporte, c’est quelque chose qui est important pour moi. Peut être que si j’avais assumé cette bisexualité plus tôt, s’il n’y avait pas ce risque de faire mal à quelqu’un, peut être que ça se serait passé différemment, que je serai plus épanoui. Mais là, j’ai plus l’âge de faire un coming out ! »
Assumer un couple avec un homme
Mathieu, le plus jeune, est celui qui en a le plus parlé autour de lui. Son patron le sait, comme une partie de ses amis. C’est aussi celui que ne ferme pas complètement la porte au fait de se mettre vraiment en couple avec un homme. Question de génération ? « Si ça devait ne pas marcher avec ma copine, pourquoi ne pas essayer avec un gars ? Je ne sais pas si je le dirais à ma famille, mais je suis à Paris, pas eux ; je pourrais faire ce que je veux. Si demain je rencontre un homme, je n’irais pas me prendre la tête, je pourrais assumer. »
Problème : pour l’instant il n’a pas l’impression de pouvoir trouver chaussure à son pied. « J’ai une vision du couple assez classique. Mais les gays que je côtoie n’ont pas les mêmes envies. Sur les sites, j’ai déjà essayé, pour voir, de dire aux mecs que je cherchais du sérieux. Malgré ça, ils s’axent systématiquement sur le cul, me demandent tout de suite si je suis passif ou actif, réclament des photos de ma queue… Avec les nanas, les choses se font bien plus naturellement, tu es dans la découverte, la séduction. »
Ce beau garçon est quand même conscient qu’il n’a probablement pas rencontré les bonnes personnes : comme les hétéros, tous les gays sont dans la nature, du sex-addict à l’amoureux transi. « Peut-être qu’inconsciemment, j’ai fait en sorte de ne trouver que des gars à qui je n’allais pas m’attacher. Pour faire ce que j’avais à faire, sans remettre en cause mon mariage. Pour être tranquille. » Même à l’heure du mariage pour tous, il n’est pas toujours facile de se projeter dans un couple de même sexe… Nos trois témoins ont tous du mal à s’imaginer officiellement avec un homme. Pourtant, une chose est sûre : aucun ne compte arrêter d’en fréquenter.
°Les prénoms ont été changés.
>> A lire aussi : “Dans les buissons des jardins gays du Louvre”:http://www.streetpress.com/sujet/89032-dans-les-buissons-des-jardins-gay-du-louvre
Face au péril, nous nous sommes levés. Entre le soir de la dissolution et le second tour des législatives, StreetPress a publié plus de 60 enquêtes. Nos révélations ont été reprises par la quasi-totalité des médias français et notre travail cité dans plusieurs grands journaux étrangers. Nous avons aussi été à l’initiative des deux grands rassemblements contre l’extrême droite, réunissant plus de 90.000 personnes sur la place de la République.
StreetPress, parce qu'il est rigoureux dans son travail et sur de ses valeurs, est un média utile. D’autres batailles nous attendent. Car le 7 juillet n’a pas été une victoire, simplement un sursis. Marine Le Pen et ses 142 députés préparent déjà le coup d’après. Nous aussi nous devons construire l’avenir.
Nous avons besoin de renforcer StreetPress et garantir son indépendance. Faites aujourd’hui un don mensuel, même modeste. Grâce à ces dons récurrents, nous pouvons nous projeter. C’est la condition pour avoir un impact démultiplié dans les mois à venir.
Ni l’adversité, ni les menaces ne nous feront reculer. Nous avons besoin de votre soutien pour avancer, anticiper, et nous préparer aux batailles à venir.
Je fais un don mensuel à StreetPress
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER