À Cambrai, là où je vis, les Gilets Jaunes se sont installés à la sortie de l’autoroute A2, un axe important pour cette ville de 83.600 habitants, permettant d’aller soit à Paris, soit à Bruxelles. Il s’agit d’une ville dynamique, malgré la fermeture de la base aérienne militaire de Cambrai-Épinoy en 2013. Contrairement à d’autres villes du département, Cambrai a gardé un tissu industriel important. Le site est occupé depuis trois semaines, 24h sur 24, 7 jours sur 7, par plusieurs équipes qui se relaient. Ils sont une dizaine en permanence.
J’y suis donc allé avec mes Doc Martens et mon bomber. Je me suis présenté, disant pourquoi j’étais là. L’accueil a été sympathique et bon enfant. Un lieutenant de la DGSI était là, discutant avec des gilets jaunes. Je m’étonne de sa présence :
« On a passé un deal avec lui. Comme on n’a pas l’autorisation d’être ici, on ne fait rien qui puisse nous nuire. En échange, il nous laisse tranquille et passe de temps à autre… regardez, il n’y a même pas de voiture de flic. »
C’est vrai, je n’en ai pas vu, contrairement à la présence de véhicules de la police ou de la gendarmerie sur d’autres ronds-points…
Ouvriers et cadres sup’ côte à côte
Les personnes présentes – une cinquantaine – m’ont parlé sans difficulté. Première surprise : toutes les catégories sociales y sont représentées. J’ai appris qu’il y avait une mère au foyer, des ouvriers, des chômeurs, des retraités, des cadres supérieurs, des fonctionnaires, des salariés du privé… Aucune hiérarchisation sociale n’est visible.
Leurs actions se divisent en deux grandes catégories : l’occupation du site et la mise en place de banderoles, panneaux et affiches d’une part. Et les opérations péages gratuits les weekends, d’autre part. Des gilets jaunes ouvrent les barrières, demandent les tickets et disent :
« Dites merci à Macron ! ».
Les weekends, la tension monte d’un cran. Parfois les routes permettant l’arrivée à ce rond-point sont barrées par les forces de l’ordre qui mettent en place des déviations. La nervosité est palpable, mais l’ambiance reste bon enfant et pacifique.
Très rapidement, j’ai cerné le fonctionnement du camp : peu de rôles précis, à l’exception de postes stratégiques, comme la collecte des soutiens financiers. Cette fonction est dévolue à une retraitée d’environ 75 ans, surnommée « Mamie » (ici tout le monde a un surnom, inscrit sur le devant du gilet).
Les gilets jaunes ont un soutien massif de la population, comme le montrent les coups de klaxon permanents de ceux qui entrent ou sortent de l’autoroute, en particulier des poids lourds. Certains donnent de la nourriture (des fruits, des gâteaux, etc.) ; d’autres de l’argent, parfois des sommes non négligeables. Une de mes interlocutrices, une mère au foyer, me dit qu’une fois une personne a voulu donner 50 euros, ce qui a été refusé. J’ai vu ainsi plusieurs dons de 20 euros à chaque fois. Au départ, les gilets les refusaient, puis voyant la pérennisation de leur installation, les ont accepté pour acheter du gaz pour faire fonctionner un barbecue ou acheter de la viande…
Pas de militantisme partisan
Ils fonctionnent de manière totalement horizontale. Tout le monde est accepté, à partir du moment où il n’y a pas de militantisme politique. D’après ce que j’ai compris, une militante de la France Insoumise en a fait les frais. Elle voulait orienter la mobilisation dans le sens du parti populiste de gauche. Elle a été exclue. Aux vues des propos des uns et des autres, il y a effectivement une diversité des positions allant de la gauche à la droite… J’ai aussi entendu quelques propos d’un racisme basique (sur les immigrés qui viennent se faire soigner en France…). Connaissant la banalisation de ces thématiques dans ma région – il ne faut pas oublier que l’extrême droite fait de très hauts scores à chaque élection dans les Hauts de France –, j’en ai profité pour demander s’ils agiraient de la même façon avec un militant d’extrême droite. La réponse fut rapide : oui. L’homme qui travaille visiblement dans le domaine médical me dit d’emblée :
« Ce n’est parce que des politiques viennent nous voir qu’on votera pour eux. On a vu un député et des maires, ça ne changera rien. »
Ce député, c’est Guy Bricout, député Divers droite de la XVIIIe circonscription du Nord, ancien maire de Caudry, une ville sinistrée économiquement qui vivait de l’industrie textile, un au sud de Cambrai. Là, il y a eu des accrochages entre gilets jaunes et forces de l’ordre, notamment le 24 novembre.
La démocratie parlementaire est en crise
S’ils rejettent bruyamment la démocratie représentative et le système parlementaire, ils proposent des solutions : avoir des élus qui ne soient ni parachutés, ni des professionnels de la politique déconnectés de la réalité ; avant d’être député ou sénateur, avoir été conseiller puis adjoint municipal, élu du Conseil général ou régional ; limiter son nombre de mandats et reprendre une activité professionnelle… Ce rejet a pour corollaire une défense de la démocratie directe, avec ses limites : si toutes les décisions sont prises en collectif, ils ont du mal à accepter d’être représentés. Sans représentant, comment discuter avec un responsable politique ? Lorsque je les ai mis devant cette contradiction, mes interlocuteurs ont reconnu qu’ils n’avaient pas trouvé de solution.
Bref, certains porte-voix se sont auto-désignés… Cela ouvre la porte à certaines dérives, en particulier radicales : on voit sur Facebook des personnes aux discours des plus radicaux – pour ne pas dire racistes – se présenter comme des représentants du mouvement. Mais dans quelle mesure le sont-ils réellement ? On voit d’ailleurs apparaître des positions divergentes au sein des gilets jaunes.
Quoi qu’il en soit, ce mouvement est le symptôme d’une crise de la démocratie parlementaire française. L’augmentation du prix du gasoil n’en a été que le détonateur. Une crise profonde, qui vient de loin, qui s’exprime par une colère sourde, et a parfois du mal à s’exprimer clairement. Malgré tout, un élément revient tout le temps. Quasiment toutes les personnes avec qui j’ai pu discuter ont mis en avant l’impression d’être méprisées par les élites :
« Les hommes politiques veulent nos voix et ensuite tournent le dos à leurs promesses et nous pressurent. »
Ils brossent tous le portrait de l’homme politique cynique et opportuniste… La défiance est forte et ne disparaîtra pas rapidement, même si une solution est trouvée. Surtout, elle est à mettre en corrélation avec à la fois une abstention plus importante à chaque élection et un vote protestataire (qui, dans le cas du Rassemblement national est devenu un vote d’adhésion).
Les gilets jaunes ne gobent pas toutes les fake news
Ensuite, le mode de fonctionnement horizontal et la méfiance pour les médias permettent la diffusion de rumeurs au sein du mouvement. Toutefois, contrairement à ce que j’ai pu lire, les gilets jaunes n’avalent pas toutes les fake news et autre propagande de l’extrême droite. Une dame, ayant entendu ma profession, vient me voir et me dit :
« J’ai entendu que Macron avait donné l’ordre aux CRS de tirer sur la foule. C’est bien une rumeur ? C’est trop gros. »
Comme tout le monde, les gilets jaunes croient ce qui les confirme dans leur a priori. On a tous des biais cognitifs, comme on dit dans les milieux scientifiques, y compris chez ceux qui analysent ces biais cognitifs. Cependant, il ne faut pas se leurrer : il y a bien une perméabilité aux rumeurs et à la propagande/désinformation de groupes d’extrême droite, en particulier sur les réseaux sociaux. Enfin, plusieurs articles ont mis en évidence la présence de militants d’extrême droite dans le mouvement.
Un populisme radical sans leader
Durant mes échanges avec les uns et les autres, je vois un SDF qui circule dans le baraquement de fortune des gilets jaunes, picorant dans les plats mis sur ce qui sert de bar, demandant à boire dans le même mouvement. Aucune réaction hostile, au contraire, plutôt une indifférence bienveillante. Pourtant, la discussion avait évolué. J’avais entamé avec une cadre supérieure et un homme qui, semble-t-il, travaille dans une structure médicale, une conversation qui tournait autour de l’assistanat. Ils me disaient qu’il ne fallait pas qu’il y ait des personnes au chômage. Mais, s’il y en avait, en échange des allocations, elles devaient donner quelques heures de leur journée pour des activités citoyennes. Les positions tournaient aussi autour de la hausse du pouvoir d’achat, d’avoir un salaire décent pour vivre sans crédit, ni sans être à découvert la moitié du mois. Il y a clairement une volonté de plus de justice sociale et d’égalité, et surtout de moins de mépris de la part du personnel politique.
Il est donc difficile de soutenir l’idée que ce mouvement serait entièrement d’extrême droite ou qu’il relèverait du poujadisme. Il est trop protéiforme. On est plutôt face à un mouvement spontané, une forme de populisme sans leader, qui a surpris tout le monde et qui se pose en refus du pouvoir. En effet, l’absence de structuration précise et de désignation de représentants, l’apolitisme affiché et le rejet des partis, l’aspect populaire, pour ne pas dire plébéien, en fait une forme de populisme radical qui est très intéressant du point de vue de la science politique, mais aussi très inquiétant : ce mouvement, s’il ne se structure pas, pourrait dégénérer et pousser le gouvernement dans des retranchements autoritaires. Avec lui, on va vers l’inconnu : va-t-il pourrir ? Se radicaliser ? Va-t-il s’adoucir ? Et s’il se calme, le feu continuera-t-il de couver sous les cendres, jusqu’à la prochaine explosion ?
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